Par Benjamin Barthe (Gaziantep/Turquie)
Une poignée de militants envoient clandestinement nouvelles et images de Raqqa, le fief de la milice djihadiste
Raqqa bouge encore. Dans la capitale syrienne de l’Etat islamique (EI), une poignée de militants syriens continue de dire non à l’ordre djihadiste. Armés d’un téléphone portable et d’une connexion Internet, ces risque-tout d’une vingtaine d’années s’entêtent à défier le silence médiatique imposé par les hommes au drapeau noir. Vidéos d’exécutions, photos des sites bombardés par l’aviation américaine, images d’une ville exsangue, désertée par sa population… Les pages Twitter, Facebook et YouTube qu’ils gèrent clandestinement, sous le label «Raqqa se fait massacrer en silence», racontent les dessous du «paradis» panislamiste promu par la propagande de l’EI.
Fin octobre, à la faveur de l’obscurité, ces rebelles se sont même filmés, le visage encagoulé, en train de taguer «A bas Daech» (l’acronyme arabe de l’organisation) sur des murs de leur ville. Un geste d’insoumission qu’ils pourraient payer très cher s’ils venaient à être démasqués. Peu après le lancement de leur campagne, à la fin avril, un prêcheur de la ville a officiellement appelé au meurtre de ces «apostats». L’un d’eux, un étudiant de 21 ans, Mu’taz Ibrahim, arrêté en possession de matériel vidéo, a été tué quelques jours plus tard. «Nous sommes des militants révolutionnaires, anti-régime et anti-Daech, raconte Abou Ward al-Rakkaoui, le pseudonyme d’un des militants, joint sur place par Skype. Depuis que l’Etat islamique a pris le contrôle de la ville en janvier, notre rôle consiste à exposer ses crimes.»
Le récit de l’hypocrisie
Cet ancien étudiant en biologie forme, avec une quinzaine d’autres reporters amateurs, la partie immergée de la campagne. Ce sont eux qui filment à la dérobée, prennent des photos incognito et glanent des informations auprès de contacts secrets, en lien avec l’Etat islamique. A l’autre bout de la chaîne, réfugiés à Gaziantep, une ville-champignon du sud de l’Anatolie, quatre autres militants traitent le matériel envoyé par Internet. Ils éditent les textes et les photos, montent les vidéos, avant d’y apposer le logo de la campagne et de télécharger le tout sur leur site (www.raqqa-sl.com) et les réseaux sociaux. «Nous avons récemment relaté comment des Tchétchènes et des Ouzbeks de l’EI se sont affrontés dans les rues de Tabka, près de Raqqa, pour une maison que l’un avait piquée à l’autre», expose Abou Ahmed al-Rakkaoui, l’alias d’un des exilés de Gaziantep.
Le titre de gloire de cette agence de presse de l’ombre est d’avoir révélé, début juillet, qu’une opération de sauvetage des journalistes américains prisonniers de l’EI venait d’être menée en lisière de Raqqa, sans succès, par des commandos américains. Ce scoop obtenu d’un villageois qui s’était retrouvé nez à nez avec les forces spéciales débarquées par hélicoptères et venues fouiller son domicile n’avait pas retenu l’attention des grands médias à l’époque. C’est à la fin août seulement, après que la décapitation du reporter James Foley eut incité Washington à reconnaître qu’un raid de libération avait été tenté, que ces révélations ont été prises au sérieux.
Des espions partout
Les citoyens journalistes n’ont pas réédité pareil exploit depuis cette date. Mais ils fournissent un flux régulier d’informations sur la vie dans le califat proclamé par Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’EI. Les plus intéressantes ne sont pas celles dépeignant la sauvagerie de ses disciples, leur goût de la décapitation ou de la crucifixion étant désormais bien connu. Là où les militants touchent juste, c’est quand ils racontent l’hypocrisie des prétendus guerriers de l’islam et leurs accommodements avec la morale ultra-puritaine qu’ils professent. Ils les montrent par exemple, photos à l’appui, en train de s’empiffrer, quand un nombre croissant d’habitants de la ville ont recours à la soupe populaire pour survivre.
«Daech a distribué à ses membres un papier qui les dispense de faire la queue devant les boulangeries de Raqqa», affirmaient-ils dans un tweet daté du 12 novembre. Un autre message sur le site de micro-blogging assurait que la propension des djihadistes à poursuivre de leurs assiduités les femmes marchant seules dans la rue causait un nombre croissant d’incidents. «On entend beaucoup dire que Daech fonctionne comme un Etat, qu’ils offrent des services, etc., dit Abou Ahmed. C’est de la propagande. A Raqqa, actuellement, les habitants ne disposent que de quelques heures d’électricité par jour, alors que la ville est située à proximité d’un des plus gros barrages du pays. Des milliers d’habitants ont fui vers la Turquie.»
Sur le terrain, les militants clandestins risquent de se faire repérer à chaque coin de rue. Par les extrémistes, qui ont évacué leurs bases avant le début des frappes américaines et se sont fondus dans la population; par les caméras qu’ils ont installées dans les emplacements stratégiques de la ville; mais aussi par les indics voilées de l’EI, une unité de femmes qui se sont baptisées «Al-Khansa» et qui profitent du fait que leur niqab leur masque le regard pour mieux surveiller ce qui se passe autour d’elles. «Nos règles de sécurité sont draconiennes. Tout ce que nous envoyons à Gaziantep est aussitôt effacé», explique Abou Ward.
Pour l’instant, le réseau résiste. Piqués au vif, les fanatiques ont lancé une campagne concurrente, intitulée «Raqqa prospère en silence». Les photos diffusées montrent notamment des militants de l’EI organisant le trafic automobile dans le centre-ville. «Nous avons pris cela comme un hommage», sourit Abou Ahmed. (Article publié dans Le Temps, 15 novembre 2014, p. 6)
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