Nous publions ci-dessous une première prise de position. D’autres suivront étayant cette argumentation à partir de données statistiques et de «descriptifs» sur la situation des conventions collectives, entre autres. (Réd.)
L’Union syndicale suisse (USS) a adopté lundi 17 mai le contenu définitif de l’initiative populaire pour l’introduction d’un salaire minimum. Elle sera lancée l’automne prochain. Le projet publié un mois auparavant, avec l’intention d’en « débattre » dans les fédérations, n’a pratiquement pas été modifié. Les salarié·e·s de ce pays – du moins ceux et celles membre des syndicats – les plus directement intéressé·e·s, n’en ont pas discuté. L’initiative est née des réflexions d’un noyau restreint de personnes et l’est restée.
Il en résulte que le contenu de cette initiative n’a été en aucune manière l’objet d’une large consultation sur des lieux de travail, dans des assemblées syndicales, ni même dans les comités de section ou les divers groupes syndicaux. La discussion est restée confinée au sommet du syndicat (comité directeur et comité central). Une bien mauvaise manière de préparer le lancement d’une initiative qui pourrait réserver des surprises (mais pas dans un sens positif) au moment de la votation, car il ne faut pas s’illusionner sur la « popularité » du thème, qui demeure, de fait, abstrait, peu saisissable, pour nombre de salarié·e·s.
Les dirigeants de l’USS et des fédérations – à commencer par Unia, sa colonne vertébrale – semblent n’avoir rien appris des aventures désastreuses dans lesquelles leur manque de discernement nous a fourrés et qui, durant des décennies, ont porté préjudice aux légitimes revendications des salarié·e·s. Il suffit de se rappeler de l’image déplorable projetée par des dirigeants de relief d’UNIA et de l’USS à l’occasion de l’initiative sur le temps de travail. Nous savons toutes et tous comment cela s’est terminé: l’initiative «pour une durée du travail réduite» (avec des éléments de flexbilité !) a été rejetée en mars 2002 – alors que la participation était à hauteur de 58,26% – par 74,6% des votant·e·s. Ceux et celles qui se sont prononcés pour le oui ont dépassé tout juste la barre des 25%, plus exactement 25, 4%.
Salaire minimum et revenu
Il existe en Suisse un problème salarial. Il ne concerne pas seulement les travailleuses et les travailleurs qui gagnent annuellement moins de 45’000. CHF brut, c’est-à-dire ceux et celles et sont en priorité visés par l’initiative de l’USS. Affronter le thème de manière aussi limitée, c’est faire de la discussion sur le salaire minimum un débat sur les minimaux sociaux [1] et courir ainsi le risque de se superposer à une autre discussion, celle sur le revenu garanti.
Or il n’y a pas de doute qu’un lien important existe entre salaire et revenu [2]: mais c’est une discussion qui a peu à voir avec celle sur le salaire minimum. Ne serait-ce que pour la simple raison suivante: lorsqu’on discute du revenu minimum (dans ses diverses acceptions et indépendamment de l’accord qu’il peut y avoir sur une telle revendication), il faut prendre en considération toutes les citoyennes et tous les citoyens, tous les habitant·e·s ; la discussion sur le salaire minimum concerne les travailleurs salariés qui vendent leur force de travail, se trouvent dans un rapport social donné, celui de la contrainte de la vente de la force de travail. Donc un rapport social spécifique entre «ceux qui détiennent les moyens de production comme de subsistance» et ceux «qui vendent leur force de travail – comme marchandise – pour avoir accès aux moyens de subsistance».
Dans ce rapport d’échange particulier – qui est un rapport de classe – se révèle le caractère du capital comme un rapport d’exploitation. Ce rapport d’exploitation s’exprime par la partition de la valeur créée par la force de travail entre les capitalistes et les travailleurs salariés. De là découle le taux d’exploitation (ou taux de plus-value) qui est largement fonction de la durée de la journée de travail, de son intensité et de la valeur d’échange de la force de travail. Cette valeur d’échange de la force de travail n’est autre que la norme sociale de sa reproduction: ce qui est nécessaire, dans un moment donné et dans un espace donné, pour assurer que le salarié puissent reproduire sa force de travail et celui de sa famille.
Ces normes sociales sont l’enjeu de luttes (plus ou moins ouvertes) entre classes sociales (Capital-Travail), de rapports de forces, de codifications de ces rapports de forces dans la législation du travail et les conventions collectives. Ce sont des questions et thèmes qui ne peuvent pas être ignorés et qui devraient accompagnés un travail d’explication pédagogique lorsqu’est abordée la question du «salaire minimum».
Salaire minimum et dumping salarial
Au-delà de la nécessité de fournir une réponse sur le thème du salaire (lequel, cela a été déjà dit, concerne bien plus que les travailleurs « mal payés »), une initiative sur le salaire minimum légal doit répondre, aujourd’hui et pour le futur, à la concurrence qui s’accroît sur le marché du travail «national» et européen, ce que l’on nomme «dumping salarial». De ce point de vue, une disposition législative doit être tournée vers l’avenir, partant de l’idée que les mesures actuelles de protection pourraient être invalidées demain. Un seul exemple: aujourd’hui la directive européenne sur les travailleurs détachés « protège » contre le dumping salarial qui pourrait s’exercer au travers de cette catégorie de travailleurs. Mais on sait que cette directive de 2003 (Bolkenstein) révisée en 2006 – directive «services relatives aux libertés de services et libre circulation des services dans le marché unique de l’UE – est intégrée par le biais des accords bilatéraux. Elle est, de fait, un gruyère, que dénoncent, parfois, diverses actions syndicales en France ou en Allemagne.
C’est pour cela que la formulation du texte de l’initiative [voir le texte sur le site de l’USS] doit être le plus inclusif possible. Dans ce sens il s’agit d’inclure non seulement les types de contrats de travail (à temps indéterminé, déterminé, partiel, etc), mais aussi tous les rapports de travail qui s’exercent en Suisse, indépendamment du lieu où le contrat de travail est né. Dans cette optique, selon nous, la formulation du contenu même de l’initiative est extrêmement faible et ne permettrait pas de poser les bases pour combattre le dumping salarial.
Pour prendre un exemple issu des discussions de ces deux dernières années, nous pensons à la question des travailleurs qui viennent travailler en Suisse et qui dépendent d’entreprises de travail temporaire étrangères. La formulation proposée ne nous semble pas résoudre un problème: que faut-il prendre en considération: l’endroit où le travail est exécuté ou le lieu où le contrat a été conclu ?
Salaire minimum légal et salaires réels
Le problème qui se pose ici est le rapport entre le salaire minimum proposé et celui qui est effectivement perçu par les travailleuses et les travailleurs. Il est évident que si l’objectif est d’introduire, ainsi qu’il est indiqué de plusieurs côtés dans la presse syndicale, une sorte de complément législatif au système des salaires contractuels ou de répondre au problème des 400’000 travailleurs qui perçoivent un salaire annuel brut inférieur à 45’000. CHF, le type de salaire minimum qui est proposé par l’initiative convient.
Il est tout à fait clair que l’initiative, comme indiqué initialement, deviendra une sorte de proposition pour un « minimum social », une sorte d’aide pour les salaires les plus bas, en peu de mots: une proposition de « politique sociale ». Une parmi toutes celles que la gauche social-libéral et les syndicats ont l’habitude de faire en période pré-électorale dans l’espoir de gagner des voix – le président du PSS, Christian Levrat, est tout à fait explicite sur ce point [3]. Et cela débouchera sur un débat de « politique sociale », certes intéressant d’un point de vue de politique générale, mais certainement inintéressant pour construire une campagne autour de la question du salaire, de l’exploitation, des rapports capital-travail. La majorité des travailleurs et trvailleuses verra cette proposition d’initiative et la campagne qui suivra comme quelque chose qui ne la concerne pas vraiment directement. Les travailleurs et travailleuses la considéreront comme peu digne d’attention et encore moins d’être soutenue.
La question du niveau du salaire minimum proposé n’est, à notre avis, pas secondaire. Elle doit être traitée très précisément et permettre de définir un niveau par rapport auquel une part considérable des salarié·e·s de ce pays puissent se reconnaître, de près ou d’un peu plus loin. Ainsi par exemple un salaire comme celui proposé dans l’initiative cantonale du MPS du Tessin (52’000.- CHF annuels ; 4’000.— x 13) concernait directement quelque 40% des salarié·e·s du Tessin.
Avec la proposition contenue dans le texte de l’initiative – 22.- CHF à l’heure, ce qui correspond à 12 mensualités à 3800.CHF – 40 heures –, ou étant donné que les trois quarts des travailleurs sont habitués à toucher 13 mensualités: 3500.- CHF bruts par mois – le risque est grand, c’est une quasi-certitude, que la discussion exclue une très grande majorité des salarié·e·s, en particulier celles et ceux des grandes centres urbains suisse-alémaniques, qui connaissent un niveau de salaire supérieur.
Un salaire mensuel de 4500 francs – ou proche – sur 13 mois aurait permis de construire le rapport de force au niveau national. Nous avons l’impression que ce point pèsera fortement non seulement sur la capacité de construire une campagne de discussion avec la majorité des salariés (nous doutons que, étant donné les conditions actuelles, les organisations syndicales soient capables et veuillent le faire l’échelle nationale), mais cela influencera de manière décisive le résultat de la votation.
Dérogation, apprentis et contrôle
Le texte de l’initiative donne la possibilité de déroger à la règle qui serait établie avec une formule qui nous paraît trop générale: que signifient des rapports de travail « particuliers » ? Une formule qui pourrait ouvrir la voie (si, par hypothèse, l’initiative devait être acceptée) à une interprétation au niveau du Parlement qui divergerait de ce qui est espéré par les initiateurs dans leurs commentaires et déclarations (qui valent ce qu’elles valent, c’est-à-dire rien au plan légal).
Lorsqu’elle parle de dérogation, l’USS pense spécifiquement aux apprentis, aux invalides, aux stagiaires et autres rapports de travail du même genre.
Dans cette perspective, il nous semble qu’une occasion est perdue d’affronter le thème du salaire des apprentis, lequel, depuis des décennies, ne progresse pas de manière concrète (voire même connaît des reculs)
Il s’agit d’environ 150’000 jeunes travailleurs et travailleuses qui, selon de nombreuses enquêtes de nature diverse (y compris syndicales), sont généralement très mal payés, également dans la dernière phase de leur formation, lorsque leur «rendement», au travail, n’est plus très éloigné (ou est équivalent) de celui des travailleurs formés. Par ailleurs ,ce secteur des travailleurs est toujours moins bien organisé syndicalement et les règles contractuelles concernant leur salaire (selon un mode obligatoire) sont pratiquement inexistantes.
Il ne faut pas oublier que les contrats d’apprentissage sont de véritables contrats de travail à temps déterminé. Il n’y a aucune raison de les exclure d’une réglementation sur le salaire minimum. Il faut noter en outre, dans aucune région de la Suisse, le salaire moyen des apprentis de dernière année n’atteint les 12’000 francs annuels. Une véritable sur-exploitation, présentée comme un cadeau quasi paternaliste en provenance des employeurs.
Nous reviendrons sur les aspects du contrôle: car édicter un salaire est une chose, le contrôle effectif de son application en est une autre. Il y avait là l’occasion de proposer des modalités de contrôle et de reprendre l’idée avancée lors du vote sur les bilatérales: établir un véritable registre des salaires effectifs, à l’échelle nationale, avec la dimension du temps de travail, etc. Une occasion manquée. Un oubli qui n’est pas dû au hasard.
L’initiative de l’USS démarre mal, par la dynamique qu’elle entraîne et par son contenu même. Elle ne se présente pas comme un instrument adéquat pour construire une campagne et une mobilisation qui puissent sérieusement permettre aux travailleuses et aux travailleurs de résister à l’offense sociale (et salariale) menée contre eux.
[1] Nous reviendrons sur cette question des «working poor», des «travailleurs à faible taux de rémunération», comme l’écrit l’OFS (Office fédéral de statistique). Le salaire standardisé brut médian des working poor s’élevait en 2006 à 4267.- CHF par mois, ce qui veut dire que la moitié d’entre eux gagne moins que cela, l’autre plus. Les salaires bruts standardisés portent sur 40 heures. Nous reviendrons aussi sur la notion de «salaire décent» et de son lien avec la campagne idéologique du BIT (Bureau international du travail) sur le «decent work».
[2] Un salarié percevant un bas salaire mais vivant dans un ménage peut éviter la pauvreté «grâce» à un «revenu du conjoint» – ce qui pose le problème du salaire des actives, femmes seules, travaillant dans diverses branches de l’industrie et pas seulement de l’hôtellerie et de la restauration – à des transferts sociaux ou même des transferts privés (aides diverses, pensions…). A cela s’ajoute le débat sur «le revenu garanti» de nature universelle, du moins pour l’essentiel de ceux qui le propose.
[3] Dans Le Matin du 13 octobre 2009 C. Levrat résumait ainsi sa position:« Une façon de lutter contre la paupérisation des personnes travaillant dans des secteurs peu rémunérés, telle la restauration, le commerce de détail ou le nettoyage. Là où les salaires sont souvent inférieurs à 3500 francs par mois pour un 100%. Et d’éviter le dumping salarial. Car la Suisse ne peut se permettre de fabriquer des working poor». Un «socialisme» a visage d’ONG charitable qui ne veut pas ternir «l’image de la Suisse»
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