Par Marie Peltier
Depuis le début des événements en Syrie, la société civile internationale se montre étonnamment frileuse à l’idée de faire part d’une prise de position solidaire à l’égard de la société civile syrienne. Le Père Paolo Dall’Oglio [présent lors de la journée de solidarité avec la lutte du peuple syrien à Zurich le 13 avril 2013] parle à cet égard d’une «résistance culturelle européenne à l’émancipation civile syrienne». Au fil des mois, le fait qu’une partie grandissante de l’opposition prenne les armes a semblé jeter le discrédit sur le caractère authentiquement démocratique des manifestations. Ce trouble a rapidement gagné les réseaux attachés à la non-violence.
Le 21 mars dernier, Pax Christi recevait à nouveau Paolo Dall’Oglio pour une réflexion sur la situation syrienne actuelle. En Syrie depuis plus de 30 ans, où il a fondé le monastère de Mar Moussa au nord de Damas, ce Jésuite italien est devenu au fil de son engagement une figure importante du dialogue islamo-chrétien. À partir de mars 2011, quand éclatent les premières manifestations citoyennes à Damas réclamant une «Syrie libre», le Père Paolo s’engage dans une réflexion sur l’avenir de la Syrie et prend position en faveur d’une perspective démocratique. Rapidement, les autorités le somment de se taire. Mais le Jésuite est un révolté. Il sera finalement expulsé du territoire syrien en juin 2012, pour devenir ensuite l’un des porte-voix de la révolution syrienne à travers l’Europe et le monde. Récemment, il est retourné clandestinement dans son pays d’adoption, dans les zones dites «libérées», qui font toujours l’objet de frappes aériennes par le régime de Damas. Son message principal aujourd’hui? On ne peut plus se contenter, spécialement au sein des milieux pacifistes, d’appeler à l’arrêt des violences. Dans le contexte de répression accrue de la part d’un régime dictatorial en proie à un soulèvement populaire à l’origine pacifique, la rhétorique non-violente est questionnée, bousculée et… ne peut à elle seule apporter une solution à la crise en cours.
De l’approfondissement de nos positions de principe
À cet égard, l’interpellation de Paolo Dall’Oglio se veut bousculante: comment la position pacifiste est-elle soutenable dans un contexte interne en Syrie où toute opposition non-violente est réprimée de façon systématique dans le sang? Peut-on se contenter ou, plus profondément encore, est-ce légitime d’appeler à la non-violence des populations civiles aujourd’hui victimes quotidiennes des bombardements du pouvoir en place? Comment concilier dans ce contexte aspiration à la non-violence et aspiration à la perspective démocratique voulue par une grande partie du peuple syrien, allant de pair avec une résistance au régime en place?
Le questionnement porté à son caractère fondamental nous conduit à nous interroger sur nos contradictions et notre paralysie manifeste vis-à-vis du «cas syrien». L’appel constant à la fin des violences pourrait, si nous n’allons pas plus loin, paradoxalement participer du maintien, voire de l’aggravation du conflit en cours. Ainsi, s’agissant de la difficile question de l’éventuel futur envoi d’armes européennes à l’opposition syrienne, notre refus de principe se heurte à la réalité des populations civiles syriennes. Comme l’analyse l’ancien diplomate Ignace Leverrier: «La décision [d’armer l’opposition] ne plaît guère aux pacifistes (…), qui craignent que l’afflux d’armes européennes contribue à faire de la Syrie une nouvelle Somalie. Cette crainte les honore. Mais les Syriens descendus dans les rues au péril de leur vie, qui aimeraient voir se concrétiser sans tarder ce qu’ils demandent en vain depuis plus d’un an, savent de quoi il retourne. Ce ne sont pas les révolutionnaires mais le régime qui met le feu au pays dans le seul but de se maintenir au pouvoir. C’est lui qui détruit à coups de bombes et de missiles des milliers d’immeubles et dévaste les infrastructures. C’est lui qui porte atteinte à l’unité du pays en tentant de dresser les communautés les unes contre les autres. C’est lui qui met en danger l’intégrité de son territoire en se préparant sur la côte une zone de repli et en favorisant les agissements sécessionnistes de certains faux opposants.» [1]
De la militarisation de l’opposition: une «auto-prophétie»?
L’enjeu est donc bien que notre opposition à la guerre ne devienne pas complicité vis-à-vis du régime en place, dans une ambiguïté consistant à renvoyer les 2 «parties» du conflit dos à dos. Le risque est en effet de voir notre terminologie de la «non-violence» et de la «réconciliation» instrumentalisée par un «Etat» répressif et dictatorial prompt à répandre sa propagande dans des termes susceptibles de faire sens dans les milieux occidentaux. Rappelons à cet égard que le clan Assad use de manière cynique d’une rhétorique fallacieuse, se prononçant de manière répétée pour le «dialogue» et la «réconciliation», allant même jusqu’à ouvrir il y a quelques mois un «Ministère de la Réconciliation Nationale». La manipulation consiste à se présenter comme le garant de l’unité de la Syrie, tout en jouant jusqu’au bout sur le terrain la carte de la confessionnalisation – notamment en ce qui concerne l’enrôlement militaire.
De manière parallèle, le régime de Damas a, dès le début de la contestation qui lui faisait face, pris soin de présenter les opposants comme des «terroristes», faisant écho à des peurs de plus en plus ancrées dans l’imaginaire occidental. En assimilant d’emblée les manifestants à des «islamistes», «djihadistes», «qaïdistes» [2] instrumentalisés ou envoyés par l’étranger, la propagande du clan Assad a rapidement gagné des constellations occidentales diverses, à gauche comme à droite, en passant notamment par les traditionnels «mouvements de la paix». Pire encore, cette dynamique a contribué à «auto-prophétiser» ce discours: la contestation, rapidement réduite à l’impuissance, a peu à peu été gagnée par des groupes islamistes (dont une minorité de radicaux, de sensibilité takfiriste [3]) absents au début des manifestations et beaucoup mieux armés que l’Armée syrienne libre (composée majoritairement de déserteurs de l’armée officielle, dans le but initial de protéger les manifestations). L’Armée syrienne libre est, par ailleurs, désormais régulièrement pointée du doigt pour des exactions, des pillages et des règlements de compte. La disproportion totale entre les moyens militaires du régime et ceux des opposants, la division de la «rébellion» et le peu de soutien international aux victimes des violences ont conduit à une situation aujourd’hui largement chaotique, où les vengeances intercommunautaires se multiplient.
Face à cette situation, les mouvements de la paix sont placés devant une double interrogation:
• À partir de quel moment considérons-nous qu’une population civile a légitimement le droit de se défendre et donc de prendre les armes?
• À partir de quel moment cédons-nous, au nom de notre refus des armes et de la violence, à une attitude de non-assistance à personnes en danger et donc à une certaine forme de complicité vis-à-vis de l’oppression?
De la souveraineté populaire
Une piste pour éclairer ces questionnements fondamentaux peut être explorée par un réexamen de la notion de souveraineté, souvent arguée pour légitimer le régime en place ou pour «justifier» notre inaction. Si un Etat est considéré comme souverain, n’est-ce pas d’abord au peuple que cet «État» est censé incarner que cette qualité revient? Un régime peut-il inconditionnellement prétendre représenter l’Etat et donc détenir la souveraineté? Dans la situation actuelle, si nous considérons le peuple syrien comme le détenteur fondamental de la souveraineté, peut-on dès lors lui reconnaitre un «droit de résistance à l’oppression» [4]? L’armement de la rébellion peut ainsi être examiné sans tabou eu égard à la réalité actuelle: celle de citoyens aspirant à protéger – parfois au prix de pillages, y compris du patrimoine historique syrien – leurs familles et leurs proches d’une violence aveugle. N’est-ce pas leur «part» de souveraineté qu’ils tentent ainsi de sauver?
Si les Nations Unies parlent aujourd’hui de plus de 80’000 morts, dus très majoritairement à la répression du régime [5], avec l’appui de la Russie et de l’Iran, n’est-on pas en droit de lui retirer tout caractère légitime et donc souverain? La «légitime» défense d’une population civile face à un «État» illégitime rend ainsi le discours pacifiste traditionnel inadéquat, sinon affaibli.
Dans cette perspective, comment concilier attachement à la non-violence et respect du caractère souverain inaliénable d’un peuple? L’interpellation de Paolo Dall’Oglio, quand elle est approfondie, nous invite à repositionner nos fondamentaux de manière dialectique et non binaire. Sans remettre en cause la pertinence de notre refus de la violence – car c’est bien de non-violence que le peuple syrien a le plus besoin – elle nous pousse à une mise en perspective tenant ensemble nos convictions pacifistes et démocratiques. La question de l’incarnation de nos principes prend alors un sens nouveau.
«Les révolutions arabes, et surtout la révolution syrienne, ont eu le mérite de mettre une partie de l’opinion publique dans plusieurs pays face à ses contradictions. Une question préliminaire s’impose toutefois avant toute réflexion: qui consentirait à être gouverné par un père et son fils, un parti unique, des lois martiales, un État policier, des chars et des réseaux mafieux pendant 42 ans? Qui s’accommoderait de voir dans son propre pays s’allonger la liste des victimes, des disparus, des prisonniers politiques et des exilés? Seule une réponse tranchée est à même de construire une solidarité respectueuse de la dignité et la liberté de l’Autre, et donnerait une légitimité à tout débat.» [6]
Sans pouvoir clore ce questionnement, il nous semble fondamental de prendre la mesure de l’interpellation qui est aujourd’hui opposée aux mouvements de la paix au sujet du «cas syrien». Face à cette violence aveugle à l’œuvre depuis plus de 2 ans, nous nous devons d’aller au-delà de nos seules positions de principe si nous voulons nous montrer activement solidaires de la société civile syrienne. Il ne nous appartient pas, en tant que mouvements de la paix, de prendre position au sujet de la question de l’armement de la rébellion. Il nous revient par contre d’identifier clairement l’origine de la violence en condamnant sans équivoque le régime dictatorial et répressif en place, ainsi que toutes les violences et exactions commises à l’égard de la population civile, et de reconnaître au peuple syrien le droit à la légitime défense et à la résistance.
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[1] Ignace Leverrier, «Armer la révolution en Syrie… Vous avez une meilleure solution?», 16 mars 2013, sur http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/03/16/armer-la-revolution-en-syrie-vous-avez-une-meilleure-solution/
[2] Le qualificatif «qaïdiste» est attribué aux groupements qui seraient liés à l’organisation Al-Qaïda, organisation internationale d’inspiration sunnite fondamentaliste.
[3] Le «takfirisme» est un mouvement sunnite islamiste radical, prônant l’«excommunication» par la violence des non-musulmans et des musulmans «infidèles».
[4] Voir à ce sujet la doctrine de la «souveraineté populaire», élaborée par Jean-Jacques Rousseau en 1762 dans «Du Contrat Social ou Principes du droit politique», qui identifie comme souverain le peuple, au sens de l’ensemble de la population, la somme de tous les individus, par opposition à la nation, corps abstrait. Cette conception inclut le «droit de résistance à l’oppression», reprise dans la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» du 26 août 1789.
[5] Voir à ce sujet les nombreux rapports établis par Amnesty International (http://www.amnesty.org/fr/region/syria ) et par Human Rights Watch (http://www.hrw.org/fr/world-report-2012/syrie ).
[6] Ziad Majed et Nadia Aissaoui, «Syrie: où est passée la solidarité internationale?», 9 septembre 2012, sur http://vendredis-arabes.blogspot.fr/2012/09/syrie-ou-est-passee-la-solidarite.html
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Ce texte fait partie de la discussion de Pax Christi Wallonie Bruxelles, suite à l’intervention du Père Paolo Dall’Oglio le 21 mars 2013.
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