Par Niha Masih, Anant Gupta et Kareem Fahim
NEW DELHI – La dernière fois que les enfants de Ramulu Maraveni ont vu leur père, c’était en mars, lors d’un appel vidéo flou depuis le Qatar, où il travaillait. Ses deux filles, âgées de 18 et 16 ans, avaient besoin de robes, et son fils de 10 ans a demandé une tasse à thé. Ils se sont parlé le lendemain matin avant le départ à l’école. Lorsque les enfants sont rentrés chez eux, Maraveni était mort.
Huit mois plus tard, sa famille, qui vit en Inde, ne sait toujours pas pourquoi. Maraveni, 51 ans, pavait les routes autour des stades de la Coupe du monde. Il s’est effondré pendant son travail, selon un collègue. Un certificat de décès qatari indique que la cause est une «insuffisance cardiaque aiguë de cause naturelle». Sa femme a déclaré qu’il avait travaillé pendant des heures exténuantes alors que le Qatar se préparait pour le Mondial. Quelques semaines avant sa mort, il s’est évanoui, mais le médecin qui l’a examiné a mis en cause une hypotension artérielle, et il a rapidement repris le travail. «C’était un travail dur et continu», a déclaré sa femme, Lavanya Maraveni, qui a estimé qu’il gagnait entre 500 et 600 dollars par mois. «Mais il a continué à travailler pour l’avenir de nos enfants.»
L’entreprise de construction qui avait employé Maraveni pendant 15 ans a envoyé à sa famille un chèque de 3000 dollars pour couvrir les arriérés de salaire et d’autres primes, a déclaré sa femme.
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Les organisations de défense des droits de l’homme affirment que la mort inexpliquée de milliers de travailleurs migrants pendant les près de 12 années de préparation de la Coupe du monde par le Qatar a terni le tournoi, mettant en relief la surveillance laxiste de la FIFA et les conditions de travail abominables dans le pays hôte du Mondial. [Il serait aussi utile d’avoir un décompte des accidents de travail et des morts des travailleurs ayant construit le Musée du Louvre dans l’émirat d’Abu Dhabi ou les hôtels du groupe Accor au Qatar ou à Abu Dhabi, sans mentionner le Royal Méridien du groupe Marriott où réside l’équipe de Suisse.]
Pour les proches des travailleurs, ces décès ont laissé des traces de souffrance et des dettes, mais aussi une incertitude profonde et angoissante sur la façon dont ils sont morts et sur ce qui, en fin de compte, leur était dû.
Les organisations de défense des droits ont déclaré que durant des années il n’y a eu aucun dispositif, et apparemment aucune volonté, de mener une enquête sérieuse sur bon nombre de ces décès. Le bilan était brouillé par des certificats officiels attribuant les décès à des causes naturelles, qui ne nécessitent aucun suivi en vertu de la loi qatarie.
Le Qatar a réfuté le nombre de morts, notamment en insistant sur le fait que les travaux effectués sur les infrastructures autres que les stades de la Coupe du monde n’étaient pas liés au tournoi. Il a également pris des mesures qui, selon des organisations de défense des droits de l’homme et du travail, sont importantes et permettraient de mieux protéger les travailleurs, à condition qu’elles soient pleinement appliquées.
Au-delà de la «question» des décès, les groupes de défense des droits de l’homme ont déclaré que de nombreux travailleurs migrants – qui tentaient de subvenir aux besoins de leurs familles restées au pays – étaient pris au piège d’un système répressif comprenant le paiement de frais exorbitants aux agents recruteurs, le non-paiement des salaires et des conditions épouvantables dans les chantiers. Nombre de ces conditions persistent.
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Le Qatar – le plus petit pays et le premier Etat arabe à accueillir le mondial de foot – a jusqu’à présent repoussé les appels à contribuer, avec la FIFA, à un fonds de compensation pour les travailleurs décédés et à mettre en place un organisme indépendant chargé d’enquêter sur ces décès. Les responsables qataris affirment que le pays a déjà versé des dizaines de millions de dollars aux travailleurs dont les salaires ont été bloqués par les entreprises les employant.
Les travailleurs migrants constituent la grande majorité de la population du Qatar. De nombreux travailleurs népalais, bangladais, pakistanais et indiens occupent des emplois mal payés, notamment dans le secteur de la construction. Ils ont joué un rôle central dans la construction de l’architecture de la Coupe du monde – non seulement les stades, mais aussi les autoroutes et les routes qui y mènent, un vaste réseau de métro et des hôtels pour les supporters.
Les Indiens constituent le plus grand groupe de migrants au Qatar. Le ministère indien des Affaires étrangères a déclaré que près de 2400 de ses citoyens sont morts au Qatar entre 2014 et 2021, sans préciser la cause de ces décès. Le ministère a également déclaré, en février 2022, que le Qatar était en tête de la liste des pays auprès desquels les Indiens demandaient une indemnisation pour les décès de travailleurs, avec 81 procédures en cours.
Rejimon Kuttappan, un journaliste indien qui étudie les droits des migrants, a déclaré, lors d’une réunion d’information organisée par Human Rights Watch, que le gouvernement indien a été réticent à fournir des informations plus détaillées. «Ils continuent à manipuler les données afin de maintenir les liens diplomatiques et une relation amicale» avec le Qatar.
Comme les certificats de décès du Qatar mentionnent souvent des causes naturelles ou des arrêts cardiaques, il est généralement difficile de prouver comment les travailleurs sont morts, a-t-il ajouté, même lorsque les membres de la famille ou les collègues pensent que «l’humidité, les heures supplémentaires ou le stress mental» sont à l’origine du décès. Rejimon Kuttappan ajoutait que lorsque les corps étaient renvoyés en Inde, les familles procédaient rarement à des autopsies par désir d’organiser rapidement des enterrements ou parce qu’elles ignoraient que de tels examens étaient possibles.
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Ramulu Maraveni, qui était originaire de Shivangalapally, un village du sud de l’Inde, travaillait depuis 2007 pour Boom Construction au Qatar, selon une copie d’une lettre envoyée par l’entreprise à ses collègues après sa mort et examinée par le Washington Post. La lettre demandait à ses collègues de faire preuve de «gentillesse et d’apporter toute l’aide possible à sa famille en deuil». Ses collègues ont répondu en rassemblant près de 500 dollars à envoyer à sa femme, Lavanya, et aux trois enfants.
La société n’a pas répondu aux demandes répétées de renseignements de même qu’à une liste détaillée de questions sur l’historique de l’emploi de Maraveni ou les circonstances de son décès. Un employé de la société a déclaré à un journaliste du Washington Post qui s’est rendu dans les bureaux de Boom à Doha, jeudi 17 novembre, que le responsable des ressources humaines, qui a rédigé la lettre, n’était pas joignable.
Or, ces dernières années – selon son colocataire et collègue de travail – Ramulu Maraveni avait participé à la construction de routes au Qatar en tant que conducteur de rouleau compresseur, notamment autour du stade de Lusail, au nord du centre-ville de Doha, où se dérouleront les finales de la Coupe du monde.
Lavanya, âgée 36 ans, a déclaré que son mari travaillait en équipes de 12 heures qui se prolongeaient souvent plus longtemps. Le travail alternait entre les équipes de nuit et de jour. A l’approche de la Coupe du monde, la pression a augmenté. Les travailleurs recevaient des objectifs qu’ils devaient atteindre, peu importe le temps que cela prenait, se souvient-elle de ce que Ramulu lui disait. La chaleur pouvait être insupportable, dépassant souvent les 110 degrés Fahrenheit (43,3 degrés Celsius). «Il y a énormément de travail au Qatar qui doit être accompli à un rythme très soutenu», a déclaré un travailleur qui connaissait Maraveni. Il s’est exprimé sous couvert d’anonymat afin de protéger son emploi. «Je travaille normalement en équipe de 8 heures, mais en ce moment, je travaille 12 heures par jour», a-t-il indiqué. Il est employé par une autre entreprise.
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Le rythme et la durée du travail signifient également qu’il y a moins de possibilités de rentrer chez soi en Inde. Ramulu Maraveni n’avait pas vu sa famille depuis deux ans. Il espérait bénéficier d’une allocation permettant aux travailleurs partis aussi longtemps de réclamer un billet gratuit et deux mois de congé. Mais sa famille a déclaré que l’entreprise n’avait pas voulu lui accorder son congé parce qu’il y avait trop de travail.
Un mois avant sa mort, Maraveni s’était évanoui, selon un collègue. Un médecin privé a dit à Ramulu Maraveni qu’il s’agissait d’une hypotension artérielle et il a repris le travail immédiatement, a déclaré le collègue qui a parlé sous couvert d’anonymat pour éviter les représailles de son employeur.
Le 19 mars, Maraveni, qui vivait dans le lotissement de l’entreprise, s’est réveillé plus tôt que ses collègues et a préparé du riz pour le groupe. Quelques heures plus tard, sur le lieu de travail, il a vomi et a été emmené à l’hôpital où il a été déclaré mort, selon ce que nous ont dit des membres de sa famille et son collègue.
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L’incertitude quant à la cause de sa mort – et les questions qui persistent autour de tant de cas similaires – est particulièrement préoccupante étant donné la manière avec laquelle le Qatar a agi [finalement] sur d’autres fronts pour améliorer ses pratiques de travail – en accordant aux travailleurs migrants un salaire minimum et la possibilité de changer d’emploi, en limitant les heures de travail pendant les mois les plus chauds, et en promettant de punir les employeurs qui ne versent pas les salaires.
Lors d’un entretien, Mahmoud Qoutoub – directeur du «bien-être des travailleurs et des droits du travail» au sein du Supreme Committee for Delivery and Legacy, l’organisateur de la Coupe du monde au Qatar – a réitéré la position officielle du gouvernement selon laquelle seuls trois décès de travailleurs étaient directement liés au mondial. Il a toutefois reconnu qu’il y avait eu «confusion et malentendus» entre les parties au débat, en partie à cause du manque de données gouvernementales. «La leçon à tirer est la transparence», a-t-il déclaré, ajoutant qu’un rapport de 2020 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui a constaté 50 décès liés aux conditions de travail cette année-là, était une étape «importante».
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Pour la famille de Ramulu Maraveni, la vie a radicalement changé. Sans les 350 dollars envoyés chaque mois par son mari, Lavanya doit survivre avec les 80 dollars qu’elle gagne chaque mois en roulant des cigarettes à la main.
Les trois enfants – dont l’un souffre d’une anomalie congénitale – ont été contraints d’abandonner leur école privée et fréquentent désormais l’école publique. Au fil des ans, Ramulu avait pu rembourser la dette qu’il avait contractée pour obtenir un emploi au Qatar et agrandir leur maison en terre de deux pièces pour en faire une maison en briques de quatre pièces. Il s’était même fait plaisir en achetant une moto. Sa femme l’a vendue récemment pour payer les frais de scolarité. «Pouvez-vous imaginer la vie d’une veuve», dit Lavanya. «La vie semble dénuée de sens sans lui, et je ne souhaite souvent plus vivre. Mais je dois le faire, pour nos enfants.» (Article publié par le Washington Post le 18 novembre 2022; traduction par rédaction de A l’Encontre)
Kareem Fahim a organisé le reportage à Doha. B. Kartheek a participé à cet article depuis Hyderabad.
Post-scriptum. Un documentaire qui a passé sur la BBC-World News le samedi 19 novembre de 18 à 19 heures conforte toutes les informations données dans l’article du Washington Post, présenté ci-dessus. Si ce n’est que le documentaire développe avec force – à partir d’exemples de travailleurs migrants du Népal qui ont été exploités au Qatar – les effets tragiques pour les reins et/ou le système cardiaque des chaleurs de 40 degrés et plus qu’ils ont dû supporter. Des travailleurs migrants qui rentrent handicapés à vie (devant être placés sous dialyse, dans un pays des plus pauvres, sans avoir reçu aucune aide financière des employeurs) ou «dans des boîtes», morts. (Réd.)
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