Italie. Quelles voies empruntent «nos» chemins de fer publics? (II)

La locomotive E 330, une première à l’échelle mondiale, utilisée
de 1914 à 1963, par les FS

Par Marco Beccari

Le groupe FS (chemins de fer publics italiens), aux visées toujours plus monopoliste, ne se limite pas à prendre le contrôle du capital des transports publics en Italie, mais il l’exporte à l’étranger à travers des alliances, des fusions et des acquisitions partout en Europe.

Le plan d’expansion des FS est mis en œuvre, par le gouvernement italien, comme s’il s’agissait d’avoir une seule régie des chemins de fer dans le pays. Au mois d’avril, le Conseil des ministres a donné le feu vert à la proposition [du Ministre des infrastructures et des transports] Delrio, d’intégrer le groupe ANAS[1] aux FS. Le tout a été emballé dans un décret-loi[2] cadre faisant partie des mesures de correction des comptes nationaux, exigées par Bruxelles et prévues par le Document d’économie et de finances[3]. Au mois de juin, [le décret-loi cadre en question a été transformé en loi régulière par le Parlement[4], qui en a profité pour réintroduire au passage le travail au voucher, une forme de travail accessoire, précaire, sous-payé, échappant à la sécurité sociale sauf la retraite]. Cette nouvelle loi a ainsi entériné la fusion entre les FS et l’ANAS, à travers l’acquisition des entreprises de la seconde par la première, à réaliser dans les 30 jours. Il fallait cependant vérifier un certain nombre de points préalablement:

  • la mise au point définitive du contrat programmatique 2016-2020 entre l’ANAS et l’Etat;
  • la vérification, par le biais d’une expertise des FS, de l’adéquation entre les fonds alloués par l’ANAS pour liquider les contentieux en cours;
  • la vérification, par le ministère de l’Economie et des Finances, quant à l’absence d’effets négatifs de l’opération en question sur les finances publiques, conformément aux exigences européennes.

Pour solder les dettes pendantes de l’ANAS envers les entreprises sous-traitantes, qui bloquaient la fusion, 700 millions d’euros ont été dégagés, prélevés en faisant l’économie d’un certain nombre de travaux. Par ailleurs, des pouvoirs d’exception ont été attribués au président provisoire de l’ANAS, afin qu’il puisse mener à terme les travaux d’adaptation du réseau routier de la province de Belluno [au Nord de la Vénétie], qui va accueillir les compétitions internationales de ski, à Cortina d’Ampezzo, en mars 2020 et février 2021.

A travers cette opération, l’Etat va sortir l’ANAS de l’administration publique, comme il l’a déjà fait avec les FS, et ainsi elle ne va plus apparaître en tant que telle dans la dette publique. Artifice comptable qui donnera une plus grande marge de manœuvre à l’entreprise, qui restera toutefois financièrement dépendante de l’Etat. Une étude publiée en 2014 a démontré que les FS, après avoir été sortis du bilan de l’Etat en 1992, ont contribué, jusqu’en 2013, pour plus de 200 milliards d’euros à la dette publique sous forme de subsides perçus. Et cette somme n’inclut pas les emprunts, contractés par les FS pour financer certains investissements. Si l’on tient compte de ces emprunts, ainsi que des impôts futurs et des intérêts qu’ils vont générer, les auteurs de l’étude estiment que la charge s’élève à 250 milliards d’euros [et non 200 milliards], soit quelque 12.5% de la dette publique brute de 2013 ou le 25% de la part de dette publique qui dépasse les paramètres de Maastricht[5] imposés par l’Union européenne (UE).

Si l’on considère les renoncements et sacrifices imposés aux salarié·e·s du pays afin de respecter les engagements financiers européens, on comprend bien qui paye finalement la note. Et cela ne va pas s’arranger si, tout en sortant l’ANAS des comptes publics, les impôts supplémentaires mentionnés devaient être mis à la charge de l’Etat, alors que précédemment ils étaient mathématiquement neutres, entrant et sortant des comptes publics finaux. Car, afin d’assumer les dépenses de l’ANAS, il a été proposé d’augmenter les accises [impôts indirects sur les produits de consommation] sur l’essence ou d’introduire une taxe pour l’utilisation de certaines routes [sur le modèle de la vignette autoroutière existant en Suisse et en Autriche], aujourd’hui formellement gratuites, quoiqu’étant en réalité financées par la fiscalité générale, comme le GRA [Grand raccordement autoroutier autour de Rome], l’autoroute Salerne–Reggio Calabria ou les grandes routes nationales.

Les effets de cette consolidation financière ne se dissoudront pas toutefois dans ces artifices comptables induisant la socialisation des pertes. Car le nouveau monopole qui va prendre forme, prétextant le fait de «ne pas vouloir fonctionner comme deux organisations séparées dans l’accomplissement de ses œuvres» et dans le but de réaliser «une politique systémique de développement des voies de communication dans notre pays», comme cela figure dans le plan industriel de la fusion, pourra imposer des politiques encore plus monopolistes qu’actuellement. Ce fut déjà le cas dans le passé récent, avec le développement des lignes à grande vitesse grâce aux aides de l’Etat, qui ont joué un rôle non négligeable dans la faillite de la «concurrente» Alitalia [la compagnie d’aviation qui, à l’époque, appartenait à l’Etat italien].

Quels effets pour les salarié·e·s?

Les FS, en concentrant le capital du secteur des transports dans leurs mains, hypothéqueront la vie des monopoles mineurs. Non pas que nous voulions prendre position en faveur ou en défaveur d’une meilleure rationalisation du secteur des transports ou d’une plus forte concentration du capital, qui sont des éléments naturels dans le développement du capitalisme. Nous voulons, par contre, mettre en évidence le fait que rien de tout cela ne sera à l’avantage des salarié·e·s italiens. La construction de la grande vitesse a-t-elle déterminé de meilleures conditions de transport pour des millions de travailleurs, quotidiennement contraints d’utiliser les transports publics pour vendre leur force de travail? L’accroissement du chiffre d’affaires des FS a-t-il permis d’améliorer les contrats de travail du secteur?

Non, l’acquisition des transports publics locaux (TPL) par les FS n’a induit aucune amélioration pour les travailleurs-usagers, comme cela ressort d’ailleurs clairement des journaux de «leurs Excellences ». Pour améliorer les conditions de vie des salarié·e·s, il faudrait s’attaquer aux profits et en céder une partie à la collectivité. Cependant, avec la probable prochaine privatisation des actifs les plus rentables des FS, avant tout les lignes à grande vitesse, les bénéfices seront privatisés. En faveur de privés qui se sont déjà enrichis avec les adjudications pour la construction de ces lignes ferroviaires, tandis que dans une grande partie du pays, en particulier dans le Mezzogiorno [le Sud de l’Italie], les lignes que doivent emprunter quotidiennement les pendulaires sont encore à voie unique. Ce qui laisse augurer aux seigneurs du rail de nouvelles affaires et la perspective de traire encore une fois les vaches grasses de l’Etat!

Bien que les FS restent aux mains de l’Etat, ils constituent une société par action qui agit comme telle, en poursuivant l’objectif d’accroître ses profits. Ils multiplient les ententes conclues avec d’autres cartels étatiques ou privés, tel celle conclue ave Autoguidovie[6], dans le transport public local de l’Italie du Centre et du Nord. Le but de ces ententes réside dans la volonté de renforcer sa position dans la compétition entre groupes monopolistiques, pour se partager de grands marchés mondiaux.

Renato Mazzoncini, PDG des FS

Comme l’affirme Mazzoncini [le président-directeur général des FS], «le monde des transports publics assiste à l’émergence de plus en plus massive d’entreprises de plus en plus grandes. Donc, soit nous intervenons de manière agressive sur le marché, soit nous risquons l’invasion, comme c’est déjà le cas au demeurant, par des groupes étrangers qui interviennent à travers toute l’Italie ». Et voilà que le groupe FS, en bon monopoliste, non seulement est l’artisan de la concentration du capital des transports, mais en outre il l’exporte à l’étranger, établissant des alliances propices avec d’autres monopoles.

Dans le cadre de leur plan de développement industriel, centré notamment sur l’expansion internationale, les FS ont pour objectif d’accroître les recettes provenant de l’étranger, qui devraient passer des actuels 13% à 23% en 2026. Pour cela les FS veulent, d’une part, réaliser des mandats de construction de réseaux ferroviaires dans des pays à capitalisme «moins avancé»[7] et, d’autre part, acquérir des compagnies à l’étranger, comme propriétaires exclusifs ou avec des ententes et l’apport d’autres capitaux. C’est pourquoi les FS ne dessinent pas à l’avance les alliances nécessaires à ce développement vers l’accroissement des exportations de capital, car les «sphères d’influence» des «grandes ententes monopolistes» les amènent «toujours plus vers des accords internationaux et la création de cartels mondiaux»[8].

Des ensembles transnationaux

En 2011 Trenitalia [filiale des FS qui s’occupe des infrastructures] a acquis l’entreprise allemande de transport marchandise TX Logistik [présente aujourd’hui en Allemagne, Norvège, Suède, Danemark, Pays-Bas, Autriche, Suisse et Italie]. C’est un opérateur transalpin qui gère plus de 20’000 trains de marchandises par an, notamment à partir des grands ports de Mer du Nord (Hambourg, Rotterdam, Anvers et Bremerhaven) vers le Sud (Allemagne, Autriche, Suisse, France et Italie). En 2016 Trenitalia a également pris le contrôle de Thello, une joint-venture [société commune entre plusieurs sociétés] liant Trenitalia et la française Veolia Transdev, qui gère les lignes ferroviaires de transport de personnes entre Venise-Paris et Milan-Marseille.

En janvier de cette année les FS ont mis la main sur la société TrainOSE (c’est l’équivalent des FS pour la Grèce), pour la somme de 45 millions d’euros versés au fond grec pour la privatisation des sociétés publiques. Cela a été rendu possible par le fait que, suivant en cela les directives européennes, l’Etat grec s’est séparé des services de transport et les a privatisés. En juillet dernier les FS, par l’entremise de leur filiale Busitalia, ont acquis Qbuzz, entreprise privée active dans le transport public local de l’aire métropolitaine d’Utrecht et de la province de Groningen-Drenthe, aux Pays-Bas. C’est une société qui transporte quelque 160’000 passagers par jour. Il ne manque, à l’heure actuelle, que le feu vert des autorités néerlandaises qui doivent avaliser l’acquisition.

Au mois de février Trenitalia a complété son tableau de chasse, en agissant à travers sa filiale britannique Trenitalia UK, en prenant le contrôle de National Express Essex Thameside (NXET), qui gère le service c2c (City to Coast), autrement dit les liaisons entre Londres et Essex, en s’assurant jusqu’en novembre 2029 l’exploitation de cette ligne extrêmement fréquentée par les pendulaires qui vont travailler à Londres. Mais ce n’est pas tout. Un mois plus tôt Trenitalia UK a passé un accord de joint-venture avec l’entreprise First, créant First Trenitalia East Midlands Rail Limited, contrôlée à 30% par Trenitalia UK. L’objectif est ici d’obtenir la concession pour les chemins de fer des régions East Midlands et West Coast, ainsi que le développement d’une ligne à grande vitesse Londres-Birmingham. C’est essentiellement pour cela que Trenitalia UK a mis sur pied cette joint-venture avec FirstGroup, qui est le principal opérateur de transport du Royaume-Uni, intervenant également aux Etats-Unis [et en Irlande], avec un chiffre d’affaires de 5 milliards de livres sterling [soit 5’650’000’000 euros ou 6’465’000’000 Francs suisses] et 110’000 salariés. C’est ainsi que les FS tentent d’élargir leur « sphère d’influence » au Royaume-Uni.

Les FS sont également actifs en Allemagne, où ils ont acheté, en 2010, le troisième opérateur ferroviaire du pays, Arriva Deutschland, rebaptisé Netinera en 2011. Les FS ont acquis le 51% des actions, tandis que le fonds d’investissement luxembourgeois Cube Infrastructure Managers détient les 49% restant. Ce dernier finance la construction d’infrastructures dans toute l’Europe, dans les secteurs de l’énergie, des transports et des télécommunications. La société Netinera contrôle quelque 40 entreprises de transport sur rail ou sur roue, présentes dans presque tous les Länder allemands. Elle s’occupe également de logistique, d’entretien et de réparation des véhicules et des infrastructures ferroviaires. En 2016, elle avait un chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros, avec plus de 4300 salariés, une flotte de 350 trains et presque 800 bus qui parcourent chaque année 50 millions de km sur voies ferrées et 39 millions sur route.

En Europe de l’Est, depuis 1995 s’est formé le groupe de transport multimodal Pol-Rail, détenu à 50% par Mercitalia (filiale des FS) et 50% par PKP Cargo (l’entreprise de transport marchandises des chemins de fer publics polonais). Pol-Rail, qui contrôle la roumaine Rom-Rail, fournit des services de logistique des transports marchandise en Pologne et en Europe centrale. En septembre 2017 elle convoiera, au cours d’un voyage d’une vingtaine de jours, les premiers trains marchandise provenant de Chine, de Chengdu [la capitale du Sichuan, en Chine], en Italie, vers l’interport[9] de Mortara, dans la province de Pavie.

Pol-Rail, avec ses quatre grands axes de développement (polonais, hongrois-roumain, balkanique et italo-polonais), dans le cadre desquels il contrôle tout le processus de transport marchandise, pourrait à l’avenir jouer un rôle central pour mettre en relation la Nouvelle route de la soie chinoise et l’Italie. D’autant plus que le gouvernement italien est partie prenante et cofondateur de la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (la banque AIIB) qui financera, avec des fonds propres, les structures ferroviaires nécessaires pour ce projet colossal. Avec leur décision d’intégrer et de relancer le transport marchandise, en créant un pôle unique de toute la logistique, la nouvelle Mercitalia, les administrateurs des FS ont probablement en vue entre autres ces grands projets d’infrastructures.

Et enfin, toujours en Europe de l’Est, les FS contrôlent l’entreprise Grandi Stazioni ?eská Republika, dont ils détiennent le 51% des actions à travers leur filiale Grandi Stazioni SpA, agissant pour l’occasion avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD, 39% des parts), et la Società Italiana per le Imprese Miste all’Estero (SIMEST, 10% des parts). Cette entité commune s’occupe du reclassement et de la gestion de la gare centrale de Prague et des gares de Karlovy Vary et Mariánské Lázn?, en République tchèque. (Article paru sur le site La Citta Futura, en août 2017 ; il forme la seconde partie de l’article publié sur le site alencontre.org en date du 22 août 2017; traduction de Dario Lopreno)

Notes

[1] ANAS (Azienda Nazionale Autonoma delle Strade, l’Entreprise nationale autonome des routes) est une holding privée de dimensions plus modestes que les FS, dont l’actionnaire unique est l’Etat et qui gère le réseau des autoroutes, des routes nationales et quelques routes régionales. [ndt].

[2] Un décret-loi est une loi émanée par l’exécutif, en procédure d’urgence, qui doit être converti en loi régulière par le Parlement, dans les deux mois, , faute de qui le décret-loi est abrogé avec effet rétroactif. [ndt]

[3] Le Document d’économie et de finances est un document national – résultant des normes européennes – contenant les indications programmatiques sur les comptes publics et la politique économique gouvernementale, repris et précisé, dans un second temps, par la loi sur le budget. Il est établi en fonction des données de l’année précédente concernant le Produit intérieur brut, la dette et le déficit publics, l’inflation, l’évolution du chômage et de l’emploi, etc. [ndt]

[4] On peut consulter le décret-loi en question à l’adresse https://www.lavoroediritti.com/wp-content/files/TESTO_COORDINATO_DEL_DECRETO-LEGGE_24_aprile_2017_n._50.pdf

[5] Signé en novembre 1993, le Traité de Maastricht institue notamment l’union économique et monétaire qui, parmi ses nombreuses règles, énonce que le déficit public des Etats membres ne doit pas excéder 3% du produit intérieur brut (PIB), tandis que la dette publique doit être inférieure à 60% du PIB. [ndt]

[6] Autoguidovie est l’une des plus importantes sociétés privées de transport public local, fondée au début du XXème siècle, présente au Nord et au Centre de l’Italie (Vénétie, Lombardie, Ligurie, Émilie, Toscane). [ndt]

[7] C’est ce qui se passe en Asie (Arabie Saoudite, Iran, Oman, Inde, Malaisie, Singapour, Thaïlande et Vietnam), en Amérique (Argentine, Brésil, Colombie, Pérou, Canada et Etats-Unis) et en Afrique (Congo, Côte d’Ivoire, Afrique du Sud). Une grande partie de ces pays peut être qualifiée de capitalisme « moins avancé », mais pas tous. Notamment l’Iran, où les FS ont conclu un contrat de participation à la construction de deux réseaux ferroviaires à grande vitesse.

[8] Cf. Lenin, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916.

[9] L’interport est un centre majeur de redistribution nationale et internationale des marchandises ferroviaires et routières. [ndt]

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