Personne ne peut nier le rôle historique qu’a eu un personnage comme Santiago Carrillo [décédé le 17 septembre 2012, à l’âge de 97 ans; Carrillo a été secrétaire général du Parti communiste espagnol (PCE) de 1960 à 1982] depuis les années 30 du siècle passé jusqu’à la consolidation de la démocratie. Ou, mieux dit, seul lui-même a été capable de le nier ou au moins de le relativiser pour ce qui a trait à des épisodes qui représentent les aspects clair-obscur de son histoire. Je vais raconter seulement une anecdote dont je fus le témoin. En octobre 2004, je coordonnais le Congrès d’histoire consacré à la transition [passage du franquisme à ladite démocratie] qui avait lieu à Valence dans le cadre des Premis Octubre qui s’organisent chaque année dans la ville des Jardins du Turia [lieu où se trouve la Cité des arts et des sciences]. Carrillo est venu pour parler de la politique du PCE durant la transition. Suite à la proposition de l’organisateur de cet événement, Eliseu Climent, nous mangeâmes ensemble avec sa femme. Nous étions relativement peu autour de la table – six ou sept personnes – quand sur l’initiative de Climent surgirent dans la discussion des thèmes conflictuels tels que les assassinats de Léon Trotski [21 août 1940] et d’Andreu Nin [20 juin 1937] ainsi que la répression contre le POUM [Parti ouvrier d’unification marxiste créé en 1935 et dont les membres furent brutalement réprimés dès mai 1937, entre autres sous la direction du chef stalinien de la police de Barcelone, Rodriguez Salas]. Carrillo a parlé de ses événements avec une totale tranquillité et un grand naturel, comme s’il avait été un strict spectateur de l’histoire qu’il racontait, sans manifester une quelconque implication personnelle. Néanmoins, il énonça une phrase qui me toucha très fortement: «Dans les années 30, aucun militant communiste à qui l’on aurait demandé d’assassiner Trotski se serait refusé à le faire.»
Certainement, depuis sa fonction de secrétaire général des Jeunesses socialistes dans les années 30 jusqu’à son abandon du poste de secrétaire général du PCE en 1982, pour terminer par son expulsion du parti en 1985, la trajectoire politique de Carrillo a été marquée par des événements conflictuels en relation avec une étape historique dominée par l’hégémonie du stalinisme au sein du communisme officiel et avec les mandats que Carrillo lui-même a assumés au cours d’une carrière très longue. Il serait trop long de détailler chacun d’eux. Mais d’un point de vue de gauche il est évident qu’au moment d’effectuer le bilan de sa biographie, nous ne pouvons oublier quelques-uns de ses actes les plus importants. Je suis conscient que le plus facile serait d’en rendre responsable le stalinisme en général. Mais il est impératif de ne pas oublier que le stalinisme n’aurait pas pu exister sans les staliniens et qu’au sein du stalinisme le militant de base n’avait pas le même rôle que le dirigeant ayant des fonctions de responsable.
Je ne veux pas nier pas que Carrillo passera à l’histoire – de fait il y a déjà passé – comme le dirigeant communiste qui a dirigé le PCE à une époque cruciale de l’histoire récente de l’Etat espagnol, dont la contribution fut fondamentale pour la consolidation de la démocratie: la transition qui suivit la mort de Franco. Mais, antérieurement, une étape a existé qui a aussi marqué l’histoire du mouvement ouvrier et celle même de l’Espagne. Il s’agit de la répression contre le POUM durant la guerre civile, des assassinats de Nin et de Trotski et de la politique de calomnie contre les mouvements communistes hétérodoxes qu’a développée le PCE durant de nombreuses années et qui font aussi partie de l’histoire [il faudrait y ajouter la répression contre le mouvement anarchiste, la CNT – réd.]. Certes, le virage «eurocommuniste» initié par Carrillo à partir des années 1960, en accord avec les Italiens (PCI), paraissait mettre un point final à cette histoire. Toutefois, c’est un paradoxe que durant les années de transition, en pleine montée de l’eurocommunisme, au moment même où étaient défendues les vertus de la démocratie parlementaire – «pas de dictature, ni celle du prolétariat», avait dit Carrillo –, il continuait à défendre la politique le PCE avait menée durant la guerre civile. Une politique – je veux le rappeler – qui se fit au nom de la défense de la République mais s’effectua de même par l’extermination des dissidents.
Il fallut arriver à l’effondrement de l’Union soviétique et à l’ouverture des archives russes pour que des preuves documentées puissent mettre les choses à leur place. Quelques militants communistes, dans ce contexte, ont entonné le mea culpa. Carrillo non. Le film documentaire Operacion Nikolai (1992) sur l’assassinat de Nin mit les choses à leur place. Mais il fallut arriver dans le XXIe siècle pour que les dits révisionnistes de droite puissent développer leurs thèses sur la guerre civile et pour qu’au sein de la gauche se développe de même un révisionnisme qui reprenait les mêmes idées du stalinisme des années 30 et 40. Et on arriva au point de lire dans certains ouvrages d’historiens réputés des justifications ayant trait à la persécution du POUM et aux assassinats mentionnés. Carrillo a abondé dans le sens de ces idées à l’occasion de ses interventions radiodiffusées récentes. Le stalinisme n’aurait-il pas été autant dépassé que certains d’entre nous le croyions?
Il existe un événement qui fait polémique: les assassinats à Paracuellos del Jarama [ville située à quelque 20 km de Madrid] durant la guerre civile [début novembre et début décembre 1936, plus de 2000 personnes opposées aux thèses républicaines ont été fusillées – réd.]. Carrillo a toujours nié son implication bien qu’il fût à la Direction générale de la sécurité de la junte de défense de Madrid. Quand, en décembre 2010, j’ai publié dans la Revista internacional de la Guerra Civil, que je dirige, l’article de Paul Preston [historien britannique spécialiste de l’Espagne contemporaine] sur les massacres de Paracuellos, dans lequel était souligné le rôle de Carrillo, le bruit médiatique fut énorme. Toutefois, Carrillo continua à tout nier.
Néanmoins, Carrilo – paradoxe de l’histoire – fut durant des années un des défenseurs les plus déterminés de l’actuelle monarchie et de la figure du roi [Juan Carlos]. Et sur cette question je ne veux pas oublier les reniements que dut faire le PCE dirigé par Carrillo durant la transition: le sacrifice d’une République tant regrettée, les valeurs républicaines, les principes de base comme le droit à l’autodétermination des peuples, qui avaient été défendus jusqu’à la veille. Enfin, il y a de nombreux aspects que, aujourd’hui, à l’occasion de la mort de Santiago Carrillo, beaucoup oublient. Mais il est impératif de les rappeler si nous voulons être objectifs et mettre le passif et l’actif dans les plateaux de la balance d’une trajectoire, qui indubitablement fait déjà partie de l’histoire. (Traduction A l’Encontre)
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Pelai Pagès est professeur à l’Universitat de Barcelona. Cet article a été publié dans le quotidien publico.es.
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