Entretien avec Francesca Albanese conduit par Owen Dowling
Le lundi 11 novembre, Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies, a donné une conférence à la SOAS (School of Oriental and African Studies, University of London). A cette occasion, Owen Dowling, pour le magazine Tribune, une publication socialiste et internationaliste de longue date en Grande-Bretagne, s’est entretenue avec elle. Nous publions ci-dessous la traduction de l’entretien publié le 13 novembre dans Tribune.
Merci beaucoup d’avoir accepté de parler à Tribune [1]. J’ai lu vos rapports de l’ONU «Anatomie d’un génocide» (mars 2024) et, plus récemment, «L’effacement colonial par le génocide» (octobre 2024). J’ai bien sûr assisté à votre conférence à la SOAS hier soir, durant laquelle vous avez expliqué que vous insistiez sur le concept de génocide parce que «la destruction que nous voyons en Palestine est exactement et précisément ce que fait le colonialisme de peuplement. C’est ce qu’est un génocide colonialiste.» Pourriez-vous développer l’argument que vous avez avancé, en termes de droit international, concernant les modalités selon lesquelles le génocide en cours en Palestine peut être conçu comme une entreprise coloniale?
Francesca Albanese: Tout d’abord, ce qui constitue un génocide n’est pas défini par des opinions ou des histoires individuelles ou par une comparaison avec ce qui s’est déroulé dans le passé, bien que le passé ait beaucoup à nous apprendre sur ce à quoi ressemble un génocide. Ce qui constitue un génocide d’un point de vue juridique est établi par l’article deux de la Convention sur le génocide. Il s’agit d’une série d’actes qui sont criminels en eux-mêmes, comme les actes de meurtre, les actes consistant à infliger une douleur physique ou mentale aiguë, la création de conditions de vie conduisant à la destruction d’un groupe, le transfert forcé d’enfants, l’empêchement de naissances. Il s’agit d’actes de génocide reconnus par la Convention sur le génocide [datant du 9 décembre 1948].
Pour qu’il y ait génocide, l’élément déterminant est l’intention de détruire un groupe – en tout ou en partie – par le truchement de l’un ou l’autre de ces actes. Il est possible, comme cela s’est produit en Australie ou au Canada, que le génocide soit mis en œuvre principalement, mais pas uniquement, par le transfert d’enfants, donc sans meurtre. Voici donc le premier problème: un certain nombre de personnes contestent le fait que le qualificatif «génocide» puisse être apposé à ce que fait Israël parce que ce dernier n’a tué que 45 000 personnes, comme si c’était normal, alors qu’il a détruit la totalité de Gaza.
Certains reconnaissent la brutalité de cette intervention et la défendent comme de la «légitime défense». Le fait est que cette destruction extrême, cette violation des règles fondamentales de protection des civils, des installations civiles et de la vie des civils en droit international, a été complètement anéantie par la logique israélienne selon laquelle tout le monde pouvait être tué, soit en tant que terroriste, soit en tant que «bouclier humain», soit en tant que dommage collatéral, et tout pouvait être détruit. Et c’est pourquoi, 402 jours plus tard, nous avons [l’enclave de] Gaza qui n’est plus vivable. Gaza est détruite. Si ce n’est pas un génocide manifeste, qu’est-ce que c’est d’autre?
Il faut aussi comprendre le contexte dans lequel ce génocide se déroule. C’est la raison pour laquelle j’ai rédigé ce dernier rapport [«Genocide as Colonial Erasure» – intitulé officiel de la version française: «L’effacement colonial par le génocide»]. Les actes consistant à tuer, à rendre la vie impossible, à déplacer de force les Palestiniens tout en les bombardant du nord au sud, de l’ouest à l’est, à les forcer à vivre dans les endroits les plus inhospitaliers de Gaza après avoir détruit tout ce qui pouvait leur permettre d’accéder à des moyens de subsistance, après les avoir privés d’eau, de nourriture, de médicaments, de carburant pendant plus d’un an – un an! – et après avoir arrêté arbitrairement, privé de liberté, torturé, violé des milliers de Palestiniens. Est-ce que nous percevons cette réalité?
Et le fait est que tout cela n’a pas commencé il y a seulement un an. Les Palestiniens sont opprimés, réprimés, maltraités, victimes d’abus, d’indignités, d’humiliations et de violations flagrantes du droit international depuis des décennies. Israël agit de la sorte dans le but de réaliser un «Grand Israël», un espace de souveraineté juive uniquemententre le fleuve et la mer. C’est pourquoi je dis qu’il s’agit d’un génocide qui n’est pas seulement mené en raison d’une haine idéologique transformée en doctrine politique, comme cela s’est produit par la déshumanisation de «l’autre» dans d’autres génocides. Ce génocide a été commis à cause de la terre, pour la terre. Israël veut la terre sans les Palestiniens. Et pour les Palestiniens, rester sur la terre fait partie de leur identité en tant que peuple. C’est pourquoi j’appelle ce génocide un effacement colonial.
Dans votre rapport, vous avez observé, en notant que les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) l’ont également constaté, qu’en vertu du droit international, l’occupation israélienne est en soi considérée comme un acte d’agression, ce qui, selon vous, «entache de vice» [point 7 du rapport en français] toute revendication d’Israël concernant le droit d’autodéfense d’un Etat souverain. Pourriez-vous expliquer à nouveau, en termes de droit international, ce que le fait que l’occupation soit elle-même considérée comme un acte d’agression signifie pour le «droit de se défendre» souvent revendiqué par Israël et, par conséquent, pour le droit de résistance armée des Palestiniens en tant que peuple, en principe?
La Cour internationale de justice a établi ce que des experts juridiques sérieux, des universitaires et d’autres ont dit depuis des décennies. Israël maintient une occupation illégale sur les territoires palestiniens occupés, à savoir Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Cette occupation empêche les Palestiniens de réaliser leur droit à l’autodétermination, c’est-à-dire leur droit d’exister en tant que peuple. Elle équivaut à une ségrégation raciale et à un apartheid, car elle se traduit par une annexion continue de terres palestiniennes au profit des seuls citoyens israéliens juifs. C’est pourquoi [selon la décision de la CIJ] l’occupation doit être démantelée totalement, sans équivoque et sans condition avant septembre 2025. Cela signifie que les troupes [les forces armées] doivent partir, que les colonies doivent être démantelées, que les citoyens israéliens doivent être reconduits en Israël, à moins qu’ils ne veuillent rester en tant que citoyens palestiniens. Mais la terre doit être rendue aux Palestiniens. Les ressources ne peuvent pas continuer à être exploitées par Israël. C’est très clair, et c’est le seul moyen de garantir une solution pour l’avenir. C’est aussi, à mon avis, le début de la fin, le début réel et concret de la fin de l’apartheid israélien dans les territoires palestiniens occupés et au-delà.
Parce qu’Israël maintient une occupation qui se traduit par l’oppression du peuple palestinien, Israël est confronté à des menaces pour sa sécurité émanant des territoires palestiniens occupés. Mais ces menaces découlent de l’oppression qu’Israël impose à ces territoires. Et le seul moyen d’éteindre cette menace pour la sécurité est de mettre fin à l’occupation. Israël a le droit de se défendre sur son territoire contre les attaques d’autres Etats. C’est ce qui donnerait à Israël le droit d’utiliser la force militaire et de mener une guerre contre un autre «pays». Mais le fait demeure qu’Israël s’en prend au peuple qu’il maintient sous occupation. Et les violations du droit à l’autodétermination [des Palestiniens] conduisent à la résistance. Le droit de résister est à un peuple ce que le droit à l’autodéfense est à un Etat. Il y a donc un conflit interne et une confusion entre deux intérêts qui s’affrontent. Cependant, le droit international est clairement du côté de l’autodétermination palestinienne. Le droit de résister a bien sûr des limites. Il ne peut pas viser les civils en les tuant ou en prenant des otages [cf. 7 octobre 2023]. Mais il s’ensuit que ces actes doivent faire l’objet d’une justice, d’une enquête et de poursuites, et non d’une guerre d’anéantissement.
Pour en venir au contexte britannique, au tout début du génocide à Gaza, Keir Starmer, alors chef de l’opposition [travailliste], a honteusement affiché son soutien au «droit» d’Israël de couper l’eau et l’énergie dans la bande de Gaza, selon ses propres termes. Aujourd’hui, en tant que Premier ministre, lui et son ministre des Affaires étrangères David Lammy, qui ont tous deux par le passé pris des positions pro-palestiniennes [par exemple, pour Starmer, en 2015, en intervenant dans la Camden Palestine Solidarity Campaign], ont nié les allégations de génocide, Lammy arguant que l’utilisation de cette affirmation affaiblit la gravité du terme sur le plan historique. En même temps, ils ont présenté leur gouvernement comme un gouvernement qui maintient un «profond respect pour le droit international» [voir l’article de Politico du 18 juillet 2024]. En quoi la position de la Grande-Bretagne selon laquelle ce qui se passe en Israël n’est pas un génocide, ainsi que la poursuite de la fourniture d’armes et d’autres matériels de soutien à l’Etat israélien, s’accordent-elles avec ses prétentions à adhérer au droit international?
Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que je ne pense pas que l’on puisse se qualifier d’avocat des droits de l’homme [Keir Starmer et David Lammy sont des avocats] si l’on ne défend pas les droits de l’homme en dehors de considérations politiques ou idéologiques. Dire que la famine est admissible, c’est tout simplement trahir ce que le droit international défend, à savoir la protection des civils dans les situations de conflit armé, d’hostilités, de crise, etc. Nous avons ici un ministre des Affaires étrangères qui nie qu’un génocide est en cours, même lorsque la Cour internationale de justice l’a reconnu. Il doit expliquer comment il rejette ce fait. Mais de toute façon, nous entendrons, je pense, des excuses. L’histoire jugera ces personnes qui n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher les atrocités. Entre-temps, en agissant de la sorte, le Royaume-Uni viole ses obligations en vertu du droit international de ne pas aider et assister un Etat qui commet des actes répréhensibles à l’échelle internationale. Voilà où nous en sommes. Il y a des responsabilités, il peut y avoir de la complicité. C’est pourquoi j’encourage les procédures judiciaires stratégiques dans ce pays pour demander des comptes, mais aussi pour s’assurer – et c’est là le pouvoir du peuple – que ses dirigeants élus n’entraînent pas ce pays et ses contribuables dans le financement d’une guerre d’anéantissement.
Comme indiqué hier soir, vous avez été formée à la SOAS (ainsi que dans d’autres institutions) en tant qu’avocate spécialisée dans les droits de l’homme internationaux. Lors de la séance de questions-réponses qui a suivi votre conférence, nous avons discuté des différents points de vue sur l’utilité, la viabilité ou la crédibilité du droit international et des institutions de l’ordre international d’après-guerre en tant que moyens de limiter les actes d’agression et les crimes contre l’humanité, alors que, dans le même temps, nous pouvons percevoir et comprendre les legs impérialistes et les réalités de la structure du pouvoir qui y sont ancrés.
Nous devons considérer le problème au sein de nos systèmes – qui peuvent sembler être à la périphérie des relations internationales, mais qui sont toujours les centres de l’Empire: un système qui peut contrôler les terres, la volonté et les ressources d’autres personnes, et rendre leur vie misérable. Ce n’est plus seulement le cas du Sud, c’est aussi le cas de beaucoup d’entre nous dans le Nord. Il est temps de le voir dans la fragilité et la précarité de nombreuses catégories de personnes, des travailleurs aux personnes âgées, en passant par les personnes handicapées, les LGBT et les migrant·e·s. Les droits de l’homme tels que la liberté d’expression et la liberté de parole, ainsi que le droit à une rémunération adéquate ou le droit à un logement et à des soins de santé adéquats sont de plus en plus bafoués, y compris dans les pays du Nord, et ne peuvent être déconnectés des violations que subissent les populations du Sud aux mains d’un système largement dominé par l’Occident. La Palestine incarne ce système, la lutte des populations autochtones, la lutte des victimes de l’héritage durable du colonialisme, y compris la discrimination visant des réfugiés et des migrants du Sud, la lutte pour la justice environnementale. C’est pourquoi la lutte du peuple palestinien devient un symbole de résistance dans le monde entier pour tous ceux qui veulent vivre dans un ordre plus égalitaire, plus juste et non discriminatoire.
Vous avez récemment appelé à la réforme de l’ancien comité spécial des Nations unies contre l’apartheid. Sous quelle forme considérez-vous que le rôle des Nations unies et des institutions liées à l’ONU durant le mouvement international contre l’apartheid en Afrique du Sud pourrait avoir une signification pratique, aujourd’hui, pour le mouvement de solidarité internationale avec la Palestine?
Je pense que les Nations unies ont joué un rôle progressif, dans le sens où il y a eu un débat mené principalement par les Etats du Sud pour abolir l’apartheid, mais il s’agissait en grande partie d’un reflet de l’agitation qui régnait dans le monde. Le mouvement international anti-apartheid était un mouvement parti de la base, né dans cette partie du monde – en Grande-Bretagne et en Irlande – mais qui s’est rapidement enraciné dans d’autres parties de l’Occident afin de résister à la déresponsabilisation économique du régime de l’apartheid et d’aider les Sud-Africains à se libérer de cette forme répressive d’Etat. Cela montre qu’aujourd’hui, comme par le passé, ce qui est nécessaire, c’est une action d’ensemble, une action internationalisée dans le nouveau mouvement populaire revivifié qui existe. Il y a le BDS [Boycott, Désinvestissement, Sanctions] et il y a eu des manifestations et des actions d’étudiant·e·s pour réaffirmer les principes fondamentaux du droit international. Ce mouvement se poursuit, mais il reste encore beaucoup à faire. Il faut demander des comptes aux entreprises, pousser les syndicats à agir, demander des comptes aux dirigeants politiques – et aux personnes qui ont participé au régime d’apartheid israélien, que ce soit en tant que membres d’une entreprise commerciale ou en tant que soldats. Il est temps d’insister sur la nécessité de rendre des comptes au niveau national et pas seulement au niveau international.
Une dernière question, qui est peut-être un peu plus personnelle: en tant que rapporteure spéciale des Nations unies, et surtout depuis le 7 octobre, votre visibilité internationale s’est considérablement élargie. Vous avez été la cible d’une hostilité considérable, de calomnies personnelles, de tentatives d’assassinat, etc. (y compris de la part de représentants de l’administration Biden [voir conférence de presse de du Département d’Etat des Etats-Unis le 27 mars 2024]), avec des groupes de défense pro-israéliens qui s’opposent, par exemple, à votre liberté de parole sur les campus universitaires. Nous avons vu des manifestants devant la SOAS hier soir, scandant «BAN FRAN» [Interdisez Francesca Albanese] et «I-I-IDF» [Vive les FDI]. Quelle a été votre expérience face à cette opposition, et comment avez-vous senti qu’elle avait empiété sur votre mandat de rapporteur spécial des Nations unies? Avez-vous une réponse à donner aux personnes qui tentent de vous faire taire?
Tout d’abord, permettez-moi de qualifier les manifestations, car les personnes qui n’étaient pas présentes mais qui ont lu votre article pourraient avoir une mauvaise impression. Il y avait une dizaine de personnes qui criaient, avec plus de drapeaux que de personnes. Il ne s’agissait pas d’une véritable manifestation. Il s’agissait de troubles. De troubles minuscules, minuscules. Mais, je veux dire, ils en ont le droit. Qu’ils viennent. Qu’ils crient «BAN FRAN», alors que des gens sont massacrés, que 17 000 enfants sont tués. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. Franchement, je ne pense pas que ce soit important. Je ne pense pas que ce soit un élément pertinent. Le fait que des gouvernements complices de génocides m’attaquent au lieu de s’occuper de leurs obligations légales non respectées n’est pas non plus à prendre en compte. Je ne veux pas discuter de l’aspect insensé de ces attaques. Elles ne sont qu’une manifestation de plus – en particulier dans les sociétés occidentales – de la violence de la répression de la Palestine, de l’identité du peuple palestinien et de la résistance palestinienne à exister. (Entretien publié dans Tribune le 13 novembre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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«Un cas d’école de génocide. Israël a été explicite sur ce qu’il fait à Gaza. Pourquoi le monde n’écoute-t-il pas?»
Par Raz Segal (Jewish Current)
Vendredi 13 octobre 2023 [en est en 2023!], Israël a ordonné à la population assiégée dans la moitié nord de la bande de Gaza d’évacuer vers le sud [ce nord aujourd’hui, en novembre 2024, bombardé et isolé], avertissant qu’il intensifierait bientôt son attaque sur la partie nord de la bande. Cet ordre a laissé plus d’un million de personnes, dont la moitié sont des enfants, tentant frénétiquement de fuir au milieu des frappes aériennes incessantes, dans une enclave murée où aucune destination n’est sûre. Comme l’a écrit aujourd’hui la journaliste palestinienne Ruwaida Kamal Amer depuis Gaza, «les réfugié·e·s du nord arrivent déjà à Khan Younès, où les missiles ne cessent jamais et où nous manquons de nourriture, d’eau et d’électricité». Les Nations unies ont prévenu que la fuite des habitants du nord de la bande de Gaza vers le sud aurait des «conséquences humanitaires dévastatrices» et «transformerait ce qui est déjà une tragédie en une situation catastrophique». Au cours de la semaine écoulée, les violences israéliennes contre Gaza ont tué plus de 1800 Palestiniens, en ont blessé des milliers et en ont déplacé plus de 400 000 à l’intérieur de la bande de Gaza. Pourtant, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a promis aujourd’hui que ce que nous avons vu n’était «que le début».
La campagne israélienne visant à déplacer les habitants de Gaza, voire à les expulser vers l’Egypte, constitue un nouveau chapitre de la Nakba, au cours de laquelle quelque 750 000 Palestiniens ont été chassés de chez eux pendant la guerre de 1948 qui a conduit à la création de l’Etat d’Israël. Mais l’assaut sur Gaza peut également être interprété en d’autres termes: il s’agit d’un cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux. Je dis cela en tant que spécialiste des génocides, qui a passé de nombreuses années à écrire sur la violence de masse israélienne contre les Palestiniens. J’ai écrit [1] sur le colonialisme de peuplement et la suprématie juive en Israël, sur la dénaturation de l’Holocauste pour stimuler l’industrie israélienne de l’armement, sur l’utilisation comme arme des accusations d’antisémitisme pour justifier la violence israélienne contre les Palestiniens, et sur le régime raciste de l’apartheid israélien. Après l’attaque du Hamas le samedi [7 octobre] et le meurtre de masse de plus de 1000 civils israéliens, le pire du pire est en train de se produire.
En droit international, le crime de génocide est défini par «l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel», comme l’indique la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de décembre 1948. Dans son attaque meurtrière contre Gaza, Israël a proclamé haut et fort cette intention. Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, l’a déclaré sans ambages le 9 octobre: «Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence.» Les dirigeants occidentaux ont renforcé cette rhétorique raciste en décrivant le meurtre massif de civils israéliens par le Hamas – un crime de guerre au regard du droit international qui a provoqué à juste titre l’horreur et le choc en Israël et dans le monde entier – comme «un acte purement diabolique», selon les termes du président américain Joe Biden, ou comme une action reflétant un «mal ancien», selon la terminologie de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Ce langage déshumanisant est clairement calculé pour justifier la destruction à grande échelle de vies palestiniennes; l’affirmation du «mal», dans son caractère, élude les distinctions entre les militants du Hamas et les civils de Gaza, et occulte le contexte plus large de la colonisation et de l’occupation.
La convention des Nations unies sur le génocide énumère cinq actes qui entrent dans sa définition. Israël en commet actuellement trois à Gaza: «1° Tuer des membres du groupe [«groupe national, ethnique, racial ou religieux»]. 2° Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe. 3° Infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle». L’armée de l’air israélienne, selon ses propres dires, a jusqu’à présent largué plus de 6000 bombes sur Gaza, qui est l’une des zones les plus densément peuplées au monde, soit presque autant de bombes que les Etats-Unis en ont largué sur l’ensemble de l’Afghanistan au cours des années record de leur guerre dans ce pays. Human Rights Watch a confirmé que les armes utilisées comprenaient des bombes au phosphore, qui mettent le feu aux corps et aux bâtiments, créant des flammes qui ne s’éteignent pas au contact de l’eau. Cela montre clairement ce que Yoav Gallant entend par «agir en conséquence»: il ne s’agit pas de cibler des militants individuels du Hamas, comme le prétend Israël, mais de déchaîner une violence meurtrière contre les Palestiniens de Gaza «en tant que tels», dans le langage de la Convention des Nations unies sur le génocide. Israël a également intensifié son blocus de Gaza en place depuis 16 ans – le plus long de l’histoire moderne, en violation flagrante du droit humanitaire international – pour en faire un «blocus complet», selon les termes de Yoav Gallant. Cette tournure de phrase indique explicitement un plan visant à mener le blocus à sa destination finale, à savoir la destruction systématique des Palestiniens et de la société palestinienne à Gaza, en les tuant, en les affamant, en coupant leur approvisionnement en eau et en bombardant leurs hôpitaux.
Les dirigeants israéliens ne sont pas les seuls à tenir de tels propos. Une personne interrogée sur la chaîne 14 [israélienne], pro-Netanyahou, a demandé à Israël de «transformer Gaza en Dresde» [ville rasée du 13 au 15 février 1945 par l’aviation par les Alliés]. Channel 12, la chaîne d’information la plus regardée d’Israël, a publié un reportagesur des Israéliens de gauche appelant à «danser sur ce qui était Gaza». Pendant ce temps, les verbes génocidaires – appels à «effacer» et «aplatir» Gaza – sont devenus omniprésents sur les médias sociaux israéliens. A Tel-Aviv, une bannière portant l’inscription «Zéro Gazaoui» a été vue suspendue à un pont.
En effet, l’assaut génocidaire d’Israël contre Gaza est tout à fait explicite, ouvert et sans honte. Les auteurs de génocides n’expriment généralement pas leurs intentions aussi clairement, bien qu’il y ait des exceptions. Au début du XXe siècle, par exemple, les occupants coloniaux allemands ont perpétré un génocide en réponse à un soulèvement des populations indigènes Herero et Nama dans le sud-ouest de l’Afrique. En 1904, le général Lothar von Trotha, commandant militaire allemand, a émis un «ordre d’extermination», justifié par une «guerre raciale». En 1908, les autorités allemandes avaient assassiné 10 000 Nama et avaient atteint leur objectif déclaré de «détruire les Herero» en tuant 65 000 Herero, soit 80% de la population. Les ordres donnés par Yoav Gallant le 9 octobre ne sont pas moins explicites. L’objectif d’Israël est de détruire les Palestiniens de Gaza. Et ceux d’entre nous qui observent cela dans le monde entier manquent à leur responsabilité en les empêchant de le faire. (Article publié le 13 octobre 2023 dans le magazine Jewish Current, créé en 1946, «engagé dans la riche tradition de pensée, d’activisme et de culture de la gauche juive et de la gauche au sens large»; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Raz Segal, Israélien-Américain, est professeur d’étude sur l’Holocauste et les génocides à l’Université de Stockton dans le New Jersey (Etats-Unis) où il est également titulaire d’une chaire sur l’étude des génocides modernes. Il est l’auteur, entre autres, de Genocide in the Carpathians: War, Social Breakdown, and Mass Violence, 1914-1945, Stanford University Press, 2020.
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