Syrie. «C’est l’enfer sur terre»

syriePar Benjamin Barthe

Des centaines de projectiles s’abattent tous les jours sur Alep-Est depuis mardi 15 novembre – des obus d’artillerie et des missiles sol-sol principalement, mais aussi des roquettes, des bombes à sous-munitions, des barils largués par hélicoptères, remplis d’explosifs ou de chlorine, un gaz toxique. Après un premier assaut infructueux au mois de septembre, suivi d’une pause de trois semaines dans les bombardements, les forces pro-Assad sont reparties, plus déterminées que jamais, à l’attaque des quartiers orientaux tenus par la rébellion depuis l’été 2012.

«C’est l’enfer sur Terre, il y a trois ou quatre avions et hélicoptères en permanence au-dessus de nos têtes, témoigne Abdulkafi Al-Hamid, un enseignant joint par la messagerie WhatsApp, principal lien des assiégés avec le monde extérieur. Quand l’un d’eux s’en va, un autre arrive. Ils ne nous laissent pas une seconde de répit. C’est du jamais vu.»

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, qui tient la comptabilité du carnage, ces bombardements ont causé la mort de 120 personnes en quatre jours et fait des centaines de blessés. Quatre personnes ont également été tuées dans la partie ouest de la ville, sous contrôle gouvernemental, dans l’explosion de mortiers tirés par les rebelles.

Plus aucun hôpital ne fonctionne

Signe de l’intensification des frappes, sur les sept hôpitaux encore en service à Alep-Est au début de la semaine, plus aucune ne fonctionnait vendredi soir. Soit parce qu’ils ont été directement pris pour cibles et qu’ils sont désormais hors service, ce qui est le cas d’au moins quatre d’entre eux. Soit parce que la proximité des explosions est telle que leurs responsables ont décidé de suspendre les opérations.

La «mère de toutes les batailles», selon le site d’information pro-régime Al-Masdar, mobilise des milliers d’hommes venus de l’armée régulière, de milices paramilitaires irakiennes, comme Harakat Al-Nujaba, ainsi que du mouvement chiite libanais Hezbollah. Selon Moscou, l’aviation russe, très impliquée dans les bombardements de septembre, jouerait un rôle secondaire dans cette offensive, ses appareils concentrant leurs raids sur les régions voisines de Homs et Idlib.

En s’attaquant aussi bien aux positions des groupes armés, dont le nombre d’hommes est estimé à 8000, qu’aux infrastructures de santé, indispensables à la survie des 250 000 habitants, le pouvoir syrien espère briser l’esprit de résistance d’Alep-Est, forcer les civils à hisser le drapeau blanc et à quitter la zone, ce qui saperait le moral des combattants et permettrait aux troupes pro-Assad d’en venir à bout plus facilement. Pour ce faire, le régime a ajouté à son arsenal militaire une arme psychologique dévastatrice: la faim.

Après quatre mois de siège sans le moindre ravitaillement, Alep-Est a épuisé ses réserves de nourriture. Les derniers entrepôts encore un peu fournis ont été pillés par une foule à bout de nerfs à la mi-novembre. «Les gens sont en train de devenir fous, indique Abdelkader Salaheddin, un trentenaire employé d’une ONG humanitaire. On en voit de plus en plus qui marchent dans la rue en parlant tout seuls. Ils cherchent quelque chose à manger chez eux, chez leurs parents, chez leurs amis, mais ils ne trouvent rien. J’ai rencontré un homme qui depuis quatre jours se nourrit seulement de pain. Si les gens ne meurent pas sous les bombes, ils mourront de faim ou de folie.»

«Le vent est en train de tourner»

Jusqu’alors, les irréductibles d’Alep, ceux qui n’ont pas fui la ville ces dernières années, ont toujours refusé, dans leur grande majorité, les offres d’évacuation proposées par le régime. Par esprit de défi, par crainte d’être arrêtés à leur entrée dans une zone sous contrôle gouvernemental comme Alep-Ouest, ou bien parce qu’ils savent que la province d’Idlib, où beaucoup de combattants de la banlieue de Damas ont été transférés, est elle aussi bombardée.

«Mais le vent est en train de tourner, affirme Mahmoud Bitar, un consultant pour des organisations de défense des droits de l’homme, basé à Antakya, dans le sud de la Turquie, et en contact permanent avec Alep-Est. Les habitants répugnent à le dire à des journalistes étrangers. Mais la situation est devenue insoutenable. Si un corridor se met en place en direction d’Idlib sous la supervision des Nations unies, alors les gens commenceront à fuir.»

Outre les bombardements et le spectre de la famine, le moral de la population a été très durement atteint par l’échec de la contre-offensive lancée fin octobre pour briser l’encerclement des forces pro-gouvernementales. Emmenés par les djihadistes du front Fatah Al-Cham, une émanation d’Al-Qaida, et les salafistes d’Ahrar Al-Cham, les assaillants ont dû battre en retraite au bout de quelques jours, sous un déluge de frappes russes. «Ça a été un véritable fiasco, il y a eu beaucoup de pertes», souligne Basel Al-Junaidy, un analyste proche de l’opposition syrienne, installé à Gaziantep, dans le sud de la Turquie.

Divisions internes des rebelles

La capacité de résistance des brigades anti-Assad a aussi été entamée par de récents affrontements internes, entre Noureddine Al-Zinki, un groupe de tendance islamiste financé par la Turquie, et Tajamu Fustakim, une faction plus modérée soutenue par les Etats-Unis. Ces combats se sont conclus par la victoire du premier qui s’est emparé des dépôts d’armes et de nourriture de son rival, laissant les hommes de Fustakim sur le front sans le moindre soutien.

A ces divisions intestines s’ajoute enfin l’impact de la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine. Alors que les rebelles s’attendaient à ce qu’Hillary Clinton succède à Barack Obama et hausse le ton à l’égard de Damas et Moscou, ils redoutent désormais que Washington se détourne définitivement d’eux, en fermant notamment le «MOM», un centre d’opérations basé en Turquie, d’où parviennent des armes et des salaires aux brigades jugées modérées. «Je ne pense pas qu’Alep-Est pourra résister encore longtemps, confie Basel Al-Junaidy. Le paysage politico-militaire est en plein bouleversement. On s’approche d’un tournant dans la guerre.» (Article publié dans Le Monde, daté du 20-21 novembre 2016; page 4)

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