Quelle soupe est-elle en train de cuire ?
Charles-André Udry
Hier, nous indiquions dans l’article intitulé La SNCF absorbe Geodis. CFF Cargo sera-t-il la prochaine proie ? – article publié sur ce site le 8 avril – que la SNCF, pour renforcer sa présence sur l’axe ouest-est, a signé une promesse d’achat avec Import Transport Logistic (ITL), à hauteur de 75%. Cette entreprise ferroviaire privée allemande est basée à Dresde. ITL est bien placée pour développer les trafics internationaux, comme le dit le communiqué de la SNCF. Et, cette dernière reprend la formule désormais sacrée: «Le partage d’une même ambition donne à ce rachat une dimension gagnant-gagnant.»
De ITL à l’est…
Les termes et thèmes du «développement durable» et de l’écologie sont aussi mis en relief. C’était prévisible. Guillaume Pepy, président-patron de la SNCF affirme: «Le développement de notre activité ferroviaire est au cœur de notre projet de créer un champion français de la logistique et du transport marchandises. Cette acquisition montre notre détermination à mener une politique volontariste au service de nos clients, au croisement des enjeux de développement durable et de l’accroissement des trafics dû à la mondialisation des échanges».
ITL a été créée à Dresde par Uwe Wegat en 1998, peut-être avec un appui financier de l’Etat fédéral allemand en faveur des initiatives privées dans cette région de l’est ? Elle a réalisé un bon «excédent brut d’exploitation» (EBE). L’EBE est obtenu en retirant de la valeur ajoutée la rémunération des salariés et les impôts liés à la production et versés par l’entreprise. C’est donc un profit brut. L’EBE s’élève à 3,7 M d’euros sur un chiffre d’affaires de 45 M d’euros (un euro vaut le 8 avril 2008 1,59 CHF). ITL exploite 160 salariés. La firme dispose de 35 locomotives et de 845 wagons. Elle est active dans le secteur des hydrocarbures, de la chimie, des céréales, des matières premières.
Cela est en lien avec son extension à l’est et les projets de présence en Ukraine (céréales) et en Russie (minerais, hydrocarbures, etc.). Les hub de ITL sont: Dresde, Prague, Hambourg, Bremerhaven et une liaison de transport combiné à partir de Rotterdam.
… à CFF Cargo, au sud-nord
Le 7 avril 2008, dans un entretien avec le quotidien français Le Figaro, Guillaume Pepy, le grand patron de la SNCF, déclarait à propos de CFF Cargo: «Dans quelques jours, nous annoncerons l’acquisition d’un opérateur ferroviaire européen continental qui nous ouvrira la porte à de nouveaux pays, notamment d’Europe de l’Est.[C’était ITL] Outre cette opération, j’ai indiqué au groupe suisse CFF Cargo, qui est au cœur de l’Europe, que je souhaitais que notre coopération s’intensifie.»
Les raisons de l’intérêt porté par la SNCF à CFF Cargo sont évidentes. CFF Cargo compte quelque 4400 salarié·e·s ; cette firme a transporté 53,3 millions de tonnes nettes. Elle est en voie de «rentabilisation», donc d’exploitation renforcée des travailleurs et travailleuses, de licenciements et de démantèlement partiel. Une fois cela bien avancé, elle deviendra un objet de convoitise encore plus précieux pour la SNCF. D’où la formule de «coopération intensifiée» utilisée par Pepy dans le but planifier – ensemble et «de manière informelle» – la réorganisation ainsi que la rentabilisation de CFF Cargo, dans le cadre de grands groupes européens de fret et logistique.
Mais surtout, CFF Cargo compléterait pour la SNCF réorganisée l’axe nord-sud. ITL va servir à développer l’axe ouest-est. CFF Cargo, avec des airs un peu triomphant, affirme d’ailleurs dans son dernier Rapport de gestion: « Elle [la société CFFCargo] s’octroie la part du lion dans le trafic transalpin sur l’axe Nord-Sud traversant la Suisse.» CFF Cargo a deux filiales: SBB Cargo Deutschland et SBB Cargo Italia.
Des choix contradictoires, voulus, et le précédent de BLS Cargo
Sur cet axe, la concurrence avec Deutsche Bahn et sa filiale BLS est dure. CFF Cargo n’est pas trop brillant avec sa politique d’expansion mal pensée et des mandats impossibles à gérer (voir plus bas). Mais CFF Cargo, «restructuré» selon les besoins de la rentabilité pour les actionnaires et selon les normes de la firme privée dite concurrentielle (pour qui ?), entre parfaitement dans les projets de Pepy et Blayau ; ce dernier dirigera le segment fret de la néo-SNCF et est déjà le patron de Geodis.
CFF Cargo, placé sous la direction de Nicolas Perrin depuis août 2007, est une filiale à 100% des CFF, mais juridiquement autonome depuis 2001. CFF Cargo est signataire d’une convention collective de travail différente des CFF. Cette société gère le secteur Marchandises pour le compte des CFF (société anonyme de droit public depuis 1999). La Confédération est l’actionnaire unique.
Les objectifs attribués à CFF Cargo sont contradictoires. Il y a là une confusion volontaire introduite par des représentants influents d’intérêts puissants. D’une part, dans les Objectifs stratégiques assignés au CFF par le Conseil fédéral pour les années 2007 à 2010, il est affirmé: «Le Conseil fédéral attend des CFF (Division Marchandises) qu’ils poursuivent systématiquement dans le domaine d’activité «International», la stratégie de transit engagée, celle de la production transfrontalière à guichet unique. Dans le trafic à travers les Alpes, ils augmentent leur volume de transport, pour autant que les risques qui y sont liés soient supportables pour les CFF et que la rentabilité à long terme des prestations ne soit pas menacée. Ils contribuent ainsi de manière déterminante à réaliser l’objectif du transfert du trafic».
D’autre part, les CFF doivent «tenir compte, dans le cadre des possibilités qu’offre la gestion de l’entreprise, des répercussions de leurs activités sur le développement territorial et des attentes des régions quant à une répartition équitable des emplois».(Feuille fédérale, 20 mars 2007, pp.1795-1799).
Cette exigence n’est strictement pas prise en compte dans la politique actuelle des CFF et de CFF Cargo. Or, dans le cadre de la Convention sur les prestations entre la Confédération suisse et les CFF (Feuille fédérale, 27 décembre 2006, pp. 9293-9308), il est précisé que le Conseil fédéral est responsable du «pilotage des CFF». Mais rien n’est fait pour lui donner les moyens de cette politique. Mieux, on a «l’impression» que tout est fait pour aboutir au contraire, selon les normes européennes de gouvernance, néolibérales économiquement.
On assiste déjà au choix – qui entrera en vigueur en 2009 – de la séparation entre infrastructures et transport pour BLS Cargo, avec une société chargée des infrastructures – dont la Confédération sera la propriétaire majoritaire ! – et le maintien de la société BLS Cargo, comme stricte entreprise de transport ferroviaire, avec une participation minoritaire, mais décisive, de Raillon, filiale marchandise de la Deutsche Bahn. C’est ce qui se prépare pour CFF Cargo. Voilà ce qui intéresse la direction Pepy-Blayau de la SNCF.
Remettre au centre un choix politico-social délaissé
Voilà aussi qui confirme que, derrière les grandes déclarations sur des négociations transparentes – face aux travailleurs des Ateliers mécaniques de Bellinzone – faites par MM. Leuenberger, A. Meyer, Thierry Lalive d’Epinay, se déroulent d’autres négociations. Leurs implications pourraient, par étapes, invalider les propositions profilées durant deux mois par la direction et le gouvernement. A suivre avec attention, pour le moins.
Mais une chose est certaine: les travailleurs et travailleuses des Officine de Bellinzone, le Comité de grève, les syndicalistes engagés dans cette bataille ne pourront pas être manœuvrés comme l’espèrent certains managers et dirigeants politiques.
Ils disposent de leur force, de l’appui des salarié·e·s du canton du Tessin et d’une population qui a fait sienne leur lutte. Il faut donner au Politique – donc à l’ensemble des salarié·e·s – la possibilité de défendre une vraie alternative, dont des éléments traînent encore, sous forme de voeux pies, dans des textes. Cela afin de défendre un transport public – marchandises et voyageurs – en Suisse et en Europe qui répond aux besoins sociaux, à celui des emplois et de normes de travail différentes, ainsi qu’à une véritable politique écologique. Comment est-il possible d’avoir investi des milliards dans les transversales alpines – payés par les salariés-contribuables – et de laisser faire des acteurs privés d’un marché de plus en plus oligopolistique (imposant des prix à la hausse, un price maker comme disent les économistes). Des décideurs qui détruisent les emplois, négligent les besoins sociaux et écologique, s’opposent aux règles les plus élémentaires de la démocratie ? Tout cela au nom de la «compétitivité» et du but «d’être un champion international» qui écrase tout sous sa semelle. Un Non tonnant sera lancé face à cette politique oligarchique.
Nous publions également, comme élément de réflexion, le tract de Sud-Rail à propos de l’opération SNCF-Geodis.(pdf 92 Ko)
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