Le président égyptien Hosni Moubarak et le Premier ministre israélien Ehud Olmert s’entretenaient, mardi 24 juin 2008, à Charm el-Cheikh (Egypte) de ladite «fragile trêve à Gaza». Olmert, poursuivi pour corruption, est «en suspens» ; quasi un statut d’intérimaire. Quant à Moubarak, il doit faire face à la crise sociale la plus rude depuis des années.
Depuis 2006, les grèves en Egypte se sont multipliées. Or, elles sont illégales, sauf lorsqu’elles sont organisées par la Fédération Générale des Syndicats Egyptiens, bras du pouvoir politique et du Parti National Démocratique.
Pour attirer des capitaux — qui, dans la conjoncture présente cherchent à «atterrir» dans les marchés «émergents», car le marché des actions dans les pays impérialistes se dégonfle, l’immobilier est plus qu’incertain et le marché des biens alimentaires, certes très payant, est toutefois relativement étroit par rapport à la masse de la monnaie («liquidités») en embuscade à l’échelle mondiale — le régime de Moubarak vante le faible niveau des salaires ainsi que des impôts et accélère les privatisations.
Or, près de 40 % des Egyptiens vivent sous un seuil de pauvreté fixé — par la Banque mondiale — à 2 dollars de revenus par jour (1,30 euro, 2 CHF). Et les prix des biens alimentaires de base grimpent au ciel. Cela sous l’effet, entre autres, de la spéculation animée par des capitaux appartenant aux mêmes acteurs. Ces détenteurs de capitaux que l’Etat égyptien et ceux qui le contrôlent veulent voir s’implanter dans le pays . Et cela pas seulement en créant des «usines» ou en s’emparant de l’industrie touristique, mais aussi en faisant de la spéculation, à très court terme, sur le marché boursier…
Nous avons déjà publié un reportage sur «l’autogestion de la misère» sur ce site (en date du 10 juin 2008). La «crise du logement» – autrement dit l’impossibilité étant donné les salaires de misère et le chômage de masse de se payer un logement – est une dimension cruciale de la crise sociale en Egypte. En voici une illustration. (Red.)
Chahut, musique assourdissante, voix tonitruantes, mais aussi des échanges de propos vifs fusent de ce logement constamment en effervescence et qui se trouve dans un vieil immeuble délabré au quartier populaire dit kilo(mètre) 4,5 , à la sortie du Caire. On l’appelle «la piaule des jeunes», et tout ce vacarme n’étonne plus les voisins.
C’est là où s’entassent une vingtaine de personnes, natifs du gouvernorat du Fayoum, venus chercher du travail au Caire. Issus de familles pauvres, ils ont fui, comme tant d’autres, les mauvaises conditions de vie et n’ont eu d’autres choix que d’habiter dans ce pied-à-terre exigu, dont ils se partagent le loyer.
Un cas qui n’est pas unique dans une capitale surpeuplée, qui connaît une crise de logement où la pauvreté et le chômage font des ravages. Dans cet appartement, aucune répartition, pas de chambre à coucher, ni de salle à manger, ni de salon; ce sont uniquement deux pièces qui servent à tout, y compris de cuisine. Quant à la salle de bain, c’est une petite surface sombre munie d’un W-C arabe et d’une robinetterie placée directement sur l’alimentation en eau et qui sert de douche. Un appartement occupé par une vingtaine de personnes, venues de loin pour subvenir aux besoins de leurs familles.
Un nombre qui peut atteindre parfois la trentaine, sur cette superficie de 50 m2 et démunie de tout confort et de tous moyens; seule une natte étalée sur le sol sert à tous pour dormir. Un lieu encombré par ses occupants plutôt que par des meubles ; et où il est difficile de vivre.
Faire la fête pour survivre
Et malgré toutes ces incommodités, une fois la nuit tombée, l’appartement se transforme en Music-Hall. Munis de marmites, de fourchettes et de bidons en plastiques en guise d’instruments de musique, les colocataires improvisent et créent une ambiance euphorique.
C’est à Sayed, ouvrier dans le bâtiment, de faire la danseuse du ventre. Tout le monde est assis en cercle, observant les moindres mouvements de Sayed qui enflamme la soirée. Hicham, 16 ans, se joint au groupe pour montrer ses talents de chanteur, et par la même occasion, profite pour raconter les dernières blagues.
C’est leur seul moyen de distraction et leur façon de s’extérioriser ou de s’indigner contre leurs conditions de vie. Pas de sortie, ni de cinéma, ni de promenade sur le Nil, pas même une télévision ou un poste de radio pour les divertir. Du luxe pour ces jeunes dont les salaires dérisoires ne couvrent pas leurs besoins les plus élémentaires. «Le cinéma ! Je n’y suis jamais allé, je ne connais pas», dit Hamdi.
Alors, ils sont forcés de passer leurs soirées dans ces 50 m2, tentant de se défouler à leur manière, de s’éclater pour affronter un lendemain incertain, une nouvelle aventure éprouvante pour survivre. «Nous bouffons de la poussière», lance Mahmoud, maçon et qui semble être ici le chef. C’est lui qui tente de mettre de l’ordre dans ce lieu invivable.
Pas de lits, pas d’armoire, pas même une table ou un réfrigérateur ou de la vaisselle pour la cuisine. «Il faut se débrouiller, faire semblant de vivre», dit Mahmoud. C’est à l’aube que les jeunes se réveillent pour entamer leur calvaire quotidien, espérant être embauchés pour de petits boulots.
Le premier à se réveiller doit faire un jeu de jambes pour ne pas piétiner les autres encore allongés par terre et collés les uns aux autres. Il ne doit pas rester plus de 5 minutes dans la salle de bain. «Parfois, je n’ai pas le temps de me laver le visage, pour laisser la place aux autres, et chanceux est celui qui réussit à prendre une douche», dit Ayad, tout en ajoutant qu’il lui est arrivé de sortir de la salle de bain sans avoir eu ce privilège de se débarbouiller.
Des lendemains qui ne chantent guère
A 6h du matin, tous se retrouvent au marché d’Al-Hay Al-Acher, dans l’espoir de trouver un travail pour la journée. Et ce groupe très solidaire et qui partage tout de même la misère se disperse quand la chance lui sourit.
L’un se rend à Maadi, l’autre à Zamalek et un troisième à Guiza. A 16h, ces travailleurs journaliers retournent au bercail, leur seul refuge après une éprouvante et longue journée de travail. Celui qui arrive en premier à la maison doit acheter de quoi préparer à manger. Un menu fixé la veille après de longues négociations et parfois de disputes. C’est Mahmoud qui joue le rôle d’arbitre, il essaye de faire des compromis.
Des différends sont en rapport avec le choix des légumes, lentilles, riz ou pâtes. Viande et poulet ne sont pas inclus. Un luxe qu’ils ne peuvent s’offrir que rarement vu la flambée des prix. C’est à tour de rôle qu’ils font la cuisine, mais ils se partagent les frais du repas. D’après le groupe, c’est Mahmoud le plus doué en cuisine. «Il sait faire mijoter les légumes, cela donne un goût spécial, même si le plat est préparé sans viande», explique Hassan.
Ce dernier ne peut s’empêcher, à plusieurs reprises, de jeter un coup d’œil dans la marmite, posée sur un réchaud à gaz, en plein milieu de la pièce. Mahmoud le somme de ne rien toucher, pas même de goûter, tant que tout le monde n’est pas là. Il faut aussi attendre les galettes de pain qui rempliront la panse face à une petite quantité de légumes cuits. «En attendant, donne un coup de balai et sort la poubelle», lui ordonne Mahmoud, doué pour répartir les corvées ménagères. N’ayant pas les moyens de s’offrir un logement à part, les jeunes, mariés ou pas, sont obligés de tout faire. Nettoyer le parterre, faire la vaisselle ou laver le linge qui est suspendu sur une corde en plein milieu de la pièce, vu que le logement est dépourvu de balcon. «Ici, je suis obligé de me taper toutes les corvées ménagères. Au village, c’est ma femme qui fait tout. Sans femme, notre vie est bien difficile, mais avons-nous le choix ?!», commente Ayad.
Sa femme et son fils Walid lui manquent terriblement, il ne peut les voir que tous les 40 jours. «Il faut compter chaque piastre. Je gagne environ 250 L.E. [livre égyptienne] par mois, je dois mettre au moins 100 L.E. de côté pour nourrir ma famille au Fayoum. Je n’ai pas réussi à faire mieux. L’équation est bien trop difficile à résoudre», poursuit Ayad. Ce dernier confie qu’il lui arrive de se contenter, comme le reste des colocataires, d’un morceau de pain accompagné d’un verre de thé, pour pouvoir économiser de l’argent.
Le spécialiste du thé, c’est Hicham, et chacun doit attendre son tour, car les verres ne suffisent pas. Il faut faire la permanence pour boire un verre de thé. Dans ces deux pièces, le malaise est visible. La gêne, le stress, l’incommodité du lieu et les dures conditions de vie créent une ambiance électrique. Mais cela n’empêche pas ce groupe d’être solidaire avec les nouveaux venus. «Nous accueillons chaleureusement le nouveau colocataire et il ne contribue pas aux frais tant qu’il n’a pas trouvé de boulot», renchérit Mahmoud. Une solidarité au point qu’ils prennent en charge l’un d’eux en chômage.
Des comportements qu’ils ne feront pas, comme ils le disent, avec un «étranger», c’est-à-dire quelqu’un qui n’a aucun lien de parenté ou qui n’est pas originaire de leur gouvernorat. «Une fois, nous avons accueilli une personne native de la Haute-Egypte. Le lendemain, il nous avait quittés après nous avoir dépouillés. Aujourd’hui, nous n’avons aucun problème à partager notre appartement à 40 personnes, à condition qu’on le connaisse», dit Mahmoud.
Et quand le nombre dépasse la capacité des deux pièces, surtout en pleine canicule, les jeunes se réfugient dans la cour de l’immeuble pour dormir. Un lieu qui, pour eux, est une aubaine, vu l’exiguïté du logement. «Un espace intime où l’on soit à l’aise, impossible; c’est un rêve irréalisable», dit Hossam qui essaye toujours de se défouler en faisant des mouvements de gymnastique. Lui, qui a un physique bien baraqué et une passion pour le sport, est entraîneur dans une salle de gymnastique dans un quartier populaire attenant. «Se défouler et gagner un peu plus d’argent», dit Hossam tout en s’exerçant à faire des jeux de jambes dans la pièce. Une chose qui gêne parfois Saïd. Ce dernier ne supporte pas du tout le bruit. Une différence de caractère qui rend impossible cette promiscuité.
De nature coléreux, Saïd pique sa crise de nerf et commence à donner des coups de poings à ses colocataires. Une grande dispute éclate. Des moments de tension, mais qui finissent toujours par une réconciliation. Promiscuité oblige.
Il suffit que quelqu’un lance une petite plaisanterie pour que l’ambiance change. Tout le monde se détend, les uns commencent à chanter, d’autres à danser et c’est la fête. Des nuits d’euphorie et d’extase auxquelles les voisins se sont habitués et n’y trouvent plus d’objection. Ils ont compris que c’était leur seul moyen d’oublier un peu leur quotidien et de rendre leurs jours plus agréables à vivre. Des nuits d’extase qui peuvent s’étendre jusqu’à l’aube. Sacrifier quelques heures de sommeil n’a aucune importance pour eux, puisque ce dernier n’est jamais profond.
* Doaa Khalif est journaliste auprès de l’hebdomadaire Al-Ahram (Le Caire).
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