Les personnes menacées de pauvreté ont deux fois plus de risque d’être en mauvaise santé que les autres. Un tiers de celles devant vivre avec des privations matérielles renoncent à des soins pour des raisons financières. Cette nouvelle illustration de la force des inégalités sociales en matière de santé ressort d’une publication récente de l’Office fédéral de la statistique-OFS [1].
Les résultats publiés par l’OFS n’apportent rien de neuf en regard de l’abondante littérature scientifique sur le sujet, à l’échelle internationale. Cependant, pour la Suisse, c’est une des premières fois que des données sont publiées sur ces réalités en se basant sur les données nationales d’une grande enquête, l’enquête SILC (Statistics on income and living conditions – Enquête sur les revenus et les conditions de vie).
Pauvreté et inégalités sociales
SILC est une enquête européenne, reprise en Suisse, et servant en particulier à déterminer les seuils officiels de pauvreté. Elle définit deux grands types de seuils, que l’on retrouve dans la publication de l’OFS. Premièrement, le risque de pauvreté, basé sur le revenu des ménages. Voici la définition qu’en donne l’OFS : « Le risque de pauvreté concerne les personnes vivant dans un ménage dont les ressources financières sont inférieures à 60% du revenu disponible équivalent médian (29’141 francs par année pour une personne seule en 2011 en Suisse). Le revenu disponible correspond au revenu brut total du ménage moins les cotisations aux assurances sociales, les impôts, les primes d’assurance-maladie obligatoire et les transferts réguliers à d’autres ménages. Il est divisé par une échelle d’équivalence pour tenir compte de la taille du ménage (par ex. 2,1 pour une famille de deux adultes et de deux enfants de moins de 14 ans). La médiane partage la population en deux moitiés, l’une avec un revenu inférieur et l’autre avec un revenu supérieur à cette valeur. » Selon cette définition, en 2011, 13,3% des personnes interrogées âgées de 16 ans et plus étaient à risque de pauvreté en Suisse. On remarquera au passage que le salaire minimum revendiqué par l’Union syndicale suisse (USS) dans son initiative éponyme est probablement très proche, pour un plein-temps (12 x 4000 francs), du seuil de pauvreté pour une personne seule vivant avec un enfant de moins de 14 ans… ce qui correspond à une conception minimaliste du minimum[2]. Quant à la privation matérielle, qui tient compte d’aspects non monétaires, elle est définie, toujours selon l’OFS, « par l’absence, pour raison financière, d’au moins trois des neuf éléments suivants : capacité à prendre une semaine de vacances par an hors du domicile, à s’offrir un repas complet un jour sur deux, à faire face dans un délai d’une semaine à une dépense imprévue de 2000 francs, absence d’arriéré de paiement, disposer d’une voiture pour usage privé, d’une télévision couleur, d’un ordinateur, d’un lave-linge, d’un logement suffisamment chauffé. ». En 2011, 3,3% de la population vivaient en Suisse avec un tel degré de dénuement.
Bien que l’OFS ne le précise pas, il semble clair que ces chiffres sous-estiment la réalité. Les populations les plus fragilisées, comme les personnes sans-papiers ou celles prisonnières de l’archipel de la procédure d’asile, sont hors du champ de l’enquête. Le fait de disposer d’un raccordement téléphonique privé (fixe) est en principe une condition pour être inclus dans l’univers de l’enquête, ce qui contribue aussi à sous-représenter les segments les plus précaires de la population.
Plus fondamentalement, la focalisation de l’attention des statistiques officielles sur la pauvreté, et ses différentes facettes, n’est pas anodine politiquement. Dans cette approche, la précarité et le dénuement qui sont le lot de secteurs entiers de la population, y compris en Suisse, semblent comme venues de nulle part, sans rapport avec les traits fondamentaux de l’organisation économique, sociale, politique des sociétés capitalistes actuelles : l’hyper-concentration de la propriété sur les principales ressources productives et richesses, la mise en concurrence exacerbée des salariées entre eux, à l’échelle des pays, des continents et du monde entier, avec la pression sans cesse accrue qui en résulte sur les salaires comme sur les conditions de travail, le rabotage et, selon les pays, le démontage du salaire social (retraites, santé, éducation, accompagné de la privatisation rampante des services publics) comme corollaire de la défiscalisation de plus en plus complète des très hauts revenus et du grand capital, la précarisation croissante, en termes de secteurs de population touchés et de profondeur de la précarité imposée, qui découle de ces tendances lourdes. Cette hyper-focalisation sur la pauvreté fonde la justification des politiques sociales aujourd’hui, dont l’esprit, du point de vue des dominants, pourrait être résumé ainsi : jeter un filet troué auquel les plus en difficulté essayeront de s’accrocher pour espérer maintenir la tête hors de l’eau, cela afin de mieux éviter une protestation sociale contre le fait qu’on a volontairement provoqué la destruction de la digue à l’origine de l’inondation et que l’on fait tout pour empêcher sa réparation.
Droit aux soins pas universellement garanti
Ces réserves en tête, il est néanmoins possible de tirer de la publication de l’OFS, comme des études analogues réalisées en Europe, des données utiles pour informer le combat de celles et ceux qui, au contraire, veulent contribuer à une remise en cause radicale de la dynamique économique, sociale, politique à l’origine de ces désastres sociaux.
Premièrement, la publication de l’OFS apporte une nième confirmation de l’ampleur des inégalités sociales en santé. 31% des personnes à risque de pauvreté déclarent que leur état de santé n’est pas bon. C’est presque deux fois plus que parmi les personnes qui ne sont pas à risque de pauvreté (17%). Si l’on prend comme critère la privation matérielle, l’écart est encore plus grand : 38% pour les personnes en situation de privation matérielle contre 18% pour les autres.
Deuxièmement, et c’est certainement la dimension la plus intéressante, l’étude de l’OFS documente, pour la première fois à l’échelle nationale en Suisse, le phénomène du renoncement aux soins pour des raisons financières, c’est-à-dire l’incapacité dans laquelle peuvent se trouver des personnes, par manque de ressource financière, à recourir à des soins dont ils considèrent avoir besoin. Depuis que l’assurance-maladie a été rendue obligatoire, en 1996, il est souvent laissé croire que l’accès aux soins relève de l’évidence en Suisse. Dès lors, les sommes très élevées que les personnes doivent payer de leur poche (franchise pouvant aller de 300 à 2500 francs par an, participation de 10% au frais remboursés, jusqu’à hauteur de 700 francs par an, nombreux soins non pris en charge), ne sont pas considérées comme un problème. Au contraire, elles seraient une incitation à « consommer de manière responsable ».
La publication de l’OFS apporte dans ce contexte un éclairage bienvenu. Elle met en évidence le fait que 4,7% de la population ont renoncé, en 2011, à des soins dentaires ou à des consultations médicales. On peut estimer que cela correspond à environ 300’000 personnes. Il y a de bonnes raisons de penser que ce taux de renoncement aux soins est sous-évalué. Premièrement, comme déjà signalé, les secteurs les plus fragilisés de la population sont hors champ de l’enquête, comme les personnes sans-papiers ou les requérants d’asile. Deuxièmement, les personnes n’ont été interrogées que sur deux types de soins : dentaires et médicaux. Les autres soins (lunetterie, physiothérapie, psychothérapie,…) ne sont pas pris en considération. Enfin, répondre oui à une question portant sur le renoncement à des soins suppose la capacité d’évaluer ses besoins dans ce domaine. Or celle-ci varie notamment selon la position sociale et l’état de santé. Il y a de bonnes raisons de penser que les personnes plus précarisées socialement ont plutôt tendance à sous-évaluer leurs besoins dans ce domaine. Une enquête réalisée en 2008-2009 dans le canton de Genève arrivait à un taux de 14,5% de la population âgée entre 35 et 74 ans et ayant renoncé à tout type de soins pour raison financière[3]. Ce taux est analogue à celui observé en France[4].
Ce sont les soins dentaires auxquels les personnes déclarent le plus souvent avoir renoncé (4,4%) alors que la part de celles n’ayant pas consulté un médecin pour raison financière est de 0,7%. Près d’un demi pour-cent de la population avait au cours de l’année renoncé à la fois à des soins dentaires et à des soins médicaux. La place prépondérante des soins dentaires n’est pas étonnante : ils ne sont pas remboursés par l’assurance-maladie et peuvent rapidement représenter une charge très lourde pour les ménages. Dans l’enquête conduite à Genève, 75% des personnes ayant renoncé à des soins avaient renoncé à des soins dentaires. Cela montre que le non-remboursement des soins dentaires est pour une partie de la population un véritable obstacle à leur recours. Faut-il rappeler que les soins dentaires sont des soins fondamentaux pour la santé générale des personnes ? Ce constat dessine également par avance les conséquences des propositions récurrentes, venant tant de partis de droite comme l’Union démocratique du centre (UDC) ou de lobbys patronaux comme Avenir Suisse, visant à réduire la liste des prestations couvertes par l’assurance-maladie. Elles sont présentées comme des mesures « indolores » visant à « responsabiliser » les patients ; en réalité, elles auront pour effet de priver les secteurs parmi les plus précaires de la population de l’accès à ces soins.
Sans surprise, le risque de renoncer aux soins est très étroitement lié à la situation sociale ou aux revenus : 10% des personnes à risque de pauvreté ont renoncé à des soins pour des raisons financières contre moins de 4% de celles qui ont des revenus en dessus de ce seuil. Parmi les personnes vivant avec des privations matérielles, c’est même un tiers d’entre elles qui ont renoncé à des soins ! On retrouve une gradation analogue dans l’étude réalisée dans le canton de Genève : 27% des personnes avec un revenu inférieur à 3000 francs par mois avaient renoncé à des soins contre 4% de celles dont le revenu dépassait 13’000 francs par mois.
Dernier constat, les personnes qui renoncent à des soins étaient 38% à se déclarer en mauvaise santé, contre 18% pour celles qui ne renoncent pas aux soins. Même lorsque l’on tient compte du risque de pauvreté, qui est un facteur explicatif du fait que les personnes ne sont pas en bonne santé, on continue à observer une association significative entre le fait d’avoir renoncé à des soins pour raison financière et une santé dégradée. Ce constat est classique dans les études scientifiques faites sur ce sujet. L’enquête réalisée à Genève avait ainsi mis en évidence que les personnes ayant renoncé à des soins avaient 54% plus de risque de souffrir de symptômes cardiovasculaires ou de présenter des facteurs de risque de ces maladies, comme l’hypertension. Bien entendu, pour renoncer à des soins, il faut avoir des problèmes de santé… nécessitant des soins. La publication de l’OFS mentionne cet argument, fréquent dans la littérature, pour « expliquer » une partie de la corrélation. Sa signification reste à éclairer : est-ce parce qu’on a davantage besoin de soins que le fait de renoncer à certains d’entre eux aurait moins d’impact sur sa santé et son bien-être ? Logiquement, on serait plutôt amené à penser le contraire. Dans tous les cas, rappelle l’OFS, le taux de renoncement aux soins est le plus bas parmi les personnes âgées, qui sont elles-mêmes globalement en moins bonne santé. Il n’est donc pas possible de faire l’impasse sur l’autre relation possible, celle où c’est le renoncement aux soins qui est un facteur expliquant la moins bonne santé. De telles causalités ont été étayées dans des études publiées dans d’autres pays, comme en France[5].
Ces quelques données montrent que l’accès aux soins n’est dans la réalité pas un droit pour toutes et tous en Suisse. Or, ces prochaines années, les pressions vont aller croissant pour augmenter encore la part des dépenses de santé financées directement par les ménages et pour sortir, même partiellement, certains soins des prestations couvertes par l’assurance-maladie. Il est temps de remettre cette question dans le débat social et politique.
[1] OFS (2013), Etat de santé, renoncement aux soins et pauvreté. Enquête sur les revenus et les conditions de vie (SILC) 2011, Neuchâtel.
[2] Avec l’hypothèse de quelque 18%-20% du revenu brut capté par les cotisations sociales, les impôts et l’assurance-maladie, l’échelle d’équivalence étant de 1,3 pour ce type de ménage.
[3] Wolff H., Gaspoz J.-M., Guessous I. (2011), «Health care renunciations for economic reasons in Switzerland», Swiss medical weekly, 2011, 141 :w13165
[4] Després C., Dourgnon P., Fantin R., Jusot F. (2011), Le renoncement aux soins pour raisons financières : une approche économétrique, Irdes, Questions d’économie de la santé N° 170, Paris
[5] Dourgnon P., Jusot F., Fantin R. (2012), Payer peut nuire à votre santé : une étude de l’impact du renoncement financier aux soins sur l’état de santé, Irdes, Document de trav ail N° 47, Paris
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