Au cours du week-end, après des journées tumultueuses, des milliers de manifestants sont descendus à nouveau dans les rues des Etats-Unis pour exiger un terme aux meurtres policiers d’hommes, de femmes et d’enfants noirs.
D’une certaine manière, c’était un développement surprenant. Le meurtre choquant de cinq agents de police à Dallas menaçait d’entamer l’élan du mouvement Black Lives Matter (BLM), cette fois-ci en réponse à l’assassinat de deux Noirs, Alton Seterling et Philando Castile. De Colombus, dans l’Ohio à Chicago en passant par West Palm Beach (Floride) et Atlanta, des gens ordinaires ont refusé d’être réduits au silence par ceux qui cherchent à établir un lien entre le tireur de Dallas, Micah Johnson, et les activistes pacifistes et déterminés de BLM.
L’ancienne candidate républicaine à la vice-présidence, Sarah Palin, faisant usage d’un langage raciste à peine voilé, a déclaré que BLM était une «farce», ajoutant «honte aux politiciens et aux commentateurs qui accordent du crédit à des voyous réagissant contre les agents de police et le règne du droit sous prétexte de “manifestations pacifiques”».
Le lieutenant gouverneur du Texas, Dan Patrick, a déclaré qu’il rendait responsables «les anciennes protestations Black Lives Matter» pour avoir créé les conditions qui ont amené Johnson à agir.
Les commentateurs conservateurs n’ont pas été les seuls à tenter désespérément d’établir un lien entre le mouvement et la tragédie de Dallas. Les organisations de la police ont fait de même. Le syndicat de policiers le plus important de la ville de New York a affirmé que le mouvement avait créé une atmosphère d’hostilité envers la police. Patrick Lynch [dirigeant du Patrolmen’s Benevolent Association of the City of New York] a parlé «d’informations erronées et d’une rhétorique incendiaire mises en avant par des groupes et des individus dont le programme n’a rien à voir avec la justice […]. Alors que nous allons de l’avant, si nous voulons maintenir un lien entre les agents de police et la communauté, nous devons jeter un regard honnête, dur envers tout ce qui enflamme de manière injustifiée les émotions contre les agents de police.»
Toutes ces attaques contre BLM ont pour but de créer l’impression que ce sont les activistes et les animateurs du mouvement qui agitent des gens qui dans d’autres conditions resteraient tranquilles. Mais ils voient les choses à l’envers. Le mouvement n’existe pas grâce à ses personnalités de premier plan ou ses porte-parole. Il existe à cause de la brutalité policière et des mauvais traitements. En d’autres termes, ce ne sont pas des «informations erronées et une rhétorique incendiaire» qui ont enflammé les gens; il s’agit plutôt des abus réguliers et le harcèlement raciste qui aboutit parfois au meurtre par la police d’Afro-Américains innocents qui ont donné naissance au mouvement.
La brutalité de la police américaine n’existe toutefois pas dans un vide. Nous vivons dans une société profondément violente où, dans un même souffle, des élus dénoncent des fusillades «insensées» et d’autres actes de violence alors que dans la foulée ils justifient l’utilisation de drones qui bombardent des gens dans des endroits éloignés.
Nous avons tendance à observer les politiques intérieures et étrangères séparément. Lorsque Barack Obama plaide pour le calme dans les rues des Etats-Unis alors qu’il participe à un sommet de l’OTAN en Pologne détaillant l’étendue de l’engagement militaire des Etats-Unis en Europe ainsi que la décision de poursuivre l’occupation américaine de l’Afghanistan, ces deux sphères commencent à se chevaucher. Mais lorsque la police de Dallas utilise un robot pour placer une bombe près de Micah Johnson, à l’encontre de toute procédure établie et l’exécute sommairement, elle fusionne complètement ces deux sphères, déployant à domicile la «guerre contre la terreur». Déployer les tactiques et le matériel de l’armée dans des situations locales de «maintien de l’ordre» constitue un précédent dangereux.
Il est toutefois possible que la violence américaine soit rendue plus évidente par l’extrême inégalité qui existe ici. Il ne s’agit pas d’une hyperbole. Elle est directement liée au rapport antagonique que la police entretient principalement avec les communautés noires et latino-américaines qu’elles patrouillent et surveillent. Un grand nombre des crimes commis dans ce pays sont le produit d’une pauvreté aggravée par l’absence d’un Etat providence qui puisse atténuer ses effets les plus pernicieux. La police est déployée comme réponse aux conséquences de la pauvreté et à nos infrastructures civiques qui s’effondrent. Les Noirs et les «bruns» [les latinos] connaissent de manière disproportionnée des niveaux élevés de pauvreté et de chômage, ce qui les place directement dans la ligne de mire des commissariats de police.
Les tensions entre les communautés de couleur et la police sont particulièrement nourries là où la police est mobilisée toujours plus pour placer des amendes et arrêter pour générer des profits pour les villes qui les emploient. Philando Castile a été arrêté au moins 52 fois par la police pour des infractions mineures à la circulation (entre autres pour excès de vitesse, pour avoir conduit sans pot d’échappement adéquat et pour ne pas avoir attaché sa ceinture de sécurité). Plus de la moitié des infractions routières ont abouti à un non-lieu, mais il a malgré tout accumulé pour plus de 6500 dollars d’amendes et de frais. La brutalité policière ne se mesure pas seulement au degré de violences physiques, aux arrestations abusives ou même à une addition du nombre de morts. Elle est aussi rendue évidente par le fait que les Noirs sont vus comme une source de revenus par les municipalités et non comme des citoyens. Lorsque vous ajoutez à ce chaudron le fait qu’il y a plus d’armes aux Etats-Unis qu’il n’y a de gens, des événements comme celui qui s’est déroulé la semaine dernière se révèlent moins choquants et malheureusement plus prévisibles.
Tout cela pointe vers la nécessité d’une continuation, et non la fin, du mouvement Black Lives Matter. Aussi prudents et engagés que puissent être les gens aujourd’hui, nous ne devons pas laisser la tuerie de Dallas nous aveugler sur le degré sans précédent par lequel la police des Etats-Unis tue ses propres gens. Depuis le début de l’année, la police a déjà tué 571 personnes sans qu’une fin semble proche. La lutte continue. (Article publié le 11 juillet sur le site du quotidien britannique The Guardian; traduction A L’Encontre)
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Keeanga-Yamahtta Taylor enseigne à Princeton University et est l’auteure de l’ouvrage #BlackLivesMatter to Black Liberation publié aux éditions Haymarket. Le site A l’Encontre a publié plusieurs articles de cette activiste, qui a donné une conférence à Lausanne, aux côtés de Brian Jones, en mai 2016.
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