Suisse. Oui assurément à une caisse publique d’assurance maladie. Mais assurément pas pour les raisons invoquées

28 septembre, caisse publique: oui, mais pas pour les raisons invoquées par le PS
28 septembre, caisse publique: oui, mais pas pour les raisons invoquées par le PS

Par Benoit Blanc

Le 28 septembre 2014, un Oui va de soi en faveur de l’initiative pour une caisse publique d’assurance maladie. Mais certainement pas pour les motifs donnés par les porte-parole les plus en vue, du Parti socialiste suisse (PSS), de cette proposition.

Leur campagne embrouille les enjeux des développements en cours dans la politique de la santé. Cela facilite grandement la propagande du lobby des assurances maladie. Et cela fait obstacle à la construction d’une ligne de résistance à la dynamique de marchandisation du système de santé.

L’initiative pour une caisse publique d’assurance maladie demande que l’assurance maladie sociale, c’est-à-dire l’assurance obligatoire, ou de base, soit mise en œuvre par une institution nationale unique de droit public. La Confédération, les cantons, les assurés et les fournisseurs de prestations (médecins, hôpitaux, etc.) devraient être représentés dans ses organes. Les primes continueraient à être fixées au niveau cantonal: l’exigence de primes proportionnelles aux revenus est abandonnée.

Le marché de la liberté

Les adversaires de l’initiative, caisses maladie en tête, ont sorti la grosse artillerie pour la couler. Ils peuvent se le permettre avec d’autant plus d’aisance que le conseiller fédéral (PSS) Alain Berset, «camarade» des initiants, couvre avec conviction leurs arrières en faisant miroiter la perspective de l’amélioration ponctuelle d’un système «qui a fait ses preuves». Un thème structure leur campagne: le passage à une caisse publique serait une menace pour la liberté de choisir son assurance, mais surtout de choisir son médecin et son traitement, etc. Rien de moins. Mais qui sont ces chantres de la liberté?

Il y a aujourd’hui 61 caisses maladie, contre deux fois et demi plus en 1996, lors de l’entrée en vigueur de la Loi sur l’assurance maladie (LAMal). Ces chiffres dissimulent l’ampleur réelle du phénomène de concentration: un grand nombre de ces caisses sont intégrées dans une poignée de groupes dominant le marché: Helsana, CSS, Mutuel, Swica, Sanitas,… Le «libre marché, garant de la liberté du consommateur» est, ici comme dans la téléphonie par exemple, une illusion. Les offres multiples et diversifiées sont des moyens de segmenter la clientèle et d’en fidéliser des tranches toujours plus grandes. Le consommateur-assuré a depuis longtemps perdu toute possibilité de comparer. Alors, sa liberté…

Ces chantres de la liberté sont aussi des partisans du managed care, refusé en votation en juin 2012. Celui-ci consiste à placer les assurés, ceux ayant de faibles revenus en premier lieu, devant l’alternative de payer des primes un peu moins élevées en échange de leur renoncement à choisir leur médecin et donc potentiellement leur traitement ou, sinon, d’avoir à payer des primes plein tarif. Ce sont aussi des avocats du système des franchises [la part à charge de l’assuré] à niveaux variables, dont la signification peut être résumée ainsi: les personnes en bonne santé et avec des revenus suffisamment élevés pour absorber une dépense imprévue de plusieurs milliers de francs ont la liberté de choisir une franchise élevée et de réduire leurs primes maladie, les autres ont la liberté de payer les primes maximales [voir sur ces thèmes les articles publiés sur ce site, sous l’onglet Suisse, en date du 1er juin 2012, du 28 janvier 2013 et du 5 juillet 2013].

Enfin, des arguments helvético-concurrentiels...
Enfin, des arguments helvético-concurrentiels…

Ces chantres de la liberté revendiquent par ailleurs la liberté de contracter, c’est-à-dire leur liberté de choisir les médecins et les hôpitaux dont ils remboursent les prestations. Ce qui signifie la liberté pour les caisses maladie d’exercer une pression maximale sur les prestataires de soins afin qu’ils se soumettent à leurs exigences (en termes de tarifs comme de types de soins fournis), sous peine d’être mis «au chômage», leurs prestations n’étant plus remboursées. Donc, symétriquement, la liberté d’obliger les assurés à choisir leurs soignants dans une liste triée sur le volet, selon les critères financiers des assureurs.

Un exemple où mène ce chemin est donné par la décision récente d’Assura de ne rembourser une série d’opérations que si elles sont pratiquées de manière ambulatoire, donc sans séjour hospitalier, sous prétexte que les coûts sont ainsi plus bas, pour une prestation médicale équivalente. L’émission des consommateurs de la télévision suisse alémanique Kassensturz a fait complaisamment la publicité de ce coup de force qui s’inscrit tout à fait dans la logique de l’industrialisation des soins: le tableau clinique et social des individus (maladies concomitantes, éventuel isolement social, etc.) est ignoré; les risques de complication sont réduits à des valeurs statistiques; et l’accompagnement des patients, qui fait aussi partie de leur prise en charge, est de fait transféré aux proches, qui n’en ont pas forcément les moyens.

Ces chantres de la liberté ont également mis en place une machinerie tatillonne de contrôle des médecins et des établissements hospitaliers, dont la logique est d’évaluer selon des critères purement financiers la pratique thérapeutique des prestataires de soins. Regroupées en un duopole de communautés d’achat des prestations, tarifsuisse et HSK (Helsana,Sanitas et CPT), les caisses maladie utilisent aussi à fond le nouveau financement hospitalier, basé sur les DRG (Diagnosis Related Groups), pour exercer une pression financière croissante sur les hôpitaux. La liberté de ces chantres de la liberté, c’est donc la dictature des critères dits «économiques», s’imposant face à toute autre considération.

La liberté de ces chantres de la liberté, c’est encore celle de poursuivre la sélection des risques, en favorisant l’adhésion des personnes au profil le plus prometteur et en multipliant les obstacles, plus ou moins sournois, devant les personnes nécessitant un recours à des soins fréquents ou lourds, ainsi que celle de rendre captifs leurs assurés, en multipliant les liens entre l’assurance de base, obligatoire, et les assurances complémentaires privées.

Bref, cette campagne offre une illustration intéressante de la manière dont l’aspiration à la liberté est captée et pervertie dans le système économique actuel, dissimulant le pouvoir des agents économiques et financiers dominants d’imposer des règles conformes à leurs intérêts et de déposséder ainsi le plus grand nombre de la possibilité effective de se déterminer librement, comme patient, ou comme soignant.

Campagne sans issue

En face, quels sont les arguments des ténors du PSS soutenant l’initiative ?

Ils dénoncent fortement, c’est bien le moins, le mécanisme de la chasse aux bons risques – qui fait cela dit partie intrinsèque du modèle d’affaires des assurances –, les gaspillages et les absurdités liés aux changements annuels d’assurance comme aux campagnes agressives de publicité pour recruter de nouveaux adhérents. Mais leur camarade de parti, le conseiller fédéral Alain Berset, s’applique à leur couper l’herbe sous le pied en annonçant une réforme du mécanisme de compensation des risques censé rendre plus difficile cet écrémage.

Alain Berset: contre la «caisse unique».  Tel le «système d'assurance maladie»,  il a fait ses preuves. Pas besoin de l'affiner...
Alain Berset: contre la «caisse unique». Tel le «système d’assurance maladie», il a fait ses preuves. Pas besoin de l’affiner…

Le système actuel de financement avec des primes par tête est laissé intact: «Personne ne veut changer quoi que ce soit au modèle de financement de l’assurance maladie», explique le conseiller national socialiste Jean-François Steiert dans la Neue Zürcher Zeitung (19.08.2014). Or c’est bien le fait que le financement ne soit pas proportionnel au revenu et qu’il n’y ait pas de «part patronale» (en réalité une part de salaire supplémentaire) qui a pour conséquence que l’assurance maladie pèse aussi lourd sur le budget d’une majorité de la population.

En même temps, le système de réduction des primes n’atténue que pour une minorité les effets financiers de ce système inique de financement, tout en le consolidant: par crainte de perdre l’acquis, les bénéficiaires des réductions de primes sont amenés à préférer le statu quo ante.

La caisse publique est présentée comme un moyen de «stopper l’explosion des primes» (NZZ 20.8.2014). C’est dans une large mesure trompeur. Une caisse publique unique pourrait certes permettre de faire des économies dans une partie des frais administratifs et de réduire les provisions nécessaires. Dans le système actuel, les assurances maladie ne sont pas autorisées à faire des bénéfices dans le domaine de l’assurance de base; il serait cependant très étonnant que l’assurance de base ne serve pas indirectement à élargir les marges bénéficiaires dans le secteur des assurances privées, bien que cela soit prohibé. Une caisse publique permettrait de mettre fin à ce «coup de pouce» au profit de groupes financiers. Tous ces changements seraient bienvenus.

Néanmoins, la croissance actuelle des primes d’assurance maladie renvoie principalement à trois autres réalités, au sujet desquelles les ténors du PSS sont muets:

•  La croissance des primes est fondamentalement parallèle à celle des dépenses de santé. Le premier moteur de la croissance des dépenses de santé réside dans le progrès médical. Cette évolution est en tant que telle positive et elle ne pose aucun problème à être financée, surtout pour des sociétés aussi riches que celle de la Suisse, contrairement à ce que la droite et les milieux patronaux ne cessent de rabâcher. Présenter l’augmentation des dépenses de santé comme problématique, ce que font indirectement Steiert & Co, revient à apporter de l’eau au moulin des secteurs politiques et économiques qui veulent, de fait, restreindre l’accès à ce progrès à celles et ceux pouvant se le payer.

La pénétration croissante de la logique marchande dans le secteur de la santé a indéniablement un effet inflationniste. Pharmas, fabricants d’équipements et d’accessoires médicaux, hôpitaux et permanences privées sont tous intéressés à accroître leurs volumes d’affaires et leurs marges bénéficiaires et ils agissent, avec de puissants leviers, pour façonner le système de santé en conséquence. C’est en développant la dimension publique du système de santé, dans toutes ses facettes, que l’on peut s’opposer à cette dynamique. Mais ce n’est pas un sujet pour les figures de proue PS de l’initiative.

C’est le système actuel de primes par tête qui rend l’augmentation des dépenses de santé particulièrement pesante pour une grande part de la population, comme déjà indiqué.

En conclusion, l’argumentation se retourne: premièrement, elle renforce l’idée qu’il y aurait un vrai problème avec l’augmentation des dépenses de santé; il est ensuite facile pour les adversaires de la caisse publique, dans un deuxième temps, de montrer que le passage à une seule caisse n’y changera pas grand-chose. Puis, troisième moment, d’insinuer que, pour parvenir à freiner la hausse des primes maladie, la caisse unique sera amenée à rationner les soins, c’est-à-dire à sacrifier la liberté en matière de soins. Et la boucle est bouclée.

Le modèle Suva invoqué par le PSS
Le modèle Suva invoqué par le PS

Les porte-parole PS de l’initiative érigent la Suva [assurance accidents obligatoire] en modèle de caisse publique. C’est se tirer une balle dans le pied. La Suva est l’exemple même d’une institution parapublique qui utilise tout le poids de sa position dominante pour imposer des choix faisant souvent peu de cas des besoins et des intérêts des salariés-assurés.

Sa politique en matière de reconnaissance des maladies professionnelles est restrictive au possible. Les troubles musculo-squelettiques, par exemple, sont quasiment ignorés, alors que c’est une réalité massive, liée notamment à l’intensification du travail, reconnue en France et dans de nombreux autres pays. Le combat de la Suva pour ne pas indemniser des victimes de cancers provoqués par l’amiante est scandaleux. Sa pratique dans la gestion des parcours des personnes accidentées – soins, réhabilitation, rente en cas d’incapacité durable – est autoritaire et entièrement orientée vers la minimisation des «coûts». Et ne parlons pas de ses campagnes de «prévention» en matière d’accidents professionnels, culpabilisant les salariés et faisant silence sur l’organisation du travail et les rapports de subordination dans les entreprises, les vrais facteurs «accidentogènes».

Enfin, Steiert & Co se taisent sur deux évolutions essentielles pour l’avenir du système de santé.

Premièrement, les changements progressifs dans le financement des soins, conçus pour accélérer la domination des mécanismes marchands et ouvrir de nouveaux champs d’activités au secteur privé. C’est le nouveau financement des hôpitaux, par DRG, qui instille la concurrence entre établissements, qui impose la domination de la «raison économique» dans la gestion des hôpitaux et jusque dans les choix de prise en charge des patients, qui accroît progressivement la pression financière justifiant fermeture d’établissements et charges accrues pour le personnel, qui favorise enfin la privatisation des «activités rentables». Et un système de financement analogue (TARPSY) est en préparation pour la prise en charge hospitalière dans le domaine psychiatrique…

Deuxièmement, la course au moins disant fiscal dans laquelle sont engagés avec enthousiasme cantons et Confédération a débouché depuis deux ans, dans une majorité de cantons, sur un nouveau cycle de programmes d’austérité, dont les services de santé (hôpitaux, services d’aide et de soins à domicile) sont parmi les premiers à faire les frais. Des sites sont fermés. Des prestations ne sont plus assurées. Les conditions de travail se dégradent.

Or, une nouvelle vague de défiscalisation se lève: c’est la troisième réforme de la fiscalité des entreprises, dont l’effet sera une baisse massive du taux d’imposition des sociétés, impliquant des pertes fiscales annuelles évaluées officiellement entre un et trois milliards de francs. Alors qu’est flagrante la nécessité d’une résistance à ces nouveaux cadeaux fiscaux aux entreprises, c’est le président du Conseil d’Etat vaudois, Pierre-Yves Maillard, «Monsieur caisse publique», qui fait alliance avec le grand argentier radical vaudois Pascal Broulis pour soutenir cette défiscalisation historique, en l’accompagnant de quelques lots de compensation sociaux.

L’impasse ainsi faite sur deux déterminants majeurs de l’évolution du système de santé ouvre toute grande la voie à une argumentation complémentaire des adversaires de la caisse publique: «Caisse publique ou caisses privées: est-ce bien l’enjeu?», titre ainsi l’éditorial du rédacteur en chef du Temps, Pierre Veya (1er septembre 2014). La réponse étant non, il est d’autant plus aisé de plaider que le changement proposé n’en vaut pas la chandelle.

Un Oui pour une politique publique de la santé

Dès lors, quel peut être le sens d’un Oui le 28 septembre?

Premièrement, la proposition de caisse publique revient à réduire le terrain d’action et l’influence du capital financier investi dans l’assurance maladie. Aujourd’hui, les caisses maladie contribuent non seulement à façonner un secteur social essentiel – la santé – en fonction de leurs intérêts, mais elles sont aussi un pilier de la cooptation, sonnante et trébuchante, de la «classe politique» par les intérêts privés. Ecorner leur voilure ne peut être qu’une mesure de salubrité démocratique.

Deuxièmement, les actuelles caisses maladie sont une des pièces maîtresses du modèle de «concurrence régulée», mise en place par la Loi sur l’assurance maladie (LAMal), visant à amplifier progressivement l’emprise des mécanismes de marché, et donc aussi des capitaux privés, sur le système de santé. Mettre en place une caisse publique peut être une première étape dans la bataille sociale contre cette dynamique. Devant être suivie par d’autres, comme la contestation des mécanismes du nouveau financement hospitalier, comme le rejet des privatisations, directes ou sous forme de prétendus projets public-privé (PPP), ou encore comme le combat contre le carcan financier imposé par les mesures d’austérité.

Inscrite dans une telle dynamique, l’idée de la caisse publique pourrait alors, au-delà de la votation déjà compromise du 28 septembre, être un élément d’une politique publique de la santé alternative à celle qui déroule ses méfaits depuis l’entrée en vigueur de la LAMal, il y a deux décennies. (4 septembre 2013)

 

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