Par Daniel Denvir
Mardi matin tôt [5 juillet], deux agents de police de Baton Rouge [Louisiane] ont cloué au sol un Noir âgé de 37 ans portant le nom d’Alton Sterling et l’ont abattu près d’un magasin de proximité. Selon le commissariat de police, ils sont intervenus à la suite d’une plainte d’une personne affirmant qu’un homme vendant des CD l’avait menacée d’une arme.
Le fait que Sterling disposait d’une arme demeure obscur; sur les vidéos à glacer le sang qui ont été diffusées jusqu’à présent, on ne le voit pas tenter d’en saisir une. Quoi qu’il en soit, Sterling semble faire partie du nombre énorme d’hommes noirs exclus de l’économie formelle, travaillant dans la rue, vulnérables aux arrestations et aux brutalités policières.
Garner vendait des cigarettes à l’unité [voir l’article sur ce site: Qui a tué Eric Garner?]; Alton Sterling piratait des CD. Tous les deux ont été tués par la police alors qu’ils travaillaient.
«Au cours des dernières décennies, les villes ont confié deux fonctions au maintien de l’ordre: surveiller et discipliner les populations noires qui sont les plus durement frappées par les virages économiques et percevoir des recettes sous la forme d’amendes», comme l’écrit par courriel Lester Spence, professeur de sciences politiques à l’Université John Hopkins et auteur d’un ouvrage portant le titre Knocking the Hustle: Against the Neoliberal Turn in Black Politics. «Les hommes noirs qui ont le plus de probabilité de se retrouver expulsés de l’économie formelle – qui doivent s’engager dans des activités de survie illégales afin de joindre les deux bouts – auront bien plus de probabilités de souffrir de la violence policière que d’autres hommes noirs.»
Les emplois sont rares. Pour ceux qui ont un passé criminel, comme Sterling, les emplois sont simplement hors d’atteinte. Les choses étaient pires pour Sterling. Il a été inscrit au registre des délinquants sexuels après avoir été condamné pour avoir eu une relation sexuelle avec une adolescente, alors qu’il était âgé de 21 ans. Son nom et son visage figure toujours en ligne, plus de 15 ans après les événements.
Leroy Tackno, le gérant d’un centre de logement de transition où Sterling payait 90 dollars par semaine pour pouvoir occuper une petite chambre à coucher, a déclaré au New York Times qu’il ne comprenait pas pourquoi une activité de rue illégale avait pu déboucher sur la mort.«J’essaie juste de m’imaginer ce qu’il a pu faire», a déclaré Tackno. «Tout ce qu’il faisait, c’était vendre des CD.»
La disparition des emplois a engendré de la colère politique, nourri une addiction aux opiacés, l’alcoolisme et les morts prématurées. En outre, cette situation a provoqué de vifs débats parmi les commentateurs sur l’état de la classe laborieuse blanche [en particulier autour du «phénomène Trump»]. La disparition des emplois frappe toutefois les Noirs en premier et le plus fortement, décimant des industries au moment même où les Afro-Américains, après des siècles de marginalisation, commençaient juste à s’implanter dans ces secteurs économiques.
D’après Spence, le taux de chômage masculin de la minorité [noire] était 2,7 fois supérieur que celui des blancs dans la zone de Baton Rouge.
Les travailleurs informels obtiennent certaines libertés et de la souplesse dans des quartiers dominés par les emplois précaires dans le secteur des services. Les travailleurs informels ne disposent toutefois pas d’un minimum salarial garanti et ne perçoivent pas les avantages sociaux tels que l’assurance chômage, la sécurité sociale et autres. Ils sont aussi, en raison de l’illégalité de leur activité professionnelle, les proies de choix des pratiques agressives de «maintien de l’ordre». Proche des travaux informels se développe ce qui est qualifié de «fringe economy», soit des rapports de prédateurs d’acteurs financiers envers des personnes à très bas revenus
opérant des prêts à taux usuraires, des prêts pour un jour, des prêts sur salaire, des prêts sur gage.
Les gens qui vendent des cigarettes à l’unité ou ceux qui proposent des DVD [piratés], qui énervent les usagers du métro, ne sont que la pointe d’un énorme iceberg, sans doute impossible à mesurer, d’emplois informels. Une étude publiée en 2011 estimait que 2 billions de dollars de revenus souterrains ne font pas surface. Travailleurs migrants latino-américains journaliers de la construction. Mères à l’assistance publique tressant les cheveux ou nettoyant des maisons au noir. Prostitution. Vente de drogue. Ramassage des canettes et des bouteilles. Chômeurs faisant de l’argent en bradant leur temps dans la rue. Travailleurs licenciés faisant des petits boulots tout en percevant les indemnités chômage – ne regardant jamais derrière eux, vu l’horrible état des choses.
«Ces revenus non déclarés sont gagnés, en grande majorité, non par des dealers ou par des chefs mafieux, mais par des dizaines de millions de personnes réalisant des activités ordinaires – nounous, coiffeurs, concepteurs de sites internet et travailleurs de la construction – payés au noir», écrit James Surowiecki dans le New Yorker. «Les Américains ordinaires sont passés dans l’économie clandestine et, alors que la reprise continue de se faire attendre, il semble qu’ils soient de plus en plus nombreux à le faire.» (Article paru le 8 juillet sur le site Salon.com. Traduction A l’Encontre)
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