CFF Cargo sera-t-il la prochaine proie ?
Charles-André Udry
Le 7 avril 2008, la presse économique européenne titrait sur le thème: «La SNCF change d’envergure dans le fret et la logistique». Ce changement n’est peut-être pas sans conséquences pour CFF Cargo. Examinons tout d’abord l’opération qui se déroule en France, mais qui a une projection européenne et mondiale.
Un TGV pour une filialisation et demain une privatisation
Il a fallu deux mois pour que le nouveau patron de la SNCF, Guillaume Pépy – qui a remplacé Anne-Marie Idrac, qui était aux commandes de la SNCF depuis 2006 et qui a été débarquée après 23 mois car elle avait «une image de piètre communicante auprès des médias et des syndicats» (Libération, 21.2.08) –, engage à une allure de TGV une réorganisation de toute la politique de la branche fret et logistique de la SNCF.
La SNCF est une entreprise «à 100% publique». C’est-à-dire propriété de l’Etat français. La SNCF a annoncé son offre publique d’achat sur sa filiale Geodis. Une filiale cotée en Bourse et dont la SNCF détient déjà 42,37% des titres. C’est la première fois que l’entreprise publique SNCF lance une telle opération. Il ne s’agit évidemment pas d’une nationalisation de Geodis. Il s’agit de battre en brèche la résistance historique des cheminots, d’une part, et, d’autre part, de hisser le secteur fret et logistique à l’échelle d’un «champion européen». Ce faisant, le statut des cheminots français du fret va changer. C’est une question sur laquelle nous reviendrons.
Il faut tout d’abord replacer cette opération dans le contexte des vastes réorganisations-privatisations en cours chez les opérateurs mondiaux de logistique et de transport. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé le samedi 5 avril Guillaume Pépy lorsqu’il a parlé au Mans – Le Mans est en quelque sorte le Bellinzone de la France pour ce qui est de la formation à la maintenance des moyens de transport ferroviaires: «Nous devons être un champion français dans la mondialisation de la logistique et nous le serons.» Il n’a pas été gêné par l’idée que, pour l’entreprise restructurée, «l’Etat fera sa part du chemin» en facilitant les «interconnexions» avec le rail dans les ports, les plateformes logistiques et «aux points du réseau où la fluidité le réclame».
Au-delà des cocoricos sur le thème la France est «la plaque tournante des flux de marchandises en Europe», le premier ministre François Fillon a indiqué qu’il fallait renforcer «un potentiel sous-exploité».
La société Geodis était dirigée – et continuera à l’être – par Pierre Blayau. En termes de restructuration, il s’y connaît. Il a été dans le passé le patron de Moulinex, qui a mouliné les salariés. Et, depuis 2001, il a restructuré Geodis pour en faire une entreprise rentable et intéressante pour les actionnaires, c’est-à-dire pour la SNCF mais aussi pour AGF-Vie, le fonds FMR Corp. & Fidelity International Limited ou encore le holding Salvepar (Société Alsacienne et Lorraine de valeurs d’entreprises et de participations SA). Le directeur du quotidien La Tribune, le bien connu Erik Izraelewicz, parle de Geodis, dans son éditorial, en ces termes: « Cette entreprise a retrouvé une santé de fer… La SNCF peut acquérir Geodis pour un prix raisonnable». Le nouveau patron (Pépy) «pourra demain constituer autour de cette société de 26’000 salariés, présente dans 120 pays, un acteur important – le 5e dans lemonde – de la logistique». Izraelewicz conclut son éditorial: «Il faut espérer que les cheminots de la SNCF comme les actionnaires de Geodis accepteront de le suivre.» (La Tribune, 7 avril 2008) Pour ce qui est des actionnaires, il est difficile d’imaginer une opposition tant l’opération est intéressante. Pour ce qui est des salariés et des syndicats dans lesquels ils ont leur mot à dire, c’est une autre chose. Nous y reviendrons.
L’argument écologique
Le duo Pépy-Blayau ne va pas faire dans la nuance, mais va utiliser des arguments que, depuis longtemps, le propriétaire des CFF et de CFF Cargo – le Conseil fédéral, comme le Conseil national et le Conseil des Etats – pourrait utiliser, dans d’autres buts que ceux de Pépy-Blayau. Ainsi, l’éditorialiste du journal financier néolibéral Les Echos reprend au bond le thème écologique et écrit: «Le moment est décisif car la montée des préoccupations environnementales et notamment climatiques offre une opportunité unique au train pour devenir le mode de mobilité prépondérant sur la planète, au détriment de l’avion, et peut-être même du bateau.» (7 avril 2008) L’argument est repris de toutes parts.
Une fois cela dit, il s’agit de mieux délimiter le terrain sur lequel quelques grands opérateurs – Deutsche Bahn, Deutsche Post, Kühne & Nagel – vont chercher à se positionner au mieux sur les axes européens Nord-Sud et Est-Ouest, avec leurs prolongements internationaux. Or, la Deutsche Bahn, par exemple, a réussi à réorganiser avec force son secteur fret depuis 2000, et cela, entre autres, au moyen d’une complicité-neutralisation des syndicats liés à la confédération DGB. Dès lors, la Deutsche Bahn est devenue un géant européen et mondial, qui est très bien placé sur l’axe Nord-Sud, en particulier en ayant intégré sur le segment helvétique le BLS SA, une opération plus que rentable.
Pour rentabiliser au maximum les investissements, les opérateurs affirment qu’il faut être multi-modal (combiner l’aérien, le maritime et le routier avec le ferroviaire). Une chose est cette affirmation, l’autre chose est le déroulement concret de cette opération multi-modale, dont personne ne peut dire aujourd’hui ce qu’elle sera plus précisément dans les 5 à 10 ans à venir. Par contre, il est décisif d’occuper des positions et de pouvoir manœuvrer en prenant appui sur elles.
Acquérir et rentabiliser
Le deuxième volet du triptyque a trait à la croissance externe, c’est-à-dire à l’acquisition de différents opérateurs. Les Echos du 8 avril 2008 annoncent que la SNCF va racheter 75% de l’opérateur allemand de fret ferroviaire Import Transport Logistik (ITL). ITL a été créé en 1998, a connu une forte croissance. ITL dispose de filiales aux Pays-Bas (lien avec le maritime – Rotterdam – et une grande expérience logistique – trains, air, transports routiers), en République tchèque et en Pologne. ITL veut se développer jusqu’en Ukraine et en Russie: selon la SNCF, il a été «demandé au président d’ITL de mener au cours des années à venir un plan de croissance ambitieux en direction des pays de l’est de l’Europe». Ingrid Seithumer annonçait dans La Tribune l’importance de l’acquisition d’un opérateur européen de fret ferroviaire. Pour l’axe Est-Ouest, ITL correspond parfaitement. Le quotidien Le Monde, en date du 8 avril, annonce que la SNCF «pourrait même annoncer une autre acquisition dans le fret ferroviaire cette semaine. Ce pourrait être CFF Cargo, la filiale fret des chemins de fer suisses.» De plus, dans le quotidien de droite qui soutient le gouvernement Fillon-Sarkozy, Le Figaro (7 avril 2008), Guillaume Pepy affirmait «Dans quelques jours, nous annoncerons l’acquisition d’un opérateur ferroviaire européen continental qui nous ouvrira la porte à de nouveaux pays, notamment d’Europe de l’Est. Outre cette opération, j’ai indiqué au groupe suisse CFF Cargo, qui est au cœur de l’Europe, que je souhaitais que notre coopération s’intensifie.» Ainsi, il annoncait ce que Les Echos publieront le 8 avril à propos d’ITL et confirmait les visées du groupe SNCF-Géodis sur CFF-Cargo.
Cette idée de croissance externe ne tombe pas du ciel. Le simple examen du développement de la Deutsche Bahn ou de Kühne & Nagel montre que les acquisitions, dans cette période, sont clés. Ainsi, le fret ferroviaire de la Deutsche Bahn a progressé de 26% depuis l’acquisition en 2002 de Schenker. Cette croissance est aussi liée au type de production manufacturière qui se développe depuis les années 1980 et qui s’est accélérée depuis les années 1990: une production segmentée, avec des externalisations, des mises en rapport sous contrainte du flux tendu de multiples unités productives. A cela s’ajoute toute la réorganisation de la distribution sous l’impact des grands distributeurs et hard discounters, de Carrefour en passant par la Migros jusqu’à Lidl ou Aldi. Autrement dit, la physiologie productive et distributive engendre du trafic, source de création de plus-value, qui peut être captée par des grands opérateurs.
Attaquer et tromper les salariés. Fiançailles entre CFF Cargo et la SNCF ?
Le troisième volet du triptyque est le suivant. Il est résumé avec un tact particulier à la page 42 des Echos du mardi 8 avril 2008: «Pierre Blayau, qui chapeautera la branche, devrait aiguiller la culture syndicale maison sur celle de l’entreprise privée.» Autrement dit, dans l’ensemble du secteur du fret, l’offensive contre le statut des cheminots (s’il existe encore), le temps de travail, les salaires, la pénibilité (liée au 3×8, aux horaires décalés, aux vibrations, au port de charges lourdes) vont être l’objet d’un «calcul de rentabilité», dans un contexte de mise en concurrence violente des salarié.e.s à l’échelle de l’Europe et à l’échelle internationale.
Les centres de maintenance subiront le même traitement et seront, quand ce n’est pas déjà le cas, externalisés, comme on le connaît dans le transport aérien, ou maritime, et y compris dans le transport routier. C’est un projet qui est en arrière-fond de ce qui se passe aux Ateliers CFF Cargo de Bellinzone.
Deux conclusions coulent de source. La première concerne les négociations dans lesquelles les travailleurs de CFF Cargo se sont engagés (voir sur ce site le texte de bilan publié par le MPS-Tessin). Le propriétaire de CFF Cargo, celui qui n’est limité en rien par la loi de 1998 (Loi sur les chemins de fer fédéraux du 20 mars 1998), est le pouvoir politique, le Conseil fédéral. Le Conseil fédéral ou un de ses départements – en l’occurrence celui de Moritz Leuenberger, Département environnement, transports, énergie, communication – dispose-t-il d’une information sur une possible proposition de rachat, des contacts ont-ils déjà été pris, même informellement comme cela se fait dans les premières approches, etc. ? Négocier et se taire sur un élément aussi central revient à tromper les travailleuses et les travailleurs, la population du Tessin, les autorités tessinoises (à moins qu’elles ne sachent quelque chose et se taisent), l’ensemble des salarié·e·s de Suisse qui ont soutenu et soutiennent cette lutte qui renvoie à l’idée rénovée de «bien commun» et de service public.
La seconde a trait aux batailles en perspective pour un autre mode de transport, de production et de travail. Un des éléments de cette alternative réside dans la maîtrise commune sociale et politique, et évidemment économique, des transports à l’échelle européenne au moins. En outre, toute la «bataille» du patronat privé et de l’Etat patron s’enracine dans la mise en concurrence des salarié·e·s de ce vaste secteur, en tirant vers le bas toutes leurs conditions de travail, leur salaire direct et leur salaire social (ensemble des prestations allant de la sécurité sociale jusqu’à la formation, en passant par les crèches).
Il y a là de quoi mobiliser les énergies et la volonté pour riposter aux mauvais coups préparés par les Meyer, Leuenberger, Pépy, Blayau & Co.
Voir aussi notre article du 9 avril 2008 sur le même sujet
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