Par Léon Crémieux
En France, les mobilisations nationales pour les augmentations de salaires marquent le pas depuis le 10 novembre. Cette journée de grève et de manifestations appelée nationalement par la CGT (Confédération générale du travail) et dans beaucoup de départements par Solidaires et la FSU (Fédération syndicale unitaire) a été clairement une mobilisation moins forte que celle du 18 octobre (appelée nationalement par CGT, Solidaires, FO-Force ouvrière et FSU).
La participation aux manifestations a été, en moyenne trois fois moins importante: la CGT a annoncé 100’000 personnes dans les rues contre 300’000 le 18 octobre. Ce fut donc une journée réduite le plus souvent aux équipes militantes. Le seul fait notable aura été la grève «d’avertissement» des agents de la RATP (Régie autonome des transports parisiens), l’appel intersyndical (CGT, FO, Solidaires, la Base), lancé de longue date, ayant très largement mobilisé et bloquant largement les transports en Région parisienne (bus, RER-réseau express régional, et métro). Alors que l’augmentation générale n’a été que de 2,2% en 2022, la CGT et SUD revendiquent 300 euros.
Pendant un mois et demi de fin septembre à début novembre le mouvement de grèves dans les raffineries et les dépôts pétroliers de TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil, a marqué la vie du pays, imposant la question des salaires, de la vie chère et de la répartition des richesses comme une question politique centrale. Evidemment, cela avait été cristallisé par la pénurie de carburant et même l’absence complète d’approvisionnement dans de nombreuses stations-service du pays. Aucun autre secteur professionnel n’ayant autant d’impact a pris le relai. Les grévistes qui revendiquaient 10% d’augmentation générale n’ont finalement pas pu imposer que la Direction aille au-delà de 5% d’augmentation générale pour les 2500 salariés d’Esso et les 14’000 de TotalEnergies. Cela pour l’année 2023 avec anticipation en novembre. Les grèves dans les centrales nucléaires, la SNCF ou l’énergie électrique ne se sont pas réellement transformées en grève reconductible.
La faiblesse de cette journée du 10 novembre et son absence de suite annoncé depuis ne rend néanmoins pas compte du très grand nombre de grèves locales pour les salaires qui ont lieu depuis le mois d’octobre, ni du réel succès de nombre d’entre elles, même si les augmentations obtenues sont le plus souvent inférieures aux 6,3% d’inflation annoncés pour 2022. Elles se mènent dans le cadre d’une renégociation des NAO [1] 2022 ou dans celui d’une anticipation des NAO 2023 (c’est le cas chez TotalEnergies par exemple).
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Dans beaucoup d’entreprises les salarié·e·s sont d’autant plus motivés pour refuser une baisse importante de leur salaire réel que beaucoup d’entreprises ont engrangé une progression de leur chiffre d’affaires et de leur bénéfice ces deux dernières années avec de grosses enveloppes pour les dirigeants. C’est le cas, par exemple, des 200 salarié·e·s de la plateforme logistique Geodis, à Gennevilliers en région parisienne, qui après 4 semaines de grève viennent d’obtenir 5% d’augmentation générale pour 2022. Entreprise avec de bas salaires d’autant plus mobilisée que Geodis a eu une hausse de son chiffre d’affaires de 28% en 2021 avec 948 millions d’euros de bénéfices. Bons résultats qui ont permis à plusieurs cadres de l’entreprise de toucher une prime de 300’000 euros pour les remercier des efforts fournis par leur salarié·e·s pendant le Covid.
C’est le cas aussi de celles et ceux de SANOFI, grand groupe pharmaceutique, 12,3 milliards d’euros de bénéfices en 2020, bénéfice net qui a encore progressé de 11,8% en 2021. Cela n’empêche pas la Direction de ne proposer que 3% d’augmentation sur deux ans pour 2022 et 2023. Les salarié·e·s appelés à la grève les 22 et 23 novembre réclament 10,2% pour ces deux années. Chez ENEDIS, gestionnaire de distribution du réseau électrique, après plusieurs grèves depuis septembre, les salarié·e·s viennent d’obtenir 9,7% d’augmentation générale.
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Beaucoup d’autres exemples pourraient être cités, dans de nombreuses entreprises du secteur privé, mais la caractéristique reste malgré tout l’éclatement des ripostes rendant difficile la construction d’un rapport de force face au MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et au gouvernement. Les confédérations syndicales – éclatées quant à la volonté de construire un affrontement global sur les salaires et le coût de la vie – n’ont pas construit une politique pour un affrontement d’ensemble et une centralisation des luttes existantes, ni pour une plateforme s’adressant à l’ensemble des classes populaires pour obtenir du gouvernement la satisfaction de revendications sur le blocage des prix, l’échelle mobile, la politique fiscale. Cela pour imposer une autre répartition des richesses face à une classe capitaliste qui a très largement bénéficié des profits des dernières années.
Il est vrai qu’avec la division syndicale, pèse aussi la proximité des élections de la Fonction publique du 1er au 8 décembre pour 5,6 millions d’agents publics, élection mobilisant une part importante des appareils syndicaux. Elections aussi pour les 150’000 agents de la SNCF à partir du 17 novembre. Parallèlement, les directions syndicales se sont engagées ces dernières semaines dans une «concertation» avec le gouvernement sur la question des retraites, préalable au dépôt d’un projet de loi pour repousser l’âge légal de départ à 65 ans (au lieu de 62 aujourd’hui), ce qui dans tous les cas va imposer une importante mobilisation sociale dans les mois qui viennent. Mais la construction d’un rapport de force pour les salarié·e·s passe aussi par la capacité à se défendre contre la baisse de leurs salaires, pour remettre en cause le taux de marge que veulent préserver les capitalistes.
La question des salaires, de mesures prises contre la vie chère et pour des mesures fiscales remettant en cause les choix de classes faits au profit des capitalistes est donc vitale. L’enjeu était donc et est toujours de faire de la question des salaires une question politique, la vie chère concernant l’ensemble des classes populaires. Cela, alors que le gouvernement (ainsi qu’un MEDEF fort discret ces derniers mois) agit en permanence pour tenter de contenir le mécontentement social sans remettre en cause la politique de l’offre ni empêcher les entreprises capitalistes de maintenir bec et ongles leur taux de marge. Au côté de Bruno Lemaire (ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle), Emmanuel Macron est donc vent debout depuis des mois contre toute mesure qui, sur le fond, remettrait en cause sa politique fiscale et celle des revenus, poussant les mécanismes de «primes Macron» défiscalisées jusqu’à 6000 euros, les assouplissements sur les mécanismes d’intéressement et de participation, le financement à hauteur de 66 milliards de boucliers tarifaires sur l’énergie. Ces mesures préservent les profits capitalistes et évitent toute mesure structurelle, tout en amoindrissant encore les recettes de la Sécurité sociale (avec le système de primes défiscalisées). Reprenant l’argument de la doctrine libérale, Macron s’oppose à une augmentation générale des salaires. Il explique le 26 octobre sur la chaîne France2 qu’«une indexation des salaires sur l’inflation reviendrait à entretenir la hausse des prix, l’inflation, à créer une boucle qui ne s’arrête plus». La messe est dite.
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Par contre, enfumage habituel à Emmanuel Macron, une conférence sur le «partage de la valeur» a été entamée par le gouvernement le 8 novembre, conférence dans laquelle le ministre du Travail (Olivier Dussopt) est prêt à parler de tout… sauf des salaires et, justement, du partage de la valeur ajoutée, de la richesse produite dans la production. Là encore, pas question de remettre en cause le taux de marge des capitalistes.
La question des salaires va rester la préoccupation principale des salarié·e·s, des classes populaires en général. Les prix des carburants, de l’énergie et de l’alimentation, entre autres, vont encore peser davantage dans les mois à venir, l’inflation va perdurer en 2023.
A l’éclatement syndical s’ajoute aussi l’éclatement politique du côté du mouvement ouvrier.
Alors que le contexte politique et social devrait permettre au mouvement ouvrier politique, associatif et syndical de prendre une place politique importante et d’aider à organiser la mobilisation populaire dans les villes, les quartiers et les entreprises, on assiste plutôt à des solos séparés cassant toute dynamique. A quelques jours de distance, les 16 et 18 octobre, la manifestation à l’initiative du NUPE contre la vie chère, avec d’autres forces politiques comme le NPA, puis celle de la CGT, Solidaires, FSU et FO pour les salaires auraient dû être deux tremplins pour organiser une dynamique commune de lutte alors que, à trois jours d’intervalle, les manifestant·e·s avançaient les mêmes exigences et que les raffineries étaient en grève dans tout le pays. Mais la balle ne fut saisie ni d’un côté ni de l’autre. D’un côté, la direction de la CGT prenait ombrage des «empiétements» sur le terrain de la lutte syndicale de La France insoumise (LFI); de l’autre, la France insoumise, par la voix de Jean-Luc Mélenchon, affichait sa volonté «d’éviter de perdre du temps et de créer des tensions inutiles. Et pire de se faire promener de réunion en réunion qui retardent pour rien l’action et la mettent en danger». En un mot, la recherche de l’unité imposerait de «Marcher séparément pour frapper séparément». J.-L. Mélenchon prétend que LFI ou la NUPES serait elle-même le creuset «au-delà des appareils» d’un nouveau Front populaire.
Les dirigeants de la France insoumise voient toujours les mobilisations sociales comme un simple tremplin pour la promotion de leur propre parti et l’augmentation de leur audience électorale en cas de dissolution. Obnubilée par la lutte parlementaire et l’espoir de nouvelles élections qui redonneraient un rôle central à La France insoumise, la FI néglige la construction d’un mouvement unitaire, d’un front politique et social, rassemblant partis politiques et mouvement social, nationalement et localement pour organiser une mobilisation d’ensemble à partir de besoins sociaux de l’heure. Cette attitude est une entrave réelle à la construction d’un réel rapport de force politique et social.
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Le résultat concret aujourd’hui est que Macron a gagné une première manche: malgré l’exaspération sociale et la nécessité évidente de s’en prendre aux capitalistes et à leurs profits pour imposer la défense de nos salaires, les forces du mouvement ouvrier n’ont pas gardé la main comme acteurs politiques dans les affrontements sociaux de ces dernières semaines et la lutte pour les salaires est rentrée dans le lit de la lutte revendicative entreprise par entreprise.
Pire, alors que les luttes des classes populaires contre le patronat sont normalement le plus mauvais terrain politique pour le Rassemblement national (RN), gouvernement et médias s’évertuent depuis des semaines à rendre inaudible la NUPES, à faire du «NUPES-bashing» pour arriver à remettre en selle Marine Le Pen comme représentant la principale opposition à Emmanuel Macron. Pourtant le RN a du mal à concilier ses quelques mots d’ordre de soutien aux revendications sociales et à la taxation des superprofits. Sa défense des PME l’amène en effet à voter contre tout coup de pouce au SMIC et à proposer l’exonération de cotisations sociales pour les augmentations de salaires.
Pire, gouvernement et médias replantent les décors et la mise en scène favorite des mois précédant les élections présidentielle et législatives: le focus mis sur les questions sécuritaires et le soutien aux policiers, les fantasmes sur l’invasion de la France par l’islam et les migrants et la nécessité d’augmenter le nombre d’OQTF [2] face à la «criminalité des étrangers», tout autant de thèmes chers au ministre de l’Intérieur, Gerald Darmanin, déjà en rampe de lancement pour la prochaine élection présidentielle de 2027, tout comme le ministre de l’Economie, Bruno Lemaire, qui se met en lumière avec le déroulé consciencieux des mesures capitalistes néolibérales. Sur les planches de ce mauvais théâtre, Marine Le Pen essaye d’engranger les fruits de ce vacarme nauséabond qui cherche à couvrir les exigences sociales des classes populaires.
Il y a aujourd’hui un réel enjeu de polarisation politique, de cristallisation sur des bases de classe du mécontentement et des luttes sociales. Cela impose évidemment de construire dans les villes, les entreprises et les quartiers des outils unitaires permettant de construire et de cristalliser un rapport de force. (19 novembre 2022)
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[1] Négociations annuelles obligatoires. Elles doivent être menées chaque année, à l’initiative de la direction et avec les syndicats représentatifs dans les entreprises de plus de 50 salarié·e·s, notamment sur les salaires… mais sans obligation de résultat!
[2] Obligation de quitter le territoire, décision administrative prise à l’encontre d’un étranger en situation administrative irrégulière.
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