Par Emmanuel Rodríguez
«Réforme ou rupture», voilà sur quoi portait le débat au début de l’année 1976 [soit après la mort de Franco, le 20 novembre 1975, et la constitution du premier gouvernement sous responsabilité du roi Juan Carlos, début du processus appelé «de transition»]. Le franquisme parvenait à se rénover grâce à certains reptiles dont nous nous souvenons encore: Fraga [1], Areilza [2], Pío Cabanillas [3].
A gauche, surtout le Parti communiste d’Espagne (PCE), mais aussi un éventail de partis – plus exactement de petits partis [4] – luttaient pour briser le franquisme sans Franco au moyen d’un processus constituant qui apporterait la démocratie (une véritable) au pays. Quelques mois passèrent et il se produisit ce que nous connaissons déjà. La rupture se transforma en une «rupture négociée», oxymoron pour désigner une période où ce qui se passa réellement fut la réforme Suárez-Fernández Miranda [5].
Nous serions presque tentés de dire que l’histoire se répète, bien que les termes, les sujets et les conditions soient tellement différents que cette comparaison peut à peine aller au-delà de ces intuitions que provoquent les rêves légers. L’irruption de Ciudadanos a été semblable à une gifle pour ceux qui pensaient que la voie était libre pour la «rupture», que souhaitait représenter, en principe, Podemos. On pourrait dire que Ciudadanos était quelque chose de prévu. Après tout, UPyD [6] préparait depuis des années le terrain avec son langage de régénération et de transparence que seul le dégoût et l’antipathie générés par des personnages comme Rosa Díaz (ex-maire d’Estepona pour le Parti populaire, province de Malaga) conduisent à sa putréfaction avant de disparaître. Il suffisait donc de trouver un autre acteur et le pousser un peu pour qu’il occupe la niche politique qui avait déjà été aménagée. Il est inutile de dire que depuis plusieurs mois les partisans d’Albert Rivera [le dirigeant de Ciudadanos] se préparaient à sortir de Barcelone avec le même esprit qu’un groupe d’adolescents à la sortie des classes.
Avant de baisser la tête et de dire: «zut! On ne comptait pas sur Ciudadanos», il faut toutefois considérer quelque chose de plus. Podemos a été (est) beaucoup de choses. Mais, depuis le printemps et l’été 2014 [après son «succès» inattendu aux élections européennes de mai], après que fut connue l’avancée des intentions de vote pour cette formation – sondage après sondage – il s’est organisé autour d’une stratégie tellement audacieuse que l’on ne sait pas bien si elle ne peut être stoppée (en raison de son caractère brillant) ou si elle est hilarante (en raison de son ingénuité).
Lors de son succès initial, il y avait sans doute un peu des deux. Pour résumer beaucoup, Podemos a tenté de vaincre le régime – ou, pour le moins, les deux principaux partis [PP et PSOE] – là où il pensait être le plus fort: dans les médias (et les élections. Il comptait, pour cela, sur une condition de départ incroyable: le vide énorme qu’avait ouvert le 15M [mai 2011, soit le mouvement des indigné·e·s] et la vague de mobilisations qui suivirent.
Autour de cette stratégie s’est élaboré l’image et l’esprit d’un parti capable de se trouver au gouvernement, au moment où l’on dépréciait, et y compris boycottait, quelque chose d’aussi indispensable que la construction d’une organisation ample et démocratique, articulée autour d’un nombre suffisant de cadres politiques. En accord avec l’hypothèse d’un assaut unique, Podemos souhaitait être transversal à tel point qu’il pourrait recueillir le vote de tous les «indigné·e·s», des ceux de gauche et de droite, des professionnels et des chômeurs, des universitaires et des personnes n’ayant pas fait d’études supérieures, ceux qui sont bien payés et ceux qui sont précaires, les classes moyennes et les déclassés. Une prétention à «l’universalité» similaire à une publicité de Coca-Cola dont l’on se souviendra peut-être? Celle qui commençait, avec un accent de Buenos Aires, ainsi: «pour les gros, pour les maigres, pour les grands, pour les petits, pour ceux qui rient, pour ceux qui pleurent…»
A ce «Podemos pour tous» [la pub de Coca-Cola est intitulée «Coca-Cola pour tous»] s’ajoutait un récit moyennement ambigu autour du message portant sur le «changement», tellement «vide» qu’il pouvait être rempli par l’imagination et les préférences de chacun [7]. L’offensive, la radicalité et la fraîcheur du premier Podemos, qui fit que Pablo Iglesias atteint le 8% lors des élections européennes [et cinq député·e·s], se réduisirent ainsi à la répétition d’une attaque toujours moins efficace contre la «caste», la «corruption» et «l’électoralisme». La cerise sur le gâteau du projet était esthétique. Il se renforçait grâce à des chemises et des vêtements aussi blancs que la pureté de la «nouvelle politique» [autre thème de Podemos, qui affirme rompre avec la «vieille politique», y compris, dans une certaine mesure, avec des traditions de gauche…]. Heureusement, cette virginité si blanche a été abandonnée en vertu d’un sens évident du décor.
Il y a désormais peu de doutes que nous cheminions vers un système quadripartite [PP, PSOE, Ciudadanos et Podemos] qui s’offre à une grande variété de combinaisons. Avec ce scénario, il est improbable que Podemos obtienne une majorité suffisante en mai [élections municipales ainsi que dans certaines Communautés autonomes] ou en novembre [élections générales] le remporte haut la main sur le PSOE après le coup de Susana Díaz en Andalousie [8]. En d’autres termes, la stratégie d’atteindre le gouvernement d’un seul coup et, de là, appliquer un programme de transformation dont les contours ne se devinent pas bien peut être considérée comme un échec. Horreur? Débandade? Désenchantement? «On vous l’avait dit…»? Seulement si on insiste sur l’hypothèse initiale.
L’opportunité de la rupture réside principalement sur la manière dont on interprète la temporalité du cycle politique. S’il est bref, on peut déjà le considérer comme perdu de la même manière que pointent les signes de reprise économique [ce qui est peu évident…], la plus que prévisible fermeture de l’accès aux médias et l’émergence de Ciudadanos comme parti des gens de bien qui souhaitent continuer à l’être. Si l’on estime, cependant, que le vent arrière [9] qui a saisi Podemos, et en général tous les paris de changement, est quelque chose de plus qu’une turbulence passagère, le débat stratégique devrait alors nécessairement être différent.
Pour revenir au vieux Gramsci, Podemos peut encore servir de véhicule de rupture s’il se construit comme machine prête à la guerre de positions plutôt que pour une attaque éclaire contre une forteresse – celle du régime – disposant d’une plus grande capacité de résistance que prévu. Pour cela, il faudra sortir les autres Podemos qui, malgré la stratégie actuelle, se sont efforcés à résister au sein de Podemos.
De fait, les voix qui affirment à l’intérieur de la formation la nécessité de retrouver de la matière [divers éléments qui se solidifient mutuellement] et de l’agressivité dans le discours sont déjà nombreuses, en même temps qu’ils affirment l’urgence de l’ouverture et font appel à la disposition pour construire une organisation ayant une assise territoriale, sociale et technique suffisante pour affronter le défi d’un cycle politique tel qu’il est.
Pour le premier, il sera nécessaire de revenir au premier Podemos, celui qui su lire la crise et condenser les énoncés du 15M en un projet politique. C’était le Podemos de l’explosion du nombre de cercles que Pablo Iglesias représenta au cours du printemps et de l’été de 2014. Agilité, flexibilité du discours, ampleur du répertoire, c’est-à-dire une compétence politique et intellectuelle supérieure à celle de ses adversaires, poussèrent la formation à être le véhicule électoral de la rupture. Pour le second, la discussion, l’organisation et une capacité d’intervention réelle sur le terrain sont nécessaires, ce qui devrait obligatoirement conduire à une refondation radicale de Podemos; ou, ce qui revient au même, à miser en faveur d’un «parti organique», un parti-mouvement similaire à ce qu’a prétendu construire Syriza.
Sans vouloir tomber dans des comparaisons mécaniques, il y a quelque chose dans cette conjoncture qui ressemble beaucoup à celle des années 1970. Alors, le PCE était le parti par excellence de l’opposition au franquisme et le seul disposant d’un rapport réel avec la vague sociale et démocratique: les mouvements de quartiers qui luttaient pour une amélioration des logements, les luttes au sein des entreprises [par le biais des commissions ouvrières], les étudiant·e·s. En accord avec une lecture déterminée de la crise du franquisme, en 1975-1976, la direction carrilliste vieillissante [en référence à Santiago Carrillo, voir ici et ici] se décida en faveur de la responsabilité et de la modération. La menace de l’implication des militaires, la surveillance des Etats-Unis, la forteresse de l’Etat franquiste – disait-on – bloquaient une issue qui ne soit pas celle de l’accord.
Par un virage controversé, les communistes non seulement acceptèrent la monarchie et le drapeau, ainsi que le lui a reproché dans de fois la gauche dans sa critique de la Transition, mais quelque chose de bien plus important. Depuis les premiers mois de 1976, le PCE misa sur la démobilisation sociale, ajustant sa politique au rôle de garant de la Transition, de son bon cours. Cette année, elle licencia ses militants·e·s, liquida les cellules de fabrique et de secteur professionnel – à proprement parler la machine de mobilisation qu’était le PCE – et adopta un modèle organisationnel voué uniquement à la réalisation de campagnes électorales. S’inspirant du Parti communiste italien, le PCE espérait être le premier parti de la gauche espagnole et, en accord avec la nouvelle doctrine eurocommuniste, atteindre, à moyen terme, le gouvernement de l’Etat.
Les résultats de 1977 furent une déception. Un 10% significatif mais impuissant des électeurs donna son soutien aux communistes. Un PSOE qui faisait moins la fine bouche et plus disposé à exploiter le verbiage radical obtint 30% des voix. Plus qu’en toute autre période de l’histoire récente, le sort et la ruine postérieure de la gauche espagnole se jouèrent au cours de ces mois.
Aujourd’hui, les sondages électoraux donnent des marges plus amples que celles du PCE en 1977 ou en 1979 [à nouveau 10%], mais elles ne sont pas suffisantes pour gagner les élections. En termes historiques, le dilemme est étrangement familier: ou miser tout sur l’électoral, ou redéfinir complètement la stratégie autour d’objectifs plus complexes. Si l’on mise sur le second, il sera nécessaire de reconnaître que «gagner» dans un cycle politique de longue durée consiste à savoir construire des contre-pouvoirs – sociaux et institutionnels – capables de résister non seulement à l’émergence d’opération comme celle de Ciudadanos, mais aussi de soulever un espace politique nouveau. Un espace – radical démocratique? Néo-républicain? – qui, à moyen terme, sache s’articuler comme une alternative sociale et politique consistante à la mal nommée démocratie espagnole. Il est à craindre que le temps des raccourcis rapides et spectaculaires soit arrivé à son terme. (Publié le 14 avril sur le site du journal en ligne eldiaro.es dans la rubrique zone critique. Emanuel Rodríguez est historien, auteur, avec Isidro Lopez, de Fin de ciclo. Traduction A l’Encontre )
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Toutes les notes sont de la rédaction A l’Encontre
[1] Manuel Fraga Iribarne (1922-2012) était, entre 1962 et 1969, Ministre du tourisme et de l’information du régime franquiste. C’est l’un des fondateurs du Parti populaire. Il a été constamment réélu président de la Junte (gouvernement) de Galicie entre 1990 et 2007. Voir sur Fraga l’article publié sur ce site, ici.
[2] José María de Areilza (1909-1998), maire de Bilbao, entre 1937 et 1939, après la chute de la ville basque aux mains des troupes franquistes. Ministre des affaires étrangères dans le premier gouvernement constitué après la mort de Franco (décembre 1975-1976).
[3] Pío Cabanillas Gallas (1922-1991), sous secrétaire au ministère du tourisme et de l’information en 1974, puis Ministre de ce dicastère en 1974. Ministre de la culture et du bien-être d’Espagne en 1977-1979, puis de la Justice en 1981-1982.
[4] A la différence de nombreuses formations de la gauche (comme la LCR), de taille et d’implantation diverses, le PCE fut légalisé en avril 1977 et put participer aux élections générales de juin 1977 (lesquelles avaient une dimension «constituantes» puisqu’il n’y eut jamais convocation d’une Assemblée constituante et que les Cortes élues a cette occasion adoptèrent, en 1978, une nouvelle Constitution), les premières depuis 1936.
[5] Le PSOE et le PCE abandonnèrent leurs revendications en faveur d’un régime républicain, contre la monarchie de Juan Carlos de Bourbon «installée» par décision de Franco. Ils adoptèrent le drapeau jaune et rouge (contre le drapeau violet, jaune et rouge de la IIe République). Plus tard, le PSOE lutta en faveur du OUI lors du référendum pour le maintien de l’Espagne au sein de l’OTAN (en 1986, l’Espagne était membre depuis 1982 et le PSOE s’était alors opposé, au Parlement, à l’adhésion au Traité Atlantique) et refusa de mener une bataille contre la présence de bases américaines installées sur le territoire espagnol dans les années 1950.
La réforme Suárez-Fernández Miranda et la «rupture négociée» désignent deux moments principaux. Le premier est l’adoption, en novembre 1976, par les Cortes franquistes, de la «Loi pour la réforme politique» qui fut soumise à plébiscite le mois suivant (qui reçut 94% de voix favorables), qui ouvrit la voie à une réforme du régime franquiste. La seconde se matérialisa par les Accords de la Moncloa, signés en octobre 1977 entre le gouvernement, présidé par Adolfo Suárez, les associations patronales, divers partis (dont le PCE et le PSOE) ainsi que les syndicats CCOO (Commissions ouvrières, sous influence du PCE) et UGT (sous influence socialiste). Dans un contexte de forte inflation et de recherche d’un régime stable post-dictature (c’est-à-dire visant à restreindre la conflictualité sur les lieux de travail et à maintenir certaines structures franquistes), ces deux accords portaient sur des aspects politiques et économiques. Dans le premier domaine, des mesures adoptées portaient sur les libertés de la presse, de réunion, d’expression et d’association; certaines dispositions amélioraient le sort des prisonniers, la législation militaire était limitée; les délits de concubinage et d’adultère étaient levés, alors que celui de torture était créé; les structures de l’ancien parti unique, Movimiento Nacional, étaient démantelées. Quant aux mesures économiques, elles visaient à lutter contre l’inflation: liberté pour les employeurs de licencier jusqu’à 5% du personnel; droit d’association syndical; limitation des hausses de salaires à 22% (inflation prévue pour 1978); dévaluation de la peseta; mesures fiscales; etc. A ce sujet, lire cet article.
Adolfo Suárez González (1932-2014), ancien officiel franquiste (gouverneur civil de la province de Ségovie en 1968-1969, directeur de la radiotélévision en 1969-1973, dernier secrétaire général du parti unique), il fut à la tête des gouvernements successifs entre 1976 et 1981. Torcuato Fernández-Miranda Hevia (1915-1980), exerça plusieurs charges au sein des ministères de l’éducation et du travail avant de devenir Ministre-secrétaire général du Mouvement national (le parti unique) entre 1969 et 1974. Il fut président des Cortes entre 1975-1977, il rédigea la Loi pour la réforme politique.
[6] UpyD, Unión Progreso y Democracia, parti «de centre droit» fondé en 2007 par une ancienne eurodéputée du PSOE, Rosa Díaz. Il compte actuellement 5 parlementaires au niveau de l’Etat et 3 eurodéputés.
[7] Allusion subtile à un concept clé d’Ernesto Laclau, le «penseur» de la majorité du noyau de Podemos. L’auteur argentin, décédé en 2014, théorisait la constitution politique d’un «peuple» mobilisé autour de «signifiants vides». Voir ici le compte rendu, en français, de son livre La raison populiste. Ainsi que, en anglais et en espagnol, l’eulogie d’Ernesto Laclau par Íñigo Errejón, membre du Conseil de coordination de Podemos, où il est secrétaire politique responsable de la stratégie et des campagnes.
[8] Voir les réflexions au sujet des résultats des élections andalouses du 22 mars publiées sur ce site, ici par l’auteur de cet article, ici par Manuel Garí et ici par Jaime Pastor.
[9] En espagnol viento de cola, qui donne une nuance ironique intraduisible: la figure de Podemos, Pablo Iglesias, est souvent appelée de manière dépréciative la cola en raison de sa queue-de-cheval.
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