Equateur. Une victoire électorale agonisante

Par Decio Machado

Le candidat officialiste Lenin Moreno, de l’Alianza Pais, dirigée par le président sortant Rafael Correa, a remporté de peu [51,16%] l’élection présidentielle, après une campagne électorale assez terne. Le successeur du président Rafael Correa s’affronte au défi de relancer l’économie et de répondre aux vœux de régénération démocratique [voir l’article publié sur ce site en date du 1er avril].

Dans la soirée du mardi 4 avril, 48 heures après la fermeture des bureaux de vote, le Conseil national électoral déclarait officiellement, et de manière «irréversible», Lenin Moreno, le candidat soutenu par le président sortant, nouveau président élu de l’Equateur.

La maigre avance avec laquelle l’officialisme a remporté sa victoire – moins de 230’000 voix dans un pays de 12,8 millions d’électeurs – a permis à l’opposition conservatrice de lancer une campagne déclarant falsifiés les résultats de l’élection. Son intention est d’aiguiser la polarisation sociale existante en recherchant un scénario semblable à celui déjà bien connu au Venezuela.

Tandis que les partisans d’Alianza Pais fêtait durant la nuit du mardi 4 devant leur siège de Quito [capitale] la victoire pénible de leur candidat, à peine dix pâtés de maisons plus loin, l’opposition manifestait le troisième jour de suite en cherchant à encercler les bureaux du Conseil national électoral.

Si nous considérons le leadership politique comme un transfert d’enthousiasme vers les masses pour un projet de société, pour des idées ou pour montrer le cap que doit prendre un pays, alors il faut dire que durant ce deuxième tour de l’élection présidentielle aucun des deux candidats ne fut capable de démontrer une telle capacité.

Les deux ont appliqué les règles élémentaires du petit manuel de campagne électorale bon marché qu’on trouve dans les librairies de technique politique. Les deux candidats ont promis tant et plus aux électeurs et expliqué le moins possible comment ils réussiraient à tenir ces promesses. En recourant à des médias caractérisés par de fortes limites professionnelles et un évident biais partisan selon qu’ils sont publics ou privés, les thèmes les plus polémiques de la campagne ont été esquivés par des arguments négatifs et des accusations contre l’adversaire. Sont restés flous, dans le cadre de généralités et de rhétoriques vagues, des sujets tels que le manque de liquidités de l’Etat, les stratégies pour attirer l’investissement étranger ou stimuler celui national, les politiques visant à l’encouragement de l’emploi pour le rendre plus digne, ainsi que les différences réelles entre les deux plans contre la crise proposés par les candidats. Et, en particulier, sur les épaules de quelle couche sociale le poids de leur réalisation retomberait.

Ces élections n’ont pas représenté un affrontement entre deux modèles de gestion économique et sociale clairement différenciés, mais agirent comme un thermomètre qui a mesuré le niveau d’épuisement d’un régime de profil très personnaliste. Régime qui s’est détérioré tout au long de la crise économique, laissant percevoir ses carences éthiques.

Le candidat conservateur et banquier Guillermo Lasso s’est limité lors de ce deuxième tour à s’efforcer d’additionner le vote des partis politiques exclus de la compétition après le premier tour et dont les chefs lui ont déclaré publiquement leur appui. De son côté, la stratégie officialiste a signalé les contradictions au sein de cette nouvelle grande alliance de l’opposition, en faisant allusion au risque tant proclamé d’un retour au passé et au manque de légitimité d’un rival impliqué dans la gestion des néfastes gouvernements néolibéraux antérieurs, et dénonçant ses opérations dans divers paradis fiscaux.

Epuisement

En termes de communication stratégique et de marketing politique, Alianza Pais s’est caractérisée depuis dix ans pour avoir déployé avec succès un récit basé sur l’antagonisme des plébéiens face aux élites. Cependant, dans la récente campagne électorale, ce discours n’avait plus la même efficacité. Il montrait des signes d’épuisement aussi visibles que l’épuisement du régime qui avait élaboré ce récit.

Pour ce qui est de la stricte arithmétique électorale, Alianza Pais a obtenu lors du premier tour – le chiffre représentatif de l’identification de la société avec ses partis politiques – seulement 28,91% des voix, alors qu’é la présidentielle précédente [2013] la coalition avait obtenu 42,13%. Qui plus est, même au deuxième tour, le parti gouvernemental n’a pas atteint les résultats de 2013, bien que 1,3 million d’électeurs lui aient transféré leurs voix pour éviter une victoire conservatrice. Ces résultats démontrent l’état de détérioration du régime de Rafael Correa.

Durant la décennie écoulée, l’administration du président Correa a connu ses moments de lumière et ses moments d’ombre, mais c’est un fait indiscutable que Lenin Moreno se verra confier un pays dans une conjoncture économique très délicate.

Défis

L’Equateur connaîtra des difficultés pour affronter à court terme les obligations qui résultent de la politique agressive de dette publique qui a caractérisé les dernières années du gouvernement Correa. C’est la politique qui aboutit à dépenser plus pour le service de la dette que pour l’investissement dans la santé et l’éducation. De la même manière, l’économie nationale continue de montrer peu de dynamisme après que le dernier exercice s’est clos sur une récession, sans qu’apparaissent dans l’année en cours des signes de récupération de la consommation intérieure.

Guillermo Lasso

Les réserves de la Banque centrale sont en ce moment insuffisantes pour couvrir les passifs à court terme [engagements] tandis que, fruit de la contraction économique, les rentrées d’impôts ne se rétablissent pas suite au creux intervenu en 2015, au moment où se sont aiguisés les effets sur l’économie nationale de la baisse du prix du pétrole. Il faut signaler également que l’économie équatorienne traverse une conjoncture de tassement du pouvoir d’achat de la majorité de la population, conséquence – entre autres choses – du fait qu’à peine quatre travailleurs sur dix ont accès à un «emploi adéquat» (avec un salaire qui atteigne ou dépasse le minimum établi de 375 dollars par mois).

Sur le plan institutionnel, le manque d’indépendance entre les divers pouvoirs de l’Etat et la révélation de plusieurs cas de corruption impliquant des hauts fonctionnaires engendrent une perte, allant crescendo, de légitimité du système. C’est précisément sur ce fait que l’opposition conservatrice concentre son actuelle campagne pour discréditer le Conseil national électoral qui est, en théorie, l’organe directeur de la démocratie dans le pays.

Enfin, les tendances autoritaires du gouvernement actuel se sont aggravées avec le temps, laissant un bilan à ce jour d’approximativement 850 militants condamnés par la justice pour diverses actions de protestation sociale.

Vice-président

Lenin Moreno s’est fait connaître nationalement comme vice-président de la République dans les six premières années du mandat de Rafael Correa.

C’est alors qu’il développa avec succès la Mission Solidaire Manuela Espejo [1753-1829, journaliste, infirmière et féministe révolutionnaire] et le Programme Joaquin Gallegos Lara [1909-1947, écrivain et membre du Parti communiste d’Equateur jusqu’à sa mort]. La première était destinée à recenser et prendre en charge les personnes qui souffrent d’une invalidité d’une sorte ou d’une autre. Le second attribue une aide financière aux personnes souffrant d’une invalidité sévère afin qu’elles puissent payer les soins nécessaires. Ces deux projets gouvernementaux furent un événement marquant dans le pays car c’était la première fois que des sommets du gouvernement on prêtait une telle attention à un secteur historiquement tant oublié de la population. Qu’un homme qui se déplace dans une chaise roulante [Lenin Moreno] occupe le second poste dans la hiérarchie de l’Etat et se préoccupe de cette frange vulnérable de la société a suscité dans la population une large sympathie sur laquelle s’est construite plus tard sa candidature à la présidence.

Durant son mandat comme vice-président, et à la différence du reste du cabinet de Rafael Correa, Lenin Moreno put marquer ponctuellement des désaccords par rapport au président Correa, ainsi que dans ses relations avec les médias privés ou avec divers acteurs politiques opposés au régime.

Les succès de Lenin Moreno l’ont conduit aux Nations unies où le secrétaire général Ban Ki-moon l’a nommé envoyé spécial pour les questions d’invalidité et d’accessibilité. Cela lui permit d’être loin de l’Equateur depuis la fin de 2013 jusqu’à la veille de la campagne électorale, soit précisément durant le temps de la plus grande usure politique vécue par le régime Correa.

La bataille interne

Une fois qu’une candidature nouvelle de Rafael Correa lui-même eut été écartée, la bataille s’ouvrit au sein d’Alianza Pais pour désigner un dauphin, bataille interne qui aboutit, début octobre 2016, à la désignation de Lenin Moreno comme candidat à la présidence. Cela ne se fit pas sans résistances internes et avec l’imposition – toujours niée – comme colistier candidat à la vice-présidence de Jorge Glas [ministre des télécommunications, puis des travaux stratégiques et depuis 2013 vice-président], accusé de corruption de divers côtés, ce qui a valu au candidat Lenin Moreno plus de problèmes que d’appui électoral.

Les fractions d’Alianza Pais qui ont appuyé la candidature de Lenin Moreno dans la lutte de pouvoir interne et ensuite dans sa campagne électorale ne se placent pas strictement sous sa direction. Le caractère pondéré de Moreno, son style dialoguant et le temps passé hors du pays durant les dernières années n’ont pas permis qu’il prenne la tête d’une quelconque fraction au sein d’une organisation politique qui est peu caractérisée par un fonctionnement démocratique et où les décisions du parti ont été définies jusqu’à présent par la forte autorité de Rafael Correa.

Contrairement à d’autres qui furent candidats à la candidature présidentielle, Lenin Moreno n’appartenait même pas au comité directeur de 22 membres qui dirige Alianza Pais. Il n’a occupé aucune fonction dirigeante au sein du parti. Il faut signaler à ce sujet que les directions d’Alianza Pais n’ont jamais été organiquement élues par la base du parti, sinon approuvées à mains levées lors de différents congrès nationaux par ses délégués territoriaux, sur présentation de listes uniques par le seul président Rafael Correa. Tout cela sans congrès formels, ni propositions programmatiques alternatives, sans aucun débat interne ni constitution de courants et/ou tendances différenciées. Alianza Pais s’est construite autour d’un chef qui ne va déjà plus l’être et il faudra examiner comment va évoluer cette organisation politique.

La désignation officielle de Lenin Moreno comme candidat lors de la dernière convention nationale a mis en marche une machinerie électorale qui a vu la direction du parti travailler intensément en faveur de sa campagne. Excepté le candidat lui-même, ce furent les mêmes figures politiques de toujours qui ont assumé les fonctions au sein du bureau de campagne, ce qui ne permet pas d’entrevoir s’il y aura des changements significatifs dans le futur gouvernement.

«Décorreisation»

Au-delà de tout cela, les voix ne manquent pas autour de Lenin Moreno qui parlent de la nécessité d’une «décorreisation» de l’Etat, et qui proposent que le nouveau gouvernement rompe avec le style hérité de l’ancien et tente d’impulser plus de changement que de continuité.

Parallèlement, le discours de Moreno tout au long de sa campagne s’est caractérisé par des appels au dialogue adressés à des secteurs qui avaient initialement appartenu à l’alliance correiste, ou l’avaient appuyée, mais qui avec le temps et les dérives du régime avaient pris des positions critiques.

«Ma main est tendue vers qui veut la saisir», fut peut-être la phrase la plus importante et la plus répétée par Lenin Moreno durant sa campagne. Cela a suscité des attentes d’un changement de style dans son futur gouvernement, tout particulièrement parmi des secteurs dissidents que Rafael Correa avait catalogués comme traîtres. Du côté des mouvements sociaux, particulièrement parmi les secteurs les plus réprimés, il existe aussi un certain espoir que les conflits entre Etat et société puissent être gérés d’une autre manière.

Dans le domaine économique, durant sa campagne électorale, Lenin Moreno a parlé de la nécessité d’un grand pacte entre l’Etat et des secteurs du capital privé, afin de stimuler la production et l’emploi aujourd’hui stagnants. Cette formulation a suscité de la préoccupation dans les structures syndicales ankylosées qui subsistent encore dans le pays. En effet, l’association patronale fonde ses conditions de dialogue sur la nécessité de diminuer les coûts de production et de flexibiliser encore plus le marché du travail. Dans un pays où la charge fiscale sur les élites économiques atteint à peine 3%, ce sont ces secteurs qui exigent que ce soient les travailleuses et travailleurs qui prennent sur leurs épaules le poids de la sortie de la crise.

Régénération difficile

Dans le domaine institutionnel, Lenin Moreno devra procéder à une régénération démocratique qui, en principe, apparaît peu crédible à d’amples secteurs institutionnels. Toutes et chacune des institutions de l’Etat ont été mises entre parenthèses par leur dépendance et proximité avec le parti officialiste. Elles requièrent pour leur fonctionnement adéquat un cadre d’indépendance et/ou d’autonomie à l’égard du pouvoir exécutif. A titre d’exemple: les membres du Conseil national électoral ont des liens avec le parti du gouvernement et dans certains cas même la carte du parti; le procureur général est un familier de Correa; le président du Conseil de la magistrature a été son secrétaire personnel… Et nous pourrions ainsi continuer d’énumérer une longue liste de conflits entre l’éthique et les fonctions de l’Etat. Sans changement à cet égard, la tant annoncée lutte contre la corruption promise par Moreno sera difficilement crédible. Il sera encore moins possible de réduire la fracture sociale qui traverse la société équatorienne.

On peut s’attendre à ce que la stratégie politique conservatrice cherchera principalement à aiguiser l’actuelle polarisation sociale, pour accumuler les forces de la droite en prévision de la prochaine échéance électorale: en 2019 se tiendront les élections locales et régionales. La stratégie du candidat de l’opposition conservatrice consiste à ne pas reconnaître les résultats de l’élection présidentielle afin que le nouveau gouvernement soit considéré comme illégitime par une partie importante de l’électorat.

Lenin Moreno devra de même affronter les pressions internes des secteurs correistes les plus agrippés à l’appareil du pouvoir sortant, soit un establishment politique qui a joui de privilèges en relation avec des grands groupes du capital national et étranger et qui va être peu perméable à la transition politique d’ouverture que le nouveau gouvernement prétend mettre en marche.

Les défis de Lenin Moreno et de son futur gouvernement sont nombreux, pas seulement à cause des stratégies de déstabilisation de l’opposition conservatrice, mais aussi étant donné les résistances internes contre une nécessaire transition vers un modèle de gouvernement qui surmonte celui qui naquit sous la direction de Rafael Correa et qui s’éclipse avec sa figure. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 7 avril 2017, traduction A l’Encontre)

Decio Machado est sociologue et journaliste.

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