Entretien avec Gilbert Achcar,
auteur de l’ouvrage «Le peuple veut».
Rana Nessim et Rosemary Bechler
ont conduit cette interview
le 14 février 2014
Rana Nessim: Dans votre livre Le peuple veut, vous écriviez que ce processus révolutionnaire serait très long. Vous attendiez-vous à ce qu’il se transforme aussi rapidement en une dictature militaire?
Gilbert Achcar: Je conteste l’idée selon laquelle tout le processus révolutionnaire régional serait devenu une dictature militaire. Quand ce processus se serait-il transformé en dictature militaire? Si vous faites référence à l’Egypte, il s’agit alors d’un pays et pas de l’ensemble du processus. Et même dans ce cas, je ne pense pas que le processus se soit transformé en une dictature militaire, dans la mesure où ce pays n’a jamais cessé de l’être de facto. L’armée égyptienne n’a en effet jamais cessé de constituer la véritable colonne vertébrale de l’Etat depuis l’époque de Moubarak et jusqu’à maintenant.
A un certain moment, les gens ont cru que la présidence de Mohamed Morsi sonnait la fin du gouvernement militaire en Egypte, et ont comparé cette situation avec ce qui s’était passé en Turquie, mais ce n’était qu’une illusion. Même si le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a officiellement remis le pouvoir à Morsi, les membres de cette institution ont conservé les vraies rênes du pouvoir dans leurs mains. Ils ont continué à disposer du vrai contrôle sur l’ensemble des forces armées. L’armée et le ministère de l’Intérieur étaient pour l’essentiel une prolongation de l’ancien régime: il y a eu très peu de changements. Les événements qui ont suivi ne sont donc pas si surprenants.
J’aimerais surtout insister sur le fait que des luttes sociales éclatent à nouveau en Egypte, avec beaucoup de grèves, y compris chez les travailleurs du textile de Mahalla El Kobra [1]. En outre, les jeunes n’ont pas l’air de partager l’enthousiasme pour le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui est en partie orchestré de manière très artificielle. Leur désaffection se reflétait dans leur faible participation au référendum constitutionnel de janvier 2014.
Je tiens dès lors à insister sur le fait que l’Egypte n’est qu’au début d’un processus révolutionnaire à long terme qui a commencé en janvier 2011. Comme dans tout processus révolutionnaire, il y a des hauts et des bas, des périodes de radicalisation révolutionnaire et des périodes de réaction et de revers. Ce que nous observons en Egypte est à vrai dire plutôt ambigu, dans la mesure où c’est le produit d’une seconde vague de mobilisations – celle du 30 juin, qui a conduit une fois de plus à une deuxième phase de gouvernement militaire direct.
R. Nessim: A quel moment, à votre avis, est survenue la rupture entre les militaires et Morsi? Il paraît évident qu’il y avait un accord entre les militaires et les Frères musulmans et que c’est ainsi que Morsi est arrivé au pouvoir.
G. Achcar: Je crois que le divorce a eu lieu bien avant que Morsi n’arrive au pouvoir. C’est uniquement en 2011 qu’il y a eu une certaine collaboration entre les Frères musulmans et l’armée. Les Frères ont mis fin à leur collaboration avec la majorité de l’opposition lorsqu’ils se sont engagés avant la chute de Moubarak dans des pourparlers avec Omar Suleiman, qui était à l’époque à la direction des services de renseignement, et plus tard lorsqu’ils ont étroitement collaboré avec l’ancien régime pour créer un soutien social aux amendements constitutionnels proposés par le CSFA.
Le premier référendum constitutionnel de mars 2011 a vu une convergence entre les Frères musulmans, les salafistes et l’ancien régime – dont l’armée constitue le noyau central. Cette collaboration reposait sur le fait que les Frères s’engageaient à ne pas briguer le pouvoir. Au début ils ont assuré qu’ils ne présenteraient des candidats que dans la moitié des circonscriptions et qu’ils ne soumettraient pas de candidat à l’élection présidentielle. Mais ils sont revenus sur ces deux engagements. Cela a alarmé le commandement militaire, surtout à un moment où leurs homologues turcs étaient humiliés par le gouvernement de l’AKP [Parti pour la justice et le développement]. Ils se sont alors montrés méfiants face à ce qu’une quelconque possibilité de ce type puisse se traduire en Egypte.
C’est à ce moment que l’on a constaté le début d’une croissante tension entre les Frères et le CSFA. Ces tensions ont atteint leur point culminant à la veille de l’élection présidentielle de 2012; rappelez-vous le suspense considérable qui a entouré la compétition entre Morsi et Ahmed Chafik avant la proclamation des résultats. Morsi – membre des Frères musulmans – a vaincu Chafik – le militaire soutenu par l’institution militaire.
L’illusion d’une rupture avec la longue tradition de gouvernement militaire s’est imposée lorsque Mohamed Tantaoui et Sami Anan, deux militaires de haut rang, ont été envoyés à la retraite. En fait, ces mises à la retraite auraient dû intervenir plus tôt. Ils n’étaient restés à leur poste que parce que Moubarak, qui avait toute confiance en eux, voulait les garder auprès de lui. Les rapports de la diplomatie états-unienne révélés par WikiLeaks nous ont appris que les autres hauts gradés de l’armée étaient mécontents de Tantaoui. Sissi s’est retrouvé premier sur les rangs suite à un accord parmi les militaires. Morsi ne l’a pas du tout choisi librement: Sissi a été nommé par le CSFA.
Les militaires sont devenus encore plus inquiets lorsque Morsi s’est attribué des pouvoirs pharaoniques en novembre 2012. Mais ils n’étaient pas les seuls à s’inquiéter: durant la brève présidence de Morsi, les Frères musulmans ont en effet réussi à s’aliéner presque tout le monde en Egypte, y compris leurs proches alliés salafistes. C’est cette conjoncture qui a ouvert la voie au 30 juin et au 3 juillet 2013.
Rosemary Bechler: Quelles différences voyez-vous entre le rôle de l’armée égyptienne et celui de l’armée tunisienne?
G. Achcar: Le cas tunisien est très différent. D’une part, l’armée tunisienne n’a jamais eu un rôle comparable à celui de l’armée égyptienne. La Tunisie n’a jamais été une dictature militaire au contraire d’autres républiques arabes, dont la plupart ont reposé sur des régimes militaires. La Tunisie est une exception, comme l’est le Liban, pour d’autres raisons.
D’autre part, il existe en Tunisie une force sociale considérable, organisée – qui constitue dès lors, de facto, une force politique majeure –, la centrale syndicale UGTT (Union générale tunisienne du travail). Elle a été un des acteurs majeurs dans l’affrontement entre le gouvernement Ennahda et l’opposition tunisienne. En Egypte, il n’existe rien d’équivalent.
R. Nessim: Il est assez étonnant que les Frères musulmans aient été classés comme étant des terroristes et des fondamentalistes, alors que personne ne réagit face aux salafistes, qui se tiennent actuellement aux côtés du gouvernement par intérim soutenu par les militaires, alors qu’ils sont plus radicaux. Pensez-vous que les salafistes vont remplacer le rôle que les Frères ont joué avant 2011 pour ce qui a trait au réseau parallèle de prestations sociales, notamment à cause des fonds qu’ils reçoivent de l’Arabie saoudite?
G. Achcar: La majorité des salafistes en Egypte ne sont pas plus radicaux, sur le plan politique, que les Frères musulmans. Leur type de fondamentalisme est lié à une conception plus rigoureuse de la vie quotidienne et de la société et c’est sous cet angle qu’ils peuvent être perçus comme étant plus «radicaux». Mais à l’époque de Moubarak, le gouvernement les voyait d’un bon œil parce qu’ils prêchaient l’obéissance aux dirigeants. Dans ce sens, ils n’étaient pas perçus comme une menace par l’ancien régime. C’est d’autant plus le cas que, comme vous l’avez rappelé à juste titre, ils ont des relations avec les Saoudiens. En 2011, il y avait même des drapeaux saoudiens qui étaient déployés à l’occasion de manifestations salafistes en Egypte. Les liens avec le régime saoudien sont également une des raisons clés du soutien accordé à Sissi par El-Nour [La Lumière], le principal parti des salafistes. Le soutien enthousiaste des Saoudiens aux salafistes doit également être compris dans le cadre de la rivalité régionale entre le Royaume d’Arabie saoudite et le Qatar.
Cela dit, les salafistes n’ont pas vraiment besoin de remplacer le réseau parallèle d’aide sociale des Frères musulmans, puisqu’ils ont déjà établi leur propre réseau. C’est ainsi qu’ils se sont développés, surtout dans les zones rurales d’Egypte, de façon très similaire à ce qu’ont fait les Frères musulmans. On pourrait emprunter un concept élaboré par un sociologue français pour dire que les salafistes entretiennent une «contre-société». Ces forces ont réussi à se développer en remplissant les interstices – énormes en Egypte – laissés par l’incapacité de l’Etat à assurer des services sociaux de base de tout genre.
Cependant les salafistes ne sont pas aussi puissants que les Frères musulmans en termes d’appareil organisationnel, surtout lorsqu’il s’agit du champ politique. Cela parce qu’en Egypte les Frères ont fonctionné depuis beaucoup plus longtemps en tant qu’organisation politique. Ils étaient essentiellement un parti politique – le premier parti islamiste fondamentaliste moderne – combinant le fondamentalisme islamique avec la politique moderne. Les Frères musulmans étaient donc bien préparés pour accéder au pouvoir après la chute de Moubarak. Massivement financés par le Qatar et avec son soutien télévisuel [Al Jazeera], ils ouvraient un peu partout des bureaux du parti, avec faste et décorum.
Je ne pense pas que les salafistes se préparent à suivre la même voie, du moins pour le moment. Ils n’ont pas le projet de se saisir eux-mêmes du pouvoir: ils préfèrent être associés au pouvoir et sont donc assez satisfaits de travailler avec les militaires. Leur préférence irait plutôt à un scénario ressemblant à ce qui se passait au Pakistan sous le général Zia-ul-Haq (1977-1988), où un gouvernement militaire soutenu par des fondamentalistes appliquait des critères fondamentalistes dans la gestion gouvernementale.
R. Nessim: A propos des fondamentalistes, selon des médias locaux en Egypte il y aurait des groupes militants tels que Ansar Beit El Maqdis ou les groupes Takfiri soutenus par le Hamas dans le Sinaï. Ces groupes constituent-ils réellement un danger? Ou s’agit-il plutôt d’une sorte de diversion utilisée par le gouvernement pour réaffirmer que les militaires sont nécessaires pour protéger l’Egypte? Dans sa récente rubrique dans openDemocracy, en date du 13 février 2014, Paul Rogers dit qu’il pense qu’Al-Qaida pourrait construire une nouvelle base en Egypte. Qu’en pensez-vous?
G. Achcar: Ce sont deux questions différentes – l’une concerne les Frères musulmans et l’autre Al-Qaida.
Il est clair que le type de situation qui se développe en Egypte est une incitation pour des groupes marginaux, qu’ils soient ou non issus de la radicalisation des secteurs des Frères qui ont décidé d’avoir recours à la violence.
Mais il n’y a pas de preuve qu’il existe des liens directs entre les actions violentes qui ont lieu dans la péninsule du Sinaï d’une part et le Hamas ou les Frères musulmans d’autre part. Ce qui me paraît plus évident, avant même que l’existence de tels liens ne soit prouvée, c’est que ces actions constituent un prétexte utilisé par les militaires pour ostraciser encore plus les Frères musulmans dans la société égyptienne et légitimer ainsi que justifier davantage que jusqu’ici leur politique répressive. Il est frappant de voir comment la rhétorique de la «guerre contre le terrorisme», qui a pris tellement de place dans l’administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001, est maintenant largement utilisée dans la région, non seulement par le gouvernement égyptien mais également par le régime syrien et par la monarchie du Bahreïn.
Il est difficile de croire que les Frères musulmans auraient recours au terrorisme dans la situation actuelle: le faire relèverait d’une vision à très court terme de leur part. S’ils envisageaient un glissement vers la lutte armée, il est peu probable qu’ils continueraient à organiser, comme ils le font, des manifestations de masse pacifiques. Le fait qu’ils agissent de la sorte tend à indiquer que leur attribuer des opérations violentes est vraiment douteux.
Cela dit, la tactique des Frères consistant à organiser des manifestations a été, à mon avis, contre-productive, et montre qu’ils continuent à faire preuve de la maladresse qu’ils étalent depuis le début du processus révolutionnaire, et surtout pendant la période Morsi.
En refusant d’appeler à un référendum ou à des élections anticipées malgré l’importance des manifestations massives contre lui le 30 juin, Morsi a fait preuve de manque de vision. Le fait qu’il continue à déclarer qu’il a été élu démocratiquement et qu’il est donc le président légitime démontre un manque de clairvoyance. Lorsque Charles de Gaulle, une figure historique beaucoup plus importante et jouissant d’un degré élevé de légitimité, a affronté des manifestations massives contre lui en 1968, il a appelé à des élections. Il a gagné les élections parlementaires cette année-là. L’année suivante, en 1969, il a appelé à un référendum sur son programme, il l’a perdu et a donné sa démission. C’était un politicien beaucoup plus malin que Morsi, et il avait bien davantage le sens de ce que signifie la démocratie.
Lorsque Morsi a été renversé par l’armée suite aux énormes manifestations de masse qui exprimaient leur ressentiment contre ce que faisaient les Frères musulmans, l’idée que manifestations le soutenant auraient pu aboutir à le réinstaller comme président relevait d’une approche très irréaliste, voisinant l’irrationnel.
En fait, l’agitation politique organisée par les Frères a plutôt fait le jeu des forces armées. Ces dernières ont bien sûr employé une répression très brutale, mais elles avaient le soutien de la majorité de la société égyptienne, en invoquant le fait d’écarter l’agitation permanente propice au «terrorisme». Dans ce sens, les manifestations des Frères étaient totalement contre-productives et ont effectivement servi le projet de ceux qui voulaient rétablir complètement l’Etat répressif de Moubarak.
En ce qui concerne Al-Qaida, il est clair que ce groupe tire profit de l’ensemble de l’impact déstabilisateur du soulèvement régional et du processus révolutionnaire. Tous les processus révolutionnaires s’accompagnent d’une déstabilisation et toute déstabilisation aide des groupes radicaux marginaux – dans ce cas des groupes de l’extrême droite radicale – à proliférer. Mais Al-Qaida pourrait-il construire quelque chose de significatif en Egypte, de plus important que lors de la précédente vague de terrorisme dans ce pays au cours des années 1990? Je ne le crois pas. Ce mouvement n’arrive à se construire une base réelle que dans des pays déchirés par une guerre civile. Cela a été le cas en Irak, et l’est de manière croissante en Syrie et au Yémen.
Toutefois, la situation en Egypte est assez différente. A moins que l’on n’assiste à un écroulement des militaires, ce qui n’est pas véritablement à l’ordre du jour, je ne peux pas envisager qu’Al-Qaida puisse se constituer une base régionale en Egypte. Cela est d’autant plus difficile à l’imaginer dans le Sinaï que non seulement la partie égyptienne n’est pas prête à y accepter une présence quelconque d’Al-Qaida, mais qu’il en va de même pour Israël. Dès lors, je ne peux concevoir cela comme une perspective vraisemblable.
R. Bechler: Les Saoudiens financent-ils l’instabilité en Syrie, ou ailleurs, c’est-à-dire là où ils pensent qu’il existe le danger de l’émergence d’une configuration plus démocratique?
G. Achcar: Je pense qu’il est erroné de croire que les Saoudiens soutiendraient l’instabilité n’importe où. En réalité ils sont les plus éloignés que l’on puisse imaginer de tout projet de déstabilisation: ils craignent l’instabilité parce que celle-ci représente une menace pour eux. En Syrie ils n’ont commencé à jouer un rôle important qu’assez tard. Le Qatar a été beaucoup plus important jusqu’à l’année dernière. Cela dit, il ne faut pas oublier que la principale force de déstabilisation en Syrie est le régime syrien lui-même. C’est lui qui a créé la situation présente en répliquant avec une répression très brutale et criminelle aux revendications très légitimes de manifestants pacifiques en 2011.
R. Bechler: Il ne s’agit donc pas d’une guerre par procuration?
G. Achcar: Pas dans le sens où les Saoudiens auraient voulu renverser le régime syrien. La seule raison pour laquelle ils ont apporté leur soutien au soulèvement syrien est qu’ils avaient besoin de dévier un soulèvement démocratique et d’en faire un soulèvement sunnite.
Tant que le soulèvement reste un mouvement démocratique, il représente un risque majeur pour leurs propres intérêts, même s’ils n’éprouvent pas une grande sympathie à l’égard de Bachar el-Assad. Une fois que le mouvement prend un caractère sunnite, marqué par un programme sectaire, ils sont soulagés, car cela entre en résonance avec leur propre idéologie sectaire.
Sur le fond, ils soutiennent partout l’ancien régime. En Syrie ils ne pouvaient le faire pour des raisons sectaires, mais ils l’ont fait au Yémen; au Bahreïn évidemment, ils sont même intervenus militairement pour soutenir l’ancien régime. En Egypte ils étaient ouvertement du côté de l’ancien régime et ils ont beaucoup regretté l’évincement de Moubarak. Ils en ont voulu à l’administration états-unienne d’avoir laissé tomber Moubarak. Partout dans la région, le Royaume d’Arabie saoudite est fondamentalement le principal représentant de l’ancien régime, et travaille à sa stabilisation.
La Libye constitue une autre exception. Les Saoudiens ne pouvaient exprimer aucune sympathie envers Kadhafi, avec lequel ils avaient eu beaucoup de difficultés durant son règne. Ils ont donc fait de leur mieux pour récupérer le soulèvement libyen aux côtés des puissances occidentales et du Qatar, mais ils ont tous lamentablement échoué à éviter la déstabilisation du pays.
Tous les événements qui se sont passés en Libye depuis l’insurrection à Tripoli qui a renversé Kadhafi ont été au-delà de la capacité de quiconque à les contrôler. Dans un sens, c’est la raison pour laquelle ce processus est plus intéressant que l’image de chaos total qu’en donnent les médias occidentaux. Il se passe plus de choses en Libye que simplement des affrontements entre les milices. Il y a notamment un processus très intense de mobilisation sociale et politique d’une société qui est en train d’émerger d’une très longue léthargie.
R. Nessim: Il semble que les relations entre l’Egypte et les Etats-Unis soient en train de changer. Cette semaine [jeudi 13 février], Sissi s’est rendu en Russie pour conclure un accord de 2 milliards de dollars sur la «coopération militaire et technologique». On aurait pu s’attendre à ce que les Etats-Unis fassent tout leur possible pour garder l’Egypte de leur côté, surtout en tant que voisin d’Israël. S’agit-il simplement d’une diversion ou d’une menace pour les Etats-Unis?
G. Achcar: Il semble qu’aucun accord n’ait encore été conclu. Les négociations sont toujours en cours. L’accord potentiel est supposé être financé par les Saoudiens. Mais est-ce que les Saoudiens vont vraiment payer 2 milliards de dollars pour les industries militaires russes alors que les deux pays sont dans des camps opposés dans le conflit syrien?
En réalité la visite de Sissi à Moscou avait deux objectifs. Le premier était celui que vous avez mentionné. Elle constitue également un signe adressé à Washington par les militaires égyptiens pour que l’administration états-unienne cesse de leur mettre la pression. Ils rappellent aux Etats-Unis que l’Egypte peut choisir de retourner chez ses anciens alliés, datant de l’époque où le prédécesseur de la Russie, l’Union soviétique, était le principal sponsor des forces armées égyptiennes. Il est vrai que la Russie de Poutine a peu en commun avec ce qu’était l’Union soviétique, mais Sissi lui-même a encore moins en commun avec Gamal Abdel Nasser, malgré ce que prétendent ses admirateurs… et Poutine et Sissi ont beaucoup en commun en tant qu’hommes du renseignement ayant des conceptions réactionnaires sur la question du genre.
L’autre objectif de la visite de Sissi à Moscou était clairement en rapport avec la situation politique intérieure de l’Egypte. Ce n’est pas une coïncidence si cette visite a eu lieu avant que Sissi ne déclare sa candidature. S’il l’avait déjà proclamée, il n’aurait pas pu se rendre à Moscou en tant que ministre de la Défense, puisqu’il doit démissionner de ses fonctions officielles afin de poser sa candidature à la présidence.
Sa visite était à 100% orchestrée en tant que geste présidentiel, y compris la large circulation donnée à la photo de Sissi – habillé en civil – en train de se rendre à l’aéroport. Sa rencontre avec Poutine est allée bien au-delà des rencontres habituelles à un niveau ministériel. Poutine a exprimé ouvertement son soutien à la candidature présidentielle de Sissi. Tout cela cadre très bien avec la tentative d’exploiter la nostalgie pour Nasser en diffusant la proposition selon laquelle Sissi est en quelque sorte sa réincarnation.
En fait, la seule chose que Nasser et Sissi ont en commun est leur passé militaire, pour le reste ce sont deux personnalités tout à fait à l’opposé l’une de l’autre. Nasser et ses camarades, les Officiers libres, étaient de jeunes officiers rebelles qui ont renversé non seulement la hiérarchie militaire mais également la monarchie. Sissi, par contre, est un haut gradé de la hiérarchie militaire qui a été un serviteur dévoué à l’ancien régime de Moubarak jusqu’au dernier jour.
R. Nessim: Au cours des semaines passées il y a eu une montée des mouvements des travailleurs en Egypte et il est très intéressant de noter qu’il n’y a pas eu – pour autant que nous le sachions – de répression. Cela est assez surprenant car c’est justement lorsque les travailleurs ont rejoint le soulèvement en février 2011 que Moubarak a dû démissionner. Pourquoi l’Etat ne réagit-il pas avec une main de fer?
G. Achcar: Cela montre bien qu’il est exagéré de prétendre que la situation en Egypte est un cauchemar totalitaire. C’est beaucoup plus complexe. En effet, s’il est vrai que les militaires ont repris la situation en main après le 3 juillet 2013, ils l’ont fait dans le contexte d’un énorme soulèvement de masse. Le fait qu’il y ait une nouvelle montée des grèves ouvrières à coup sûr est très significatif. Cela démontre que le processus révolutionnaire à long terme est encore bien vivant et dynamique, comme je l’ai déjà dit.
Je pense que le fait qu’on n’ait pas réprimé l’actuelle vague de grèves est surtout dû à l’approche de l’élection présidentielle. L’armée est probablement en train de freiner le ministère de l’Intérieur de se lancer dans une répression spectaculaire simplement parce que cela pourrait être préjudiciable aux perspectives présidentielles de Sissi.
R. Nessim: Surtout maintenant du fait que des recrues du ministère de l’Intérieur se sont également mis en grève? Est-ce correct?
G. Achcar: Tout à fait. Cette combinaison pourrait être très dommageable pour la campagne de Sissi et pourrait déstabiliser dangereusement l’ensemble de la situation. Le fait de réprimer les grèves des travailleurs mettrait également le ministère du Travail dans une situation extrêmement embarrassante et pourrait le forcer à démissionner [2].
R. Bechler: Il s’agit du leader de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants, mais jusqu’à maintenant il ne semble pas avoir été contrarié?
G. Achcar: Si on suit les événements de près, on se rend compte qu’il a été décontenancé à plusieurs reprises. A mon avis Kamal Abou Aita est tombé dans un traquenard lorsqu’il a accepté d’être nommé ministre du Travail. Mais on peut difficilement lui jeter la pierre, car il a été un authentique combattant de la classe ouvrière. Il n’était pas un bureaucrate. Il a été délibérément coopté au gouvernement justement pour cette raison, et c’est un indice supplémentaire qui démontre que l’Egypte ne se résume pas à un gouvernement militaire et que la réalité est plus ambiguë ou plus complexe.
Abou Aita a été coopté précisément parce que les militaires tentaient d’apaiser la classe travailleuse après le 3 juillet. Mais maintenant on commence à voir que cela n’a assurément pas suffi.
R. Nessim: Hamdeen Sabbahi n’est plus aussi populaire que pendant la campagne présidentielle de 2012. On ne lui accorde pas beaucoup de crédibilité à cause de son soutien à l’actuel gouvernement militaire ad interim. A-t-il une chance à l’occasion de l’élection présidentielle à venir?
G. Achcar: Je vous rappelle que jusqu’à deux semaines avant l’élection présidentielle de 2012 il était quasiment inconnu des médias. Il était considéré – et l’expression a été utilisée à d’innombrables reprises – comme un outsider dans le jeu électoral. Il a surpris tout le monde lorsqu’il a obtenu près de 5 millions de suffrages et est arrivé en troisième position, malgré ses très faibles moyens en comparaison avec ceux de Mohamed Morsi et d’Ahmed Chafik et y compris ceux d’Amr Moussa et d’Abdel Moneim Abou Fotouh.
En comparaison, Hamdeen Sabbahi disposait de peu de ressources et toutefois il est arrivé troisième. De plus, il était en tête avec le plus grand nombre de suffrages au Caire et à Alexandrie, les deux principales concentrations urbaines en Egypte.
Je ne dis pas cela pour suggérer qu’il va répéter cet exploit. Cette fois les choses sont beaucoup plus difficiles et il y a peu de doutes que c’est Sissi qui va gagner cette élection présidentielle.
Selon moi, cette fois l’objectif de Sabbahi ne consiste pas à gagner l’élection, même s’il doit affirmer qu’il cherche à la gagner, parce que vous ne vous présentez pas une élection comme l’un des deux candidats de pointe en disant: «Je tiens pour certain que je ne serai pas élu». Il faut que ses partisans croient en la possibilité d’une victoire. Et il a beaucoup de partisans, surtout parmi les jeunes. Je me risquerai même à dire qu’il pourrait recevoir plus de soutien que ce qu’on peut prédire actuellement, car beaucoup de gens qui, par le passé, se sont abstenus d’exprimer autre chose qu’un soutien à Sissi sont en train de devenir plus critiques.
La glace est en train de se briser lentement. Il existe plusieurs indications à ce propos telles que le show satirique de Bassem Youssef [médecin et animateur d’une émission télévisée satirique], par exemple, qui joue en l’occurrence un rôle très positif. Des intellectuels sont de plus en plus nombreux à exprimer des opinions critiques dans la presse égyptienne, y compris Alaa El Aswani [écrivain, membre fondateur du mouvement Kefaya], qui peut être considéré comme une sorte de baromètre. Dans ses dernières rubriques il a pris de plus en plus de distance à l’égard de Sissi, ce qui est un développement positif.
R. Nessim: Pourtant de plus en plus de gens sont arrêtés. Il n’y a pas vraiment de liberté d’expression.
G. Achcar: La dernière vague d’arrestations a eu lieu lors de l’anniversaire du 25 janvier et beaucoup de jeunes qui avaient participé à la mobilisation du 30 juin contre Morsi mais qui ont rejeté le gouvernement militaire ont été arrêtés. Ces arrestations sont maintenant critiquées et attaquées par beaucoup de gens. Dès lors, je ne serais pas étonné si la plupart de ces détenus étaient bientôt relâchés. Dans le cas contraire cette question pourrait être utilisée contre Sissi. Sabbahi a clairement condamné ces arrestations.
R. Bechler: Quels sont donc les électeurs qui soutiennent Sabbahi?
G. Achcar: Je dirais qu’il parie sur le vote des jeunes qui ont constitué un élément clé du soulèvement et qui n’ont pas renversé Moubarak pour placer un Sissi sur le trône. Il mise aussi sur ceux qui sont mécontents pour diverses raisons du régime militaire, y compris un secteur significatif des sympathisants des Frères musulmans.
R. Bechler: La gauche va-t-elle soutenir Sabbahi?
G. Achcar: En ce qui concerne la gauche radicale, cela n’est pas encore clair. J’espère beaucoup qu’elle le fera. La gauche radicale ne devrait pas répéter son erreur passée en ne le soutenant pas. Elle a commis cette erreur lors de l’élection présidentielle de 2012. J’ai été consterné de voir des secteurs de cette gauche préférant soutenir Aboul Fotouh, le candidat musulman libéral, qui était également soutenu par les salafistes.
Le nassérisme est de loin la forme de conscience politique progressiste la plus importante que l’on peut trouver en Egypte. Cette conscience progressiste prend la forme d’une nostalgie du nassérisme – non pas une nostalgie d’un régime militaire, comme le pensent certains, mais une nostalgie des prestations sociales, des emplois, de la réforme agraire, d’une démocratisation de l’enseignement, etc. C’est évidemment également une nostalgie de la dignité nationale de l’Egypte telle qu’elle était incarnée par Nasser. Il existe bien entendu également une interprétation de droite de l’héritage nassériste, qui insiste sur la dimension de «l’homme fort» dictatorial. Mais je pense que beaucoup – sinon la plupart – de ceux qui invoquent Nasser en soutien à Sissi le font par opportunisme. Il est comique de voir soudain autant de collaborateurs du régime de Sadate/Moubarak commencer à invoquer la personnalité de Nasser.
De toute manière, si on cherche une conscience politique de masse de gauche en Egypte, on tombe sur le nassérisme. Il est totalement illusoire de penser que l’on pourrait construire un courant de masse se référant au marxisme ou quelque chose de ce genre en Egypte dans l’avenir prévisible. Si l’on veut construire un courant de gauche en Egypte, il faut travailler avec la conscience politique progressiste telle qu’elle se présente actuellement.
A l’étape présente, personne n’incarne mieux la nostalgie de gauche nassériste que Hamdeen Sabbahi, ce qui indique également que cette nostalgie n’est pas celle d’un régime militaire, puisque ce dernier est à 100% civil. Sans compter qu’il va affronter un leader militaire.
Comme je l’ai déjà dit, le principal défi de Sabbahi actuellement n’est pas de gagner les élections, mais d’obtenir un nombre significatif de suffrages pour préparer l’avenir, car à mon avis il y a peu de doute sur le fait que Sissi va à terme au-devant d’un échec.
Sissi perpétue l’ancien régime. Il essaie de se présenter comme un réformateur et un rénovateur, mais il est sur le fond un successeur du régime de Moubarak, sans compter qu’il dépend du financement des Saoudiens et des Emirats, qui ne sont pas exactement des sources et ressources d’un caractère révolutionnaire.
Sissi dépend de leurs pétrodollars pour financer son gouvernement, mais cela ne suffira pas pour résoudre les principaux problèmes du pays. Quiconque dont le programme n’est autre que la prolongation de la politique économique qui a été appliquée en Egypte au cours des dernières décennies échouera à sortir le pays de l’impasse économique actuelle, à inverser le chômage en croissance énorme, ou encore à résoudre des problèmes fondamentaux et importants.
Chaque gouvernement qui est arrivé au pouvoir depuis Moubarak a échoué: le CSFA a échoué lamentablement. Au début ils étaient salués avec des slogans tels que «Les militaires et le peuple sont une même main» et d’autres du même type. A peine quelques mois plus tard ils sont devenus la cible de la rancœur des masses populaires.
Ensuite Morsi a suscité la même réaction. Sa période de lune de miel a été très brève, d’autant qu’il s’est lui-même tiré une balle dans le pied, très maladroitement, en se donnant 100 jours pour régler les problèmes. Il a failli misérablement. Mais cela montre aussi que dans l’Egypte actuelle un dirigeant a besoin d’obtenir très rapidement des résultats et Sissi va affronter le même défi.
Pour sortir de l’impasse binaire entre l’ancien régime et les fondamentalistes islamiques, une troisième voie doit émerger. En Egypte on dit: «La fulool wala Ikhwan, lessa el thawra fel midan» (pas de restes de l’ancien régime ni de Frères musulmans, la révolution est encore sur la place), ce qui est un excellent mot d’ordre.
Sabbahi a représenté cette aspiration lors du premier tour de l’élection en 2012, car ceux qui ont voté pour lui ne voulaient ni Morsi ni Chafik.
D’une certaine manière, parce qu’il était très clairement opposé à Morsi et qu’il soutenait le 30 juin (ses partisans étaient parmi les principaux acteurs du développement de la mobilisation du 30 juin et beaucoup des membres de l’équipe de Tamarod (Rébellion), actuellement divisée, se sont rangés dans les rangs de ses partisans), Sabbahi est bien placé pour représenter cette troisième voie contre Sissi.
Il ne s’agit évidemment pas de lui donner un chèque en blanc, mais à mon avis la gauche en Egypte devrait absolument le soutenir, même s’il s’agit d’un soutien critique. Il faut comprendre qu’il est essentiel pour l’avenir qu’un nombre significatif de personnes vote contre Sissi et pour une alternative progressiste. Un boycott des élections n’obtiendrait pas le même résultat, d’autant plus qu’on l’attribuerait aux Frères musulmans.
R. Bechler: Je vais être l’avocat du diable. Lorsque vous dites que la gauche radicale a soutenu Aboul Fotouh alors qu’elle aurait dû soutenir Sabbahi, on pourrait argumenter que si vous voulez vraiment former une structure qui va changer les choses en Egypte, il faudrait d’une manière ou d’une autre concilier la base électorale des islamistes et celle des laïques et que cela exigerait de cultiver un pluralisme politique et une diversité plutôt que de viser une monoculture nationale. La «guerre contre le terrorisme» est précisément utilisée efficacement pour effrayer chacun que quiconque est différent est un ennemi et la nostalgie nassériste est redéployée dans le même but. Dans ce contexte est-ce qu’on ne pourrait pas argumenter que Sabbahi n’est qu’une autre manière d’empêcher le changement? D’accord, il voudra peut-être changer le visage de l’entité qui gouverne, faire entrer certains de ses partisans ou prendre un peu plus de pouvoir pour lui-même. Mais est-ce que cette illusion d’un possible retour au nassérisme n’aurait pas pour effet de constituer un autre mécanisme de sécurité contre un réel changement?
G. Achcar: Je ne pense pas que l’on puisse du tout voir les choses ainsi. Sabbahi est quelqu’un qui s’est battu avec acharnement toute sa vie contre les régimes de Sadate et de Moubarak. Il a souvent été emprisonné pour ses prises de position. Son opposition à Moubarak était beaucoup plus radicale que celle des Frères musulmans. Jusqu’en janvier 2011 il a également milité dans plusieurs groupes progressistes contre Moubarak, y compris dans le mouvement Kefaya. Ses antécédents sur la durée traduisent son attachement à la fois aux aspirations démocratiques et à la nostalgie du nassérisme en tant qu’authentique désir de ramener l’Egypte à des mesures sociales progressistes qui ont été complètement inversées avec la politique de l’infitah de Sadate. Actuellement il incarne les aspirations de la grande majorité de ceux qui cherchent une alternative progressiste.
R. Bechler: Cela n’indique-t-il pas un désir de revenir en arrière?
G. Achcar: En fait les composantes de cette majorité veulent revenir à une configuration sociale et nationale qui devrait être considérée comme étant assez progressiste. Même Sabbahi lui-même ne défendrait pas le côté sombre du nassérisme, c’est-à-dire les aspects dictatoriaux, répressifs, etc. Mais il défend tout le reste. C’est un exercice d’équilibre; je dirais qu’il fait partie de la grande majorité de la population égyptienne qui estime que l’héritage positif du nassérisme est plus important que le reste.
Dans ce sens, Sabbahi est vu comme une menace par l’ancien régime. Aboul Fotouh est beaucoup moins un danger pour l’ordre social parce que, après tout, il était partie des Frères musulmans, bien que de son aile libérale et s’inspirait du modèle de l’AKP turc. Pour l’ancien régime, cela constitue une menace bien moindre que quelqu’un qui dispose d’une véritable base dans la classe laborieuse et parmi la jeunesse et qui représente les aspirations de la gauche.
En fait, le profil de Sabbahi est une des raisons majeures pour lesquelles Sissi est candidat à la présidence. Sissi est surtout un militaire, un homme du renseignement, comme Mohamed Hassanein Heikal [journaliste connu, ancien rédacteur en chef du quotidien Al-Ahram] l’a souligné. Il est un homme de l’armée, un homme des services de renseignement avec le type de mentalité qu’on s’attendrait à trouver chez un personnage dans cette position dans un pays où l’armée est l’institution dominante. Il sait très bien que les militaires constituent le véritable pouvoir en Egypte, et c’est la raison pour laquelle la nouvelle Constitution qu’ils ont imposée décrète que pour les deux prochains mandats c’est l’armée qui désignera son propre commandant en chef et son ministre de la Défense.
Cela peut laisser penser qu’à ce moment-là Sissi n’était pas enthousiasmé par l’idée de devenir président. Car enfin, s’il était sûr de devenir président, pourquoi se serait-il imposé de telles restrictions? Et pourquoi les militaires n’ont-ils pas répété l’épisode du CSFA après le 3 juillet, mais ont mis en avant des personnalités civiles? Ainsi, ils veulent éviter de se brûler une fois de plus les doigts face à des troubles sociaux. Il aurait été beaucoup plus logique pour eux d’avoir un président civil faible pour pouvoir maintenir intacte leur image de sauveurs de l’Egypte, en dernière instance.
Le problème est que la seule personne à avoir déclaré sa candidature jusqu’à maintenant est Sabbahi et que personne à part Sissi ne jouit dans le pays d’une popularité comparable. Je suppose que l’idée que Sabbahi pouvait être élu a rendu les Saoudiens anxieux et qu’ils ont fait pression pour que le maréchal Sissi se présente à la présidentielle.
R. Nessim: Mais ne serait-il pas un peu suicidaire pour les militaires de prendre position contre tout le monde? En fin de compte, s’il n’y a pas un intermédiaire comme fusible pour absorber le gros du choc, cela laissera le peuple et l’armée face à face, ce qui exposera les militaires.
G. Achcar: Tout à fait, et c’est là un des arguments que Sabbahi est en train d’utiliser dans sa campagne, car certes il ne veut pas s’aliéner l’armée ni attaquer de front Sissi. Ce serait fou de le faire étant donné la popularité dont jouit ce dernier actuellement.
La logique de son argument est la suivante: «Je suis contre le fait que Sissi devienne président, car cela serait nuisible pour lui et pour l’armée. Cela créerait une brèche entre l’armée et le peuple.» C’est une argumentation astucieuse. Certains pourraient souhaiter qu’il s’exprime de manière plus directe, en soulignant la nécessité de construire une Egypte moderne et démocratique avec un «régime civil», une formule qui était l’objet d’un large consensus après janvier 2011. Même les Frères se prononçaient en faveur d’un «dawla madaniyya» (Etat civil), ce qui signifie, fondamentalement, qu’il n’est gouverné ni par les religieux ni par les institutions militaires.
Et on pourrait s’adresser aux soldats et aux officiers des rangs inférieurs avec une argumentation similaire en leur disant: «Vous avez rejoint l’armée parce que vous vouliez défendre votre pays. C’est ce que devrait être une armée, et il vaut mieux pour votre propre prestige et votre dignité que l’armée ne s’implique pas dans la politique courante.»
R. Nessim: Existe-t-il une division entre le ministère de l’Intérieur et les militaires? On voit ces grandes émissions de Yosri Foda, Lamis El Hadidi, etc. qui se montrent assez critiques à l’égard du ministère et des arrestations, etc. Ou est-ce que ce jeu de critiques réciproques est simplement destiné à donner une meilleure image des militaires?
G. Achcar: Bien sûr. Il n’y a certainement pas une division. Je n’accorde aucun crédit à cette thèse ou à toute tentative de comprendre l’histoire égyptienne à travers le prisme des militaires versus le ministère de l’Intérieur. En règle générale de telles interprétations ont pour objet de créer une image plus favorable des militaires. Il y a deux personnages qui ont gardé leurs fonctions depuis le gouvernement de Morsi jusqu’à maintenant, ce sont Sissi et Mohamed Ibrahim Youssouf, le ministre de l’Intérieur. Il s’agit d’une continuité car ils sont tous les deux du côté d’un même régime, du même «Etat profond».
L’armée a évidemment tout intérêt à ce que quelqu’un d’autre soit tenu pour responsable de la répression des luttes sociales. L’armée est très contente de pouvoir s’occuper de ses propres intérêts sans se laisser prendre dans cette situation épineuse.
Mais personne ne peut avoir la moindre illusion sur le fait que la répression ne serait pas soutenue par Sissi. Tout le monde sait qu’il est «l’homme fort» dans la situation actuelle en Egypte. Il est le vrai président et le vrai premier ministre. Penser que le ministère de l’Intérieur peut faire ce qu’il fait sans l’approbation de Sissi est simplement absurde, et à cet égard on ne devrait avoir aucune illusion. Sissi peut tenter des manœuvres démagogiques à l’égard de l’opinion publique en se prononçant en faveur de la libération de quelques prisonniers politiques s’il pense que cela peut être utile. Mais cela ferait totalement partie de sa campagne électorale. Une figure ou une autre du ministère l’Intérieur peut servir de bouc émissaire maintenant ou demain. Ce genre de pratiques politiques est courant partout. Les gens ne devraient pas se laisser duper.
R. Nessim: Et l’appareil judiciaire, où se situe-t-il dans ce contexte? A la fin du règne de Moubarak il y a eu une confrontation importante, mais maintenant il semble que les juges soient complètement cooptés, ce qui signifie un retour à une situation qui ne laisse pas beaucoup de place à une pensée indépendante.
G. Achcar: L’appareil judiciaire, tout comme le ministère de l’Intérieur, l’armée, etc. forme dans leur ensemble des institutions de «l’Etat profond». Mais, contrairement à ce qui se passe dans le ministère de l’Intérieur ou chez les hauts gradés de l’armée, on peut trouver des juges – parce que c’est la nature de l’institution – qui sont plus indépendants ou qui souhaitent être vus comme des esprits plus indépendants, mais tôt ou tard la hiérarchie judiciaire les ramènera à l’ordre. L’Etat profond n’a pas été ébranlé en Egypte. Il est encore très présent.
La Libye est le seul pays de la région où l’Etat profond a été brisé. C’est ce qui a conduit à une situation où il y avait une quasi-absence d’Etat, c’est-à-dire l’absence de la première qualité d’un Etat qui réside dans le monopole légal de la violence. D’où l’existence des milices et de l’insécurité. La Libye affronte le problème de devoir construire, à partir de rien, un nouvel Etat, et ce n’est pas une tâche facile. En Tunisie et en Egypte, pour ne pas parler du Yémen ou des autres pays de la région, l’Etat profond est encore bien vivant.
R. Nessim: Hamdeen Sabbahi pourrait-il avoir un impact quelconque sur cet Etat profond?
G. Achcar: Je ne pense pas utile d’entrer dans le champ de la politique-fiction et ce pour deux raisons. La première est que ce qui est important dans la campagne de Sabbahi est la construction d’un troisième courant, indépendamment de ce qui se passera ensuite, d’autant qu’il est fort probable que Sissi sera élu.
La deuxième raison est qu’on ne peut limiter la politique-fiction à des suppositions sur les particularités d’un individu. Si on veut spéculer il faut tenir compte des conditions dans lesquelles Sabbahi arriverait au pouvoir. Si c’est dans le contexte d’un soulèvement de masse et d’une radicalisation sociale, il pourrait aller assez loin sur la voie nassériste avec son programme. Il peut difficilement aller au-delà, mais en effet ce serait déjà assez progressiste. On peut imaginer des changements en Egypte sur le modèle de ce qu’ont fait Chavez et la gauche latino-américaine. Tout dépend de l’ensemble des rapports de force sociaux et politiques.
R. Nessim: Les partisans de La voie du front révolutionnaire [3] ont mis en avant une troisième voie. On ne les a pas beaucoup entendus et il ne semble pas qu’ils aient gagné beaucoup de supporters.
G. Achcar: C’est une très bonne chose qu’ils existent, mais ils ont dû affronter une situation très difficile étant donné la polarisation entre les Frères musulmans et le camp qui apparaissait être dirigé par l’armée. Leur marge de manœuvre était très étroite, et c’est la raison pour laquelle ils restent malheureusement marginaux dans la situation égyptienne.
C’est justement là que Sabbahi entre en scène. Certains pensent que depuis le 30 juin il est du côté des militaires. Mais il s’agit d’un malentendu. Quelques jours avant la grande mobilisation, un journaliste a demandé à Sabbahi: «Ne craignez-vous pas que l’armée, avec laquelle vous faites alliance maintenant contre Morsi ne reprenne de nouveau le pouvoir?» Voici sa réponse: «Non, je suis convaincu que notre armée n’est pas intéressée à faire cela.» C’était prendre ses désirs pour la réalité, et il s’agit d’une erreur d’évaluation. Mais c’est sur la base de ces désirs-là qu’il a agi.
Sabbahi a changé de ton, et les jeunes dans son mouvement, connu sous le nom de «Le courant populaire», encore davantage. Ces jeunes sont en train de critiquer de plus en plus le gouvernement et les événements actuels, en particulier la répression, ainsi que la perspective que les militaires s’affirment au pouvoir.
Un jeune homme qui est le principal personnage du Courant populaire a déclaré il y a quelques mois: «Si Sissi présente sa candidature à la présidence, il donnera raison à ceux qui disaient que le 3 juillet était un coup militaire. Il n’est pas acceptable qu’il se présente tant qu’il a sa fonction militaire, il devrait donner sa démission avant.» Sissi va effectivement démissionner, mais assez tard, après avoir assuré son contrôle de l’institution militaire, tout en menant une longue campagne qui est de fait une campagne présidentielle en utilisant sa position officielle.
Récemment Sabbahi s’est exprimé très ouvertement à la TV, en critiquant le gouvernement et surtout sa politique répressive. Il a déclaré: «Nous sommes tous d’accord pour combattre le terrorisme, mais nous sommes contre le fait que l’on restreigne les libertés fondamentales au nom de la lutte contre le terrorisme.» Il a aussi déclaré: «J’espère que les Frères musulmans vont changer leur attitude. Je les appelle à rejoindre le jeu politique. Et je suis contre le fait de traiter des gens qui crient des slogans dans des manifestations de la même manière que des terroristes qui s’engagent dans des actions violentes.» Il a été très clair à cet égard.
C’est la raison pour laquelle j’estime que sa campagne est cruciale pour briser l’image (potentiellement dictatoriale) qui est orchestrée autour du général Sissi. (Entretien réalisé le 14 février, publié sur openDemocracy le 21 février 2014; traduction A l’Encontre)
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[1] Les luttes des salarié·e·s, qui s’organisent entre autres autour de la revendication d’une généralisation du salaire minimum, se sont engouffrées suite à la grève dans le textile et ont touché de nombreux secteurs. Voir à ce propos l’article de Jacques Chastaing publié sur ce site en date du 27 février 2014. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Le gouvernement d’Azem Al-Beblaoui «a pris la décision» le 24 février 2014, suite «à une réunion d’urgence», de présenter sa démission au président ad interim Adli Mansour. Ibrahim Mehleb, le nouveau Premier ministre – ministre du Logement dans le gouvernement sortant – a changé 12 portefeuilles dans le nouveau cabinet. Parmi les sortants se trouve Kamal Abou Aïta, ministre du Travail. Le ministre de la Défense, Abdel-Fattah al-Sissi, et le ministre de l’Intérieur, Mohamed Ibrahim, sont restés en place. Le chercheur en économie Wael Gamal écrivait début mars: «La formation [du nouveau cabinet] semble réunir simplement des personnes approuvées par les services de sécurité, disposant d’une certaine expérience et qui ne provoquent pas de problèmes pour le régime.» Voir sur ce gouvernement l’article d’Hany Hanna publié sur ce site en date du 10 mars 2014. (Rédaction A l’Encontre)
[3] Voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 29 janvier 2014. (Rédaction A l’Encontre)
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Rana Nessim a quitté l’Egypte en 2012 et poursuit ses études au King’s College, à Londres. Elle centre ses recherches sur les violences sexistes au cours des manifestations en Egypte. Rosemary Bechler est éditrice du site openDemocracy.
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