Syrie. «Un officier complètement saoul m’a dit que l’on méritait d’être tués»

Par Benjamin Barthe

Elles sont arrivées en délégation, sanglées dans de longs manteaux sombres, le visage éteint, comme figé dans un deuil impossible. Elles se sont assises en silence, dans la salle de conférences d’un hôtel de la plaine de la Bekaa, à Chtaura, dans le centre du Liban, où plusieurs ONG de défense des droits de l’homme les avaient conviées fin novembre, alors qu’au même moment, à Genève, les négociations de paix intersyriennes reprenaient.

Puis, l’une après l’autre, tel le chœur des pleureuses d’une pièce de théâtre antique, ces Syriennes réfugiées au pays du Cèdre ont pris la parole, la gorge nouée, pour raconter leur tragédie intime: la disparition ou l’arrestation de leur frère, père ou mari, raflés par les services de sécurité du régime Assad, leurs efforts frénétiques et presque toujours vains pour le localiser dans le dédale carcéral syrien, et l’angoisse qui les ronge depuis, jour et nuit: est-il mort? Est-il vivant? Et, si oui, quand pourront-elles le serrer de nouveau dans leurs bras?

«Je serai triste toute ma vie», sanglotait Khadija Al-Tinawi, une infirmière à la retraite, qui montrait, en fond d’écran de son téléphone portable, une photo de son fils Mohamed, arrêté un jour de septembre 2012 à un barrage routier, sur le chemin du retour de l’université, à Damas, où il était parti s’inscrire avec sa mère. «Les soldats lui ont dit de descendre, l’ont ligoté et m’ont prévenu qu’ils me tueraient si je protestais. Je ne l’ai plus revu depuis. Quand je demande des informations au bureau de la police militaire, on me dit de dégager. Je préférerais le savoir mort. C’est mieux que d’être torturé.»

C’est pour que les familles de prisonniers et de disparus s’organisent en une grande association, d’envergure nationale, et que leurs voix soient entendues à Genève et Astana, au Kazakhstan, autre terrain de tractations entre le régime et l’opposition, que la conférence de Chtaura a été organisée. 

«Genève bis»

A l’origine de cette réunion, l’ONG Violations Documentation Center (VDC) a recensé 72 000 cas de Syriens détenus ou enlevés, depuis le début du soulèvement anti-Assad en mars 2011. L’organisation impute aux forces de sécurité du gouvernement et aux miliciens prorégime l’immense majorité d’entre eux (92%). Tortures, viols, passages à tabac, privation de nourriture et de soins médicaux sont monnaie courante dans les geôles du régime syrien, où des milliers de détenus ont trouvé la mort.

Pourtant, lors de la huitième session des négociations de Genève, qui s’est achevée jeudi 14 décembre 2017 sans progrès notable, la question critique des libérations et échanges de prisonniers ne figurait pas à l’ordre du jour. C’était déjà le cas lors des rounds précédents, alors que ce sujet est mentionné dans la résolution 2254 des Nations unies, texte de référence des négociations.

Les quatre thèmes de discussion définis par Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, qui fait office de maître de cérémonie à Genève, sont la gouvernance, la réforme de la Constitution, les élections et le terrorisme. Les prisonniers n’y ont pas de place. «Staffan De Mistura fait de la politique, les questions de justice ne l’intéressent pas, fulmine Husam Al-Katlaby, le directeur de VDC. C’est une grave erreur. Sans justice transitionnelle, il n’y aura pas de stabilité en Syrie.»

En réponse à ces critiques, l’ONU organise en marge des négociations officielles des débats entre représentants de la société civile. Une sorte de Genève bis, qui a inclus cette fois-ci une discussion sur la question des prisonniers. Quelques ONG proches de l’opposition y ont assisté, mais un grand nombre d’entre elles, comme VDC, ont décliné l’invitation, arguant que celle-ci leur était parvenue trop tard et que, de toute façon, Staffan de Mistura ne prête guère d’attention aux résultats de ces réunions. «Les diplomates étrangers parlent volontiers du dossier des prisonniers, mais on ne voit jamais d’action concrète», déplore Noura Khartabil, dont le mari, Bassel Khartabil, un célèbre informaticien, a été exécuté en prison en 2015.

Contrairement à Genève, le processus d’Astana, un espace de négociation plus strictement militaire lancé au début de l’année, sous le parrainage de la Russie, de la Turquie et de l’Iran, a mis cette question à son ordre du jour. En mai, les représentants de ces trois pays garants sont même tombés d’accord pour qu’un comité indépendant, sous l’égide de l’ONU, s’empare de ce sujet, préside à l’échange des listes de prisonniers entre les deux parties et orchestre les libérations. Celles-ci devaient contribuer à l’instauration d’un cessez-le-feu dans les quatre zones de «désescalade» (Idlib, la Ghouta, le nord de Homs et Deraa) prévues par Astana.

«Même Bachar Jaafari – l’émissaire de Damas, qui est ambassadeur à l’ONU – a reconnu que c’est un sujet important, témoigne un diplomate étranger. Malheureusement, l’idée de ce comité n’a jamais été soutenue officiellement. Il y a eu très vite des blocages de la part du gouvernement syrien, un cafouillage du côté de l’opposition, les Russes ont dit: «Pas d’échanges de prisonniers sans déminage», et ainsi de suite. Il y a toujours eu une raison pour ne pas avancer.»

«Cinq minutes en tout»

Suite à certains accords de trêve conclus localement avec les rebelles, le pouvoir syrien a procédé à quelques libérations. Mais ces mesures ad hoc, très localisées, ne correspondent pas aux critères de l’ONU, qui depuis son siège d’observateur à Astana plaide pour un mécanisme systématique, bénéficiant à toute personne arrêtée arbitrairement ou kidnappée.

La prochaine session d’Astana, prévue jeudi 21 et vendredi 22 décembre, pourrait accoucher d’un document commun sur les prisonniers, dit-on dans les cercles diplomatiques. «Mais c’est ce qu’on entend depuis six mois, tempère une source proche du dossier. On ne sait pas à  quel point les Russes sont réellement disposés à faire pression sur le régime.»

Dans l’hôtel de Chtaura, une jeune couturière de 34 ans, Rana Sleiman, racontait que depuis l’arrestation de son mari, à Daraya, une banlieue de Damas, en août 2012, elle n’a eu le droit de le voir qu’une fois, en avril 2014. «Cinq minutes en tout, et avec interdiction de se parler.» Toutes les démarches qu’elle a menées depuis pour obtenir des nouvelles de son époux se sont heurtées à un mur. «Une fois, un officier complètement saoul m’a dit que l’on méritait d’être tués. Le régime nous voit comme des terroristes.» (Publié dans Le Monde daté du 21 décembre 2017)

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