Le 6 août 2017, Carla Del Ponte a démissionné de la Commission d’enquête indépendante (CEI) de l’ONU sur la Syrie, dont elle était membre. La magistrate s’est dite frustrée par l’absence de progrès dans la promotion des droits humains et de la responsabilité en Syrie. Elle a souligné dans plusieurs entretiens que le Conseil de sécurité de l’ONU avait été incapable d’agir face au conflit meurtrier qui déchire la Syrie depuis plus de six ans.
Mme Del Ponte a raison de blâmer le Conseil de sécurité pour son inaction. En dépit des nombreux rapports accablants publiés par la CEI depuis 2011, la Russie a systématiquement utilisé son droit de veto pour protéger le pouvoir syrien et empêcher que le dossier soit transmis à la Cour pénale internationale (CPI).
Mais le problème déborde le seul cadre du Conseil de sécurité. Même si le Conseil est, hormis le Haut-Commissariat pour les réfugiés (UNHCR), l’organe le plus puissant des Nations unies, c’est l’ensemble du système onusien qui a échoué en Syrie, y compris la CEI elle-même, un échec qui a alimenté dans la population syrienne une méfiance croissante à l’égard de la communauté internationale.
Ainsi, dès le départ, les Nations unies ont laissé le gouvernement syrien manipuler le plan d’aide humanitaire de l’ONU, le Humanitarian Response Plan (HRP), en lui permettant de décider dans quelles zones cette aide serait distribuée, et quelles organisations internationales seraient autorisées à le faire.
Les Nations unies ont également permis au gouvernement syrien de modifier avant sa publication le document détaillant la mission du HRP, remplaçant toute mention de «zones assiégées» par «zones difficiles d’accès», et supprimant la plupart des références aux violences contre les civils.
Les défaillances de l’aide humanitaire
En laissant Bachar Al-Assad choisir les organisations chargées de la livraison de l’aide humanitaire, les Nations unies ont accordé des contrats de plusieurs dizaines de millions de dollars à des membres du proche entourage du président, y compris des personnes visées par des sanctions européennes et américaines. Inutile de préciser que l’aide n’est jamais parvenue à ceux qui en avaient le plus besoin.
Mme Del Ponte a raison de blâmer le Conseil de sécurité, mais en 2016, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a chargé Shukria Mekdad d’étudier et de remédier aux problèmes de santé mentale des réfugié·e·s et déplacé·e·s intérieurs en Syrie. Or Mme Mekdad n’a rien d’une experte en santé mentale. Ce qui lui a surtout valu son poste est le fait qu’elle est l’épouse du ministre adjoint des affaires étrangères syrien, Faisal Mekdad, ce qui a sapé l’effort important déployé par l’OMS.
Mme Del Ponte a raison de blâmer le Conseil de sécurité, mais l’envoyé spécial des Nations unies, le Suédois Staffan de Mistura, a laissé la Russie élaborer la Constitution syrienne plutôt que de s’enquérir des souhaits des Syriens eux-mêmes. En outre, sous la pression des Russes, de Mistura a ignoré la question cruciale des personnes disparues, un problème qui concerne l’ensemble du pays.
[Madame Del Ponte n’a cessé d’affirmer, depuis 2013, qu’en Syrie il y avait «deux camps de méchants», quasi des jumeaux, qui «commettaient tous des crimes». De la sorte, elle manifestait son inaptitude à saisir l’histoire et le sens d’un soulèvement populaire – dans un contexte régional tel que celui de 2011-2012 – contre une dictature ayant des décennies d’expérience étatique d’une répression sans rivages. Simultanément se manifestait chez elle – et d’autres – une impéritie à appréhender l’évolution des affrontements militaro-politiques, dans lesquels avaient la main des forces étatiques – la Russie et l’Iran – ou para-étatiques, comme le Hezbollah libanais et des supplétifs iraniens, ainsi que des mafias syriennes liées plus ou moins pouvoir, dans le but d’accroître leur emprise, tout en cultivant une autonomie facilitant la prise d’initiatives commandées par des projets d’acquisition de biens divers. Nous ne mentionnerons pas ici le rôle de Daech et les causes de son essor. La suffisance du «franc-parler» de Madame Del Ponte ne peut camoufler son insuffisance en termes d’entendement d’une situation aussi complexe dans une région soumise à des chocs multiples, répétés et protéiformes. La position de la « juge» qui «sait» et proclame son «savoir» peut «convaincre» des novices, des «journalistes» respectueux de l’officialité (dont ils dépendent) ou ceux qui connaissent la région et ses contours aussi peu que la juge maîtrise l’arabe.
C’est, à sa façon, ce que Mohammad Al Abdallah souligne, avec force, dans la suite de cette Tribune lorsqu’il souligne l’incapacité pendant des années de contextualiser la tragique situation en Syrie comme dans les pays limitrophes. Quant aux raisons effectives de la démission de Madame Del Ponte, les archives et les leaks (fuites) fourniront, peut-être, une version plus complète et moins frustrante que celle qui nous est servie. La nomination par Antonio Guterres, nouveau secrétaire général de l’ONU, de la juge française Catherine Marchi-Uhel à la tête du Mécanisme d’enquête international, impartial et indépendant sur la Syrie n’a certainement pas fait le bonheur de Carla Del Ponte. D’autant plus que Catherine Marchi-Uhel affirme vouloir réunir comme informations et preuves des documents provenant non seulement de la CEI, mais d’organisations de la société civile syrienne, ainsi que d’éléments dont les Etats disposent. Ce Mécanisme d’enquête devrait aboutir à un jugement des responsables des crimes commis en Syrie, ce que la CEI n’a pas envisagé depuis sa création le 23 août 2011. – Réd. A l’Encontre]
La commission n’a pas su contextualiser le conflit
Mme Del Ponte a raison de blâmer le Conseil de sécurité, mais la Commission d’enquête indépendante elle-même a contribué aux souffrances des Syriens. Dès ses débuts, la CEI, incapable de contextualiser la situation syrienne, n’a pas su comprendre que le soulèvement originel de 2011 participait du vaste mouvement régional qui a porté les exigences populaires de dignité, de changement et de liberté.
Cette incapacité à contextualiser le soulèvement a conduit la CEI à n’aborder la situation syrienne que comme un banal conflit de plus. La commission a adopté l’approche onusienne habituelle, avec envoi de courriers au gouvernement lui demandant de coopérer avec les enquêteurs, de dresser une liste de responsables syriens coupables d’exactions et de la confier, sous enveloppe scellée, au haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, dans l’espoir que brandir la menace de ladite enveloppe suffirait à modifier le comportement d’Al-Assad.
Il apparaît évident, à la lecture des recommandations de la CEI dans ses deux premiers rapports de novembre 2011 et février 2012, que la commission sous-estimait de façon incroyablement naïve la situation, qu’elle ignorait tout de la structure du pouvoir syrien, de la gravité des tensions interconfessionnelles et de la façon dont celui-ci avait, dans un premier temps, manipulé les communautés afin d’exacerber les tensions entre elles, avant de former des groupes de shabiha, ces hommes armés en tenue civile à la botte du gouvernement.
L’obsession du dialogue
Dans le second rapport, après plus de 20 pages analysant la responsabilité de l’Etat syrien dans les graves violations des droits de l’homme et son incapacité à poursuivre un seul responsable de ces exactions (que la commission qualifie de crimes contre l’humanité), la CEI concluait que «la seule solution permettant de mettre un terme à la violence est un dialogue inclusif débouchant sur un règlement négocié garantissant efficacement les droits de l’homme de tous les citoyens syriens». Or, il aurait dû être clair que le gouvernement Al-Assad ne s’intéressait ni aux dialogues inclusifs ni aux droits humains de sa population.
Intervenant en mars 2012 devant le think tank américain Brookings Institution, le président de la CEI Paulo Pinheiro [1] critiqua toute réponse internationale concertée au conflit autre que le dialogue politique que recommandait la CEI. A la tribune, M. Pinheiro se gaussa des corridors humanitaires et insista sur l’importance de réunir les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU en dépit du fait qu’à peine un mois auparavant, la Russie et la Chine avaient opposé leur deuxième veto sur la Syrie. La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les violences faites aux femmes, Yakin Ertürk [après un doctorat en sociologie du développement, elle enseigna de 1986 à octobre 2010 à la Middle East Technical University d’Ankara], qui siégeait alors à la CEI, est allée jusqu’à déclarer que la Cour pénale internationale ne constituait qu’un «dernier recours».
De fait, la CEI a attendu deux ans avant de recommander la saisine de la CPI, après que la haut-commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme Navanethem Pillay a exposé la situation devant le Conseil de sécurité en janvier 2013 et recommandé d’en référer à la CPI.
Même après l’échec de la mission de Kofi Annan [nommé en février 2012, il démissionne en août 2012, non sans avoir proposé d’intégrer la Russie et l’Ran dans les négociations! ] et sa démission du poste d’envoyé spécial en raison du manque d’intérêt manifeste du gouvernement syrien pour d’éventuelles négociations, le rapport de la CEI d’août 2012 s’obstinait à recommander avec optimisme un règlement négocié.
Les Syriens ont perdu confiance en l’ONU
Imaginez la façon dont les Syriens ont perçu la CEI lorsque celle-ci, après avoir admis que le gouvernement avait tué des milliers de personnes et perpétré des exactions assimilables à des crimes contre l’humanité, a répété que la seule solution résidait dans un dialogue entre les victimes et la sanglante machine sécuritaire du régime. Le maintien de cette position par la CEI durant les dix-huit premiers mois de son existence a donné, aussi bien à Al-Assad qu’à d’autres parties prenantes du conflit, le feu vert pour commettre des atrocités sans avoir à en craindre les conséquences. Il n’est donc pas étonnant que les Syriens aient rapidement perdu confiance dans l’ensemble du système onusien.
La CEI travaille depuis près de six ans. Même si je n’ai pas été d’accord avec ses premières recommandations, je m’en voudrais de ne pas saluer l’énorme travail de documentation qu’elle a accompli, en particulier pour les importantes dépositions de première main qu’elle a recueillies auprès de victimes et de témoins. Les rapports de la CEI seront d’une importance capitale pour documenter l’historique du conflit et, un jour, contribueront aux procédures judiciaires qui pourraient être ouvertes.
C’est pour cette raison que le Syria Justice and Accountability Centre que je préside a collaboré à plusieurs reprises avec la CEI et l’a aidée dans ses investigations en lui transmettant les données dont nous disposions. Nous continuerons à le faire dans l’avenir. Mais nous continuerons également à critiquer le travail de la CEI dans l’espoir que les mêmes erreurs ne seront pas à nouveau commises, en Syrie ni dans aucun autre conflit.
Même aujourd’hui, alors que la situation s’est encore dégradée du point de vue de l’ampleur des violations des droits de l’homme et des types d’armes utilisés, la CEI attend toujours du gouvernement l’autorisation de mettre le pied en Syrie. Elle n’a même pas essayé de se rendre dans les zones contrôlées par l’opposition ou les forces kurdes, manquant ainsi l’occasion de documenter les exactions commises par toutes les parties prenantes du conflit.
Il n’est pas étonnant que Carla Del Ponte éprouve un sentiment de frustration. En tant que Syrien, ex-détenu, survivant de la torture et réfugié, j’ai éprouvé cette frustration à l’égard des Nations unies longtemps avant la démission de Mme Del Ponte.
En décembre 2016, l’Assemblée générale de l’ONU a institué le Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) chargé d’enquêter sur les crimes les plus graves commis en Syrie et de poursuivre ceux qui en sont responsables. Vu la situation de blocage qui prévaut au sein du Conseil de sécurité, je considère que ce mécanisme constitue notre toute dernière chance d’obtenir justice et responsabilisation. J’espère vraiment qu’il se montrera à la hauteur. (Tribune parue dans Le Monde du 28 août 2017; traduit de l’anglais par Gilles Berton)
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[1] Académicien brésilien ayant enseigné à l’Université de São Paulo. Sous le mandat de Fernando Henrique Cardoso – 1995-2002 – il fut ministre responsable de la Protection des droits humains, puis il se «spécialisa» dans les Commissions d’enquête de l’ONU sur le Burundi, la Birmanie (Myanmar) et sur les «violences contre les enfants». Le rapport présenté à ce sujet fit grand bruit en 2006. Après des missions pour l’OEA (Organisation des Etats américains) sur les violences contre les enfants, entre autres, il prit la direction de la CEI pour la Syrie en 2011. (Réd. A l’Encontre)
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