Par Benjamin Barthe
A quel moment le bombardement d’une ville devient-il suffisamment «normal» pour que les écoles ouvrent leurs portes? Cette question taraude Marcell Shehwaro chaque matin. Directrice de l’ONG syrienne Kesh Malek, elle gère depuis Gaziantep, dans le sud de la Turquie, un réseau de sept établissements implantés à Alep-Est, la partie de la ville sous le contrôle des rebelles. Cette responsabilité lui impose de décider, en accord avec ses collaborateurs sur place, si le niveau de violence dans ces districts, soumis au pilonnage irrégulier des aviations syrienne et russe, permet ou non d’accueillir des élèves.
«Parfois je suis tellement désespérée que je me dis que tous nos enfants vont y passer, confie la jeune femme, une figure de l’opposition civile syrienne, rencontrée à la fin octobre, peu après le massacre de vingt-deux écoliers et six enseignants, dans le bombardement de leur établissement, à Idlib, dans le nord-ouest. Et puis je me dis qu’ils sont notre seul espoir, qu’ils ont besoin de croire en un avenir meilleur, et je me remets au travail. En fait, on n’a pas le luxe de baisser les bras. Soit on résiste, soit on s’effondre.»
A Alep, le dilemme de l’ouverture des classes se repose avec acuité depuis mardi 15 novembre, date du retour en force des chasseurs-bombardiers syriens dans le ciel de la ville, après un répit de trois semaines. Parmi les bâtiments touchés par les frappes, qui ont causé la mort, mercredi, de 35 civils dont six enfants, figuraient un hôpital pédiatrique, une banque du sang et une école, dans le quartier de Salaheddine. Des photos d’élèves, marchant hagards, sac sur le dos, dans le paysage quasi lunaire des quartiers est, plein de gravats et de poussière, ont circulé mercredi sur les réseaux sociaux.
Fréquentation élevée
Selon les chiffres du Conseil de la province d’Alep, 140 écoles fonctionnent encore, cahin-caha, dans la moitié orientale de la ville. Un témoignage de la résilience de la société civile locale. Environ la moitié de ces structures sont financées par le gouvernement de l’opposition syrienne, basé à Gaziantep, et l’autre moitié par des ONG, syriennes ou internationales.
Près de 30’000 jeunes Syriens, entre 6 et 18 ans, y étaient inscrits au mois de juin, soit 55% de la population en âge d’être scolarisée. Sauf dans les écoles qui sont sous la coupe des Frères musulmans et disposent de leur propre curriculum, le programme en vigueur est le même que celui enseigné dans les zones sous contrôle gouvernemental. «A une différence près, les manuels ont été expurgés de tout élément de propagande pro-Assad», précise Hiba Brais, de l’ONG Space of Hope, spécialisée dans l’éducation.
Le taux de fréquentation, très élevé dans le primaire, chute fortement à partir du collège, une partie des adolescents se trouvant dans l’obligation de travailler – pour les garçons – ou de se marier – pour les filles. La concurrence des groupes armés, qui attirent les plus téméraires, et le fait que le diplôme délivré à l’issue de la terminale ne soit reconnu que par la Turquie ajoutent à cette désaffection.
Et puis il y a les bombes. La peur du raid aérien hante en permanence les parents. «Certains préfèrent que leurs enfants restent à la maison, pour être sûrs que, si un malheur arrive, ils meurent tous ensemble», témoigne Abdulkafi Al-Hamdo, un professeur d’anglais, joint à Alep-Est.
Lui-même a été témoin de l’une des principales attaques commises par les forces pro-Assad contre le système éducatif d’Alep-Est : le bombardement, le 12 avril 2015, de l’école Saad Al-Ansari, dans lequel une dizaine de personnes ont péri, élèves et professeurs mêlés. «Je venais de quitter ma classe, pour rentrer chez moi, lorsque l’explosion a eu lieu, raconte Abdulkafi, âgé de 31 ans. Je revois encore le corps d’un de mes collègues décapité. L’une des victimes, qui a eu une jambe arrachée, est l’un de mes élèves aujourd’hui.»
Des progrès réduits à néant
A la suite de cette tragédie, les écoles de l’enclave rebelle sont restées fermées plusieurs semaines. Dans les mois qui ont suivi, beaucoup d’entre elles ont quitté leurs emplacements habituels, trop exposés, pour des lieux jugés plus sûrs, en sous-sol ou en rez-de-chaussée d’immeubles abandonnés. Du coup, les professeurs ont vu revenir beaucoup d’enfants que leurs parents n’osaient pas envoyer en classe.
Mais l’intensification des bombardements, à la mi-septembre, en soutien à une offensive destinée à reconquérir l’ensemble de la ville, a réduit ces petits progrès à néant. Des écoliers ont de nouveau trouvé la mort et de nombreux établissements ont décidé de suspendre leurs cours. A la fin octobre, des tirs rebelles ont aussi frappé une école à l’ouest, dans les quartiers sous contrôle gouvernemental, tuant trois enfants et en blessant une dizaine d’autres.
«Maintenant que les Russes utilisent des bombes perforantes, même les écoles souterraines ne sont plus protégées, soupire Marcell Shehwaro. Nous sommes renvoyés à la case départ. Les raids aériens et les contraintes du siège paralysent tout notre travail.»
Malgré cette spirale de difficultés, la majorité des enseignants d’Alep-Est se refusent à baisser les bras. Les postes vacants sont pourvus par des bénévoles, comme de simples étudiants ou des ingénieurs au chômage. «C’est un devoir d’être présent dans ma classe tous les matins, proclame Abdallah, un instituteur joint par WhatsApp, qui a été blessé à la tête lors d’une attaque en 2014 sur son école, fatale à trois enfants. Je ne veux pas d’un peuple d’ignorants.» (Article publié dans Le Monde, daté du 18 novembre 2016, en page 4)
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Les stocks de nourriture s’épuisent
La reprise des bombardements sur Alep-Est coïncide avec l’épuisement des réserves de nourriture de l’ONU, stockées dans des entrepôts de la ville. Le Programme alimentaire mondial, l’une des principales agences humanitaires des Nations unies, a précisé que les dernières distributions d’aide avaient eu lieu dimanche. Les 250’000 habitants d’Alep-Est sont soumis à un siège implacable depuis juillet. Aucun convoi d’aide n’a pu pénétrer dans ces quartiers depuis lors. L’ONU a appelé les parties à réautoriser ces livraisons pour éviter une catastrophe humanitaire. Empêcher l’acheminement d’aide reviendrait à «affamer» un quart de million de personnes, a prévenu Jan Egeland, un haut responsable onusien.
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