Par Decio Machado
Si quelque chose a caractérisé les premiers trois mois de gouvernement du président équatorien, Lenín Moreno, c’est sans doute le climat de conflit que sa gestion a réveillé à l’intérieur de son parti politique, le Aliança País (AP). [Voir sur ce site l’article publié en date du 13 avril 2017: «Une victoire électorale agonisante».]
L’explication se trouve dans l’usure que le «corréisme» a subie durant les dernières années, les conflits internes qui ont mené à l’élection du successeur de Rafael Correa [qui a exercé son mandat de janvier 2007 à mai 2017], ainsi que les plans politiques autour du futur de l’ex-président.
Bien que Rafael Correa ait gagné avec une large marge les élections présidentielles de 2013, en réunissant au premier tour presque 5 millions de votes face aux 2 millions de son principal adversaire, il est également vrai que les graves impacts sur l’économie nationale qu’a eus la chute du prix du pétrole ont commencé à se faire sentir à peine une année après sa réélection. C’est en raison de cela que le dernier mandat présidentiel de Rafael Correa s’est caractérisé par la perte de la forte hégémonie maintenue durant ses six premières années de gestion.
Fin de la «décennie d’or»
Entre 2006 et 2014, l’Equateur a connu une croissance moyenne de 4,3% du PIB, grâce aux prix élevés du pétrole et aux flux significatifs de financement externe du secteur public. Cela a permis une plus forte dépense publique, et même une expansion des dépenses sociales vers les secteurs d’investissements emblématiques de l’énergie et du transport. Au cours de cette période, à mesure que le revenu des segments les plus pauvres de la population croissait plus rapidement que le revenu moyen général, la pauvreté est passée de 37,6% à 22,5% et le coefficient d’inégalité de Gini tombé de 0,54 à 0,47. La coïncidence entre la période d’embellie économique dans la région, la décennie dite «dorée», et le moment de plus forte hégémonie politique du Parti Aliança País (AP), avec la figure de Rafael Correa à sa tête, est claire.
On a pu percevoir le premier signe quantifiable de fatigue à l’égard du régime lors des élections régionales de 2014, où l’AP a perdu dans tous les principaux centres urbains (même dans la capitale) et dans tous les territoires amazoniens soumis à la forte pression «extractiviste».
A ce moment-là, le président Correa, qui cherchait un euphémisme pour éviter de parler de recul politique, avait utilisé le terme de «tremblement de terre» pour qualifier les résultats électoraux de son parti politique.
Etant conscient du fait que sa figure était encore à l’abri du recul politique que son parti subissait déjà, et voyant que l’économie nationale commençait à donner ses premiers signes de faiblesse, Correa a alors lancé cette même année l’idée de se représenter à l’élection présidentielle de 2017. Pour cela, il fallait absolument changer la rédaction de la Constitution de Montecristi de 2008 [la carta magna parrainée par son propre mouvement politique quelques années auparavant, soit dans le canton de Montechristi, dans la province de Manabi le haut lieu de la production de chapeau dit de Panama] puisque, dans le but d’empêcher toute autorité politique de se maintenir indéfiniment au pouvoir, le texte disait clairement que toute personne ayant un mandat électif en Equateur ne pouvait être réélue qu’une seule fois [1].
La médiocrité existant dans le système traditionnel des partis équatoriens (une logique à laquelle n’échappent pas les groupes situés à la gauche du «corréisme») a fait que depuis le milieu de 2014 jusqu’à la fin de 2015, l’agenda politique a été marqué par le débat sur la légitimité d’une éventuelle réforme constitutionnelle.
Parallèlement, la stagnation économique du pays se poursuivait, et elle s’est peu à peu aggravée. En 2015, avec une économie étranglée par le manque de liquidités de l’Etat, la croissance du PIB n’a atteint que 0,2%, et la situation s’est encore aggravée en 2016 lorsque le pays, déjà en pleine crise économique, a terminé l’année avec une contraction de 1,5% (la plus mauvaise performance de la région après le Venezuela et le Brésil).
Fin de cycle
C’est dans ce contexte que s’est produit le soulèvement indigène d’août 2015, auquel l’Etat a répondu par le plus haut niveau de répression contre des organisations sociales de toute la dernière décennie.
Les années 2015 et 2016 ont signifié une fin de cycle en Equateur, causée par le changement des politiques publiques du «corréisme», qui dépassèrent les lignes de forces proclamées pour son mandat présidentiel et gouvernemental.
Ainsi, alors que les missions d’observation et de vigilance économique du FMI ont commencé à revenir dans le pays, un gouvernement qui avait procédé à un audit citoyen de la dette extérieure (et avait déclaré une partie de celle-ci illégitime) s’est mis à impulser une nouvelle politique d’endettement agressif. Ce qui a placé les niveaux de dette actuelle (en %) au-dessus de ceux de 2006, lorsqu’il était arrivé au gouvernement.
De la même manière, et après que les finances publiques ont été assainies, la décennie «corréiste» s’est terminée sur le drame découlant du fait que les réserves de la Banque centrale d’Equateur étaient totalement insuffisantes pour faire face aux passifs à court terme contractés par le gouvernement. Poursuivant sur cette ligne de changements politiques, le gouvernement du président Correa a signé un traité de libre-échange avec l’Union européenne (UE) tout en annonçant sa disposition à étendre ce type d’accord avec d’autres pays, même avec les Etats-Unis.
En matière d’imposition, et après vingt-deux réformes en dix ans, le Servicio de Rentas Internas [Service de Revenus internes] a fini par décider d’une baisse d’impôt de 3% sur les revenus des plus privilégiés, ce qui correspond à un taux fiscal de 13 points inférieur à celui auquel est soumis le citoyen équatorien moyen!
Le point culminant de tout de ce que nous venons de dire s’est produit dans les derniers mois du gouvernement de Correa, lorsque celui-ci a annoncé la vente d’une partie des entreprises publiques, de plusieurs biens patrimoniaux de l’Etat, ainsi que de certains projets emblématiques en matière d’énergie, comme la centrale hydroélectrique Hidrelétrica Sopladora (récemment inaugurée, financée par des crédits chinois et dont le coût a atteint les 755 millions de dollars).
Un retour médité
L’avenir d’une économie nationale déjà plongée dans une stratégie de vaches maigres a exigé que le président équatorien d’alors change sa stratégie politique personnelle. Les amendements constitutionnels approuvés en décembre 2015 par la clique parlementaire des Situationnistes (majoritaire au Législatif) ont subi une retouche de dernière minute. Toutes les restrictions à la réélection à des charges soumises au vote populaire ont été éliminées, même celle du président, mais une disposition transitoire capricieuse, adaptée aux nécessités de Correa, a été adoptée, à savoir que ces amendements ne seraient pas applicables pour les élections de 2017, et ne seraient valides que pour les années suivantes.
A supposer que Rafael Correa ait eu la véritable l’intention d’être réélu comme président de la République, il n’avait aucune intention d’affronter la situation économique difficile dans laquelle le pays baignait. Sa stratégie était claire : placer au gouvernement un dauphin devant mettre en place, lui, les ajustements budgétaires nécessaires à l’économie du pays, puis revenir en 2021 pour sauver une fois de plus le pays des projets ténébreux de la longue nuit néolibérale et de ses politiques d’austérité.
C’est dans cette situation, au milieu de l’année 2016, que le débat sur la succession «corréiste» a commencé. Comme dans toute dispute pour le pouvoir, les noms initialement proposés pour prendre en charge tout ce processus ont été nombreux, même si l’on sentait déjà la préférence indiscutable dont bénéficiait le leader et vice-président du mouvement dit de la «Révolution citoyenne», Jorge Glas, un homme sans trajectoire politique, formé au sein la bureaucratie du gouvernement et dont l’image était sévèrement ternie par ses liens supposés avec différents scandales de corruption liés aux soumissions sur les travaux publics.
Un Lenín opposant
La mauvaise image de Glas, ajoutée à son manque de charisme, a fait que l’on a dû choisir la figure de Lenín Moreno comme candidat présidentiel, malgré le peu d’enthousiasme que cela a réveillé en Correa. Moreno avait été son vice-président durant les premières années du «corréisme». Sa personnalité affable et son fort sens de l’humour, ajoutés à une gestion réussie de programmes sociaux en faveur de secteurs vulnérables, lui ont permis d’acquérir une ample sympathie de la part de la population. Son passage par Genève, comme Rapporteur spécial de l’ONU sur le Handicap [il est lui-même handicapé – paralysé et paraplégique – suite à une agression en 1998], a fait que bien qu’il soit affilié au Parti Aliança País, il est resté éloigné du parti et de la figure de Correa pendant quelques années. Au début de 2017, Moreno jouissait donc d’un niveau d’appui populaire ostensiblement supérieur à celui de Rafael Correa.
C’est de cette manière que le tandem pour les élections de février 2017 a été formé de Lenín Moreno et de Jorge Glas, le deuxième ayant été imposé de façon inintelligente par le président en exercice. L’image de Glas a constitué un obstacle durant toute la campagne électorale, et les stratèges de son parti se sont vus obligés de limiter ses apparitions publiques à des réunions internes.
A cette occasion, l’AP a dû recourir à un second tour pour gagner la présidence de la République. Le 2 avril, Moreno a imposé une sorte d’alliance d’opposition, dans laquelle il a inclus les partis de gauche qui ont accepté d’appuyer la candidature conservatrice de Guillermo Lasso. En raison d’une usure de plus en plus forte, l’«officialisme» n’a réussi à se maintenir au pouvoir qu’avec 200’000 voix d’avance sur le rival, malgré l’image très positive véhiculée par Moreno.
On teste le dialogue
A partir du jour même de ce 24 mai où Lenín Moreno a été investi, les problèmes ont commencé avec un secteur du «corréisme» qui n’a pas apprécié le discours du nouveau président. Dans les rangs mêmes de son public, on pouvait entendre : «C’est juste un petit repos, camarade Rafael», une allusion au retour futur de l’ex-président au palais présidentiel.
En réalité, les problèmes ont commencé quelques jours auparavant, lorsque, dans le processus de transition présidentielle (une communication d’informations de la part du gouvernement sortant en direction du nouveau gouvernement), l’équipe de collaborateurs les plus proches de Moreno a commencé à détecter qu’au-delà de la propagande «officialiste», l’état dans lequel le gouvernement antérieur remettait le pays montrait une situation hautement préoccupante.
L’équipe de gouvernement de Lenín Moreno est un mélange de hautes hiérarchies publiques du gouvernement antérieur (il y a certains ministres recyclés de l’«officialisme» qui ont été éloignés du cercle du pouvoir «corréiste» et qui ont été aujourd’hui repêchés) et de quelques têtes nouvelles, liées principalement à des secteurs entrepreneuriaux ayant leurs entrées dans le nouveau gouvernement.
Face à la dynamique de conflit mise en place, qui constitue la principale caractéristique du modèle de gestion «corréiste» (notamment cette construction d’un «ils» et d’un «nous», ce qui est la dialectique essentielle du néo-populisme et qui est basée sur la théorie de Ernesto Laclau –1935-2014 – sur la «formation du peuple»), le premier message politique émis par le nouveau président de l’Equateur a été de lancer un appel au dialogue national. La stratégie est claire: si nous devons faire des ajustements économiques dans un pays en crise, il est nécessaire d’établir un cadre de consensus préalable qui puisse amortir la réaction que ce type de mesures pourraient provoquer socialement.
C’est ainsi que des «tables de dialogue national» ont été mises en place par secteurs, où les ministres et hauts fonctionnaires publics se voient obligés d’organiser un débat avec divers secteurs sociaux. Après dix années sans autocritique, durant lesquelles les messages du gouvernement reposaient systématiquement sur la rhétorique du bien que le président Correa et son gouvernement faisaient, ces fonctionnaires montrent aujourd’hui leurs carences notoires et le manque de culture démocratique au moment où ils doivent faire face aux critiques émanant de divers fronts de la société civile.
Même si tout cela n’a pas été facile à avaler pour le « corréisme » version hard, ce n’était encore rien en comparaison avec ce qui allait suivre
Le traître
Alors que Rafael Correa était en train de s’installer à Bruxelles, ses inconditionnels créaient la Fondation de Pensée politique Eloy Alfaro. La stratégie consiste à articuler un prétendu think tank censé maintenir vivante la présence de la pensée politico-économique «corréiste» durant les prochains quatre ans, cela dans l’idée que son leader ait une plate-forme à partir de laquelle il puisse continuer à «positionner» sa personne, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
La surprise est venue quand le président Moreno a fait une apparition depuis une prison nationale pour expliquer le degré d’endettement et la situation économique préoccupante dans lesquels le pays lui a été remis. En peu de mots, Lenín Morneo a torpillé le bateau principal sur lequel Rafael Correa prétendait naviguer durant les prochaines quatre années. Le gouvernement succédant à l’économiste Correa venait dire au peuple équatorien et à qui voulait l’entendre que son prédécesseur avait une forte coresponsabilité dans ce qui était à venir, en subvertissant de possibles agendas futurs avec des Stiglitz, Piketty, Krugman, Varoufakis ou autres économistes social-démocrates à la mode.
C’est depuis ce moment où ils ont découvert que la stratégie tracée par l’ex-président ne serait pas viable face à un successeur rebelle qui n’était pas disposé à porter sur ses épaules les fautes d’une gestion précédente, que Rafael Correa et ses acolytes ont commencé à appeler sérieusement à la formation d’un nouveau parti politique qui maintiendrait vivant ce qu’ils appellent les «fondements de la Révolution citoyenne». Tout cela est accompagné, et comment en serait-il autrement, par des qualificatifs tels que «traître», «déloyal», «médiocre» ou «vendeur de la patrie», servis à un président qui n’a même pas encore accompli ses cent premiers jours de gouvernement.
Selon ce que déclare Rafael Correa depuis Bruxelles sur les réseaux sociaux, le pays est en train de «retourner vers le passé», de «se diviser» et de «permettre le retour de la corruption institutionnalisée et de l’ancien pays».
Face à ces attaques, il y a de quoi se demander de quel niveau de transformation profonde et révolutionnaire l’appareil de propagande «corréiste» a parlé durant une décennie, si après à peine nonante jours de gouvernement, il ne reste, selon ces mêmes sources, déjà rien de cela ?
En relation à la lutte anticorruption, le gouvernement de Lenín Moreno a mis en pratique une politique de transparence qui a permis la réouverture d’enquêtes sur le vice-président, Jorge Glas. Dans ce cadre, Glas a été temporairement suspendu de toutes ses fonctions de vice-président. Et malgré les gesticulations de Rafael Correa, Carlos Pólit, ex-contrôleur de l’Etat qui actuellement se trouve réfugié à Miami, a été radié de toute fonction; quant à l’ex-procureur général de l’Etat et oncle de Rafael Correa, Galo Chiriboga, il a été emprisonné. Tous sont des proches de l’ex-président Correa et tous, d’une manière ou d’une autre, sont liés à des enquêtes pour des faits de corruption au sein de l’entreprise d’Etat PetroEcuador et dans le cadre l’opération Lava Jato (autour du cas Odebrecht, la firme brésilienne de construction).
Silence dans la société civile
On ne sait pas encore comment ce roman va se terminer. De toute façon, il paraît difficile que l’Aliança País ne se désintègre pas au cours des prochains mois si le niveau de tension interne continue à augmenter. C’est une inconnue que de savoir combien de personnes de l’«officialisme» resteront aux côtés de Lenín Moreno et combien suivront Rafael Correa pour une nouvelle aventure politique.
Parallèlement à la dispute ouverte entre Correa et Moreno, les organisations sociales sont restées sans voix et sans pouvoir de mobilisation face à un scénario dans lequel peu ou rien ne se discute sur les revendications historiques articulées par la société civile. Ces revendications sont d’ailleurs pratiquement absentes de la rhétorique des divers acteurs en conflit.
Le problème de fond, au-delà des stratégies de communication et des tactiques politiques, reste la question de la lutte pour le pouvoir. L’historien libertaire français Daniel Guérin, dans une réflexion sur la révolution de 1789 (qui avec celle de 1917 est une sorte d’emblème de l’histoire de l’humanité), avait fait remarquer à l’époque que la bourgeoisie ne s’était jamais trompée sur le fait de savoir qui était son véritable ennemi: ce n’était pas le régime antérieur, mais ce qui échappait au contrôle de ce système.
Lors la Révolution française, toujours selon Guérin, la bourgeoisie a assumé sa volonté de parvenir au pouvoir. Soit dit en passant, cela est-il essentiellement différent de ce qui est en train de se passer avec ce que l’on a appelé de manière euphémistique la «Révolution citoyenne»? (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha (Montevideo), le 18 août 2017; traduction A l’Encontre)
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[1] Ce texte constitutionnel devait mettre fin, au plan institutionnel, aux faiblesses de la Constitution de 1998 en termes de contrôle entre le pouvoir législatif et exécutif. Le rapport de forces entre les deux pouvoirs a nourri la crise politique, en particulier sous la présidence de Lucion Gutierrez, entre 2002 et 2005. Le pouvoir présidentiel avait perdu toute crédibilité, mais rien ne permettait de le destituer. La nouvelle Constitution de 2008 abolit des traits néolibéraux de l’ancienne Constitution et établit un nouveau rapport de contrôle entre le législatif, l’exécutif et le juridique. De plus, des traits «socialisants» sont affirmés dans la carta magna. Mais surtout elle cherche à concilier des institutions nationales plus fortes avec la reconnaissance de spécificités régionales et ethniques. Un défi complexe. (Réd. A l’Encontre)
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