Par Jean-Luc Ferre
et Florence Pagneaux
La première «Nuit debout» de Toulouse qui a débuté mardi 5 avril en fin d’après-midi ne sort pas de nulle part. Comme le rappelle un représentant du collectif organisateur, la première occupation de 200 personnes a eu lieu le 31 mars dernier après la diffusion du film Merci patron! de Patrick Ruffin, fondateur du magazine Fakir et à l’origine de ces nuits qui, après la place de la République à Paris, ont aujourd’hui essaimé dans une vingtaine de villes.
Elle a débouché les jours suivants sur trois assemblées générales qui se sont structurées en quatre commissions pour assurer la logistique du mouvement, réfléchir à la communication du message, à l’aspect légal et aux contenus des actions à mener. Avant d’aboutir à cette mobilisation nocturne inspirée des mouvements des Indignés et d’Occupy Wall Street, nés sous d’autres latitudes en 2011.
Au-delà des grèves et manifestations traditionnelles
L’improvisation apparente est donc toute relative. Les organisateurs ont loué une chambre, dans un hôtel sur la place, pour bénéficier d’une connexion à Internet permettant une retransmission en streaming des débats qui commencent.
Avec des règles là aussi très étudiées?: prises de parole de deux minutes maximum, après inscription sur une liste que des modérateurs font circuler, auxquelles le public peut réagir avec des signes pour ne pas troubler les débats – mains agitées façon marionnette pour l’assentiment, bras croisés pour signifier un désaccord –, un code inspiré par les Indignés.
Devant environ 600 personnes, debout ou assises en cercle sur les cartons qui parsèment le sol mouillé, les interventions s’enchaînent. Il est question de «convergence des luttes», de «réfléchir à de nouveaux modes d’action au-delà des grèves et des manifestations traditionnelles», de «toutes ces élites qui ne nous représentent plus». Certains évoquent le conseil national de la résistance, d’autres le combat écologique, le rôle des femmes dans le mouvement, l’argent «qui fuit au Panama quand des millions de gens sont dans la misère». Dans l’assistance comme chez les orateurs, des jeunes et des moins jeunes.
«Quelque chose émerge enfin»
«C’est une première étape, commente Marc, un étudiant de 22 ans membre du collectif à l’origine de cette nuit toulousaine. Il s’agit de montrer aux gens qu’un mouvement citoyen où chacun peut apporter sa pierre est possible en France. Qu’on peut construire ensemble à partir de là». Ici ressort surtout un sentiment de trahison de la part d’un gouvernement «soi-disant de gauche».
La loi travail catalyse ainsi un front du refus. Mais au-delà, on se prend à rêver. «Ce mouvement naissant nous dépasse tous, s’enthousiasme Pablo, professeur de lycée engagé depuis dix ans dans les luttes alternatives.Quelque chose émerge enfin. C’est flou, mais c’est une excellente nouvelle».
Un autre Pablo, espagnol installé à Toulouse depuis trois ans et ancien des Indignés de Madrid, prend le micro?: «En Espagne, des mouvements venant de la rue sont nés des structures qui pèsent aujourd’hui dans la vie politique. Je veux juste dire qu’il nous faut apprendre à être patients. Mais déterminés».
Des profils variés, des lycéens aux militants aguerris
À Nantes, c’est sur la place du Bouffay, dans le cœur historique de la ville, qu’environ 200 personnes se sont retrouvées mardi soir dans le calme, à deux pas des vitrines brisées quelques instants plus tôt par des casseurs venus perturber la manifestation contre la loi El Khomri.
Après une succession de prises de parole au micro, chacun rejoint une commission pour débattre travail, démocratie, liberté, migrants, écologie ou… Notre-Dame-des-Landes. Dans la foule, des militants d’extrême gauche aguerris, mais aussi des déçus du gouvernement qui n’avaient jamais battu le pavé.
Comme Maïa, lycéenne de 17 ans, qui a été de tous les défilés contre la loi travail. «Ici, ça va plus loin, dit-elle. On parle d’écologie, de démocratie… J’aimerais qu’on instaure une nouvelle forme de démocratie, comme en Suisse par exemple, avec la votation citoyenne».
Étudiant en philosophie de 23 ans, Pierre vit lui aussi son premier mouvement social. S’il n’adhère à aucun parti ou syndicat, il rencontre régulièrement d’autres jeunes «très à gauche» pour discuter. Ici, il vient tester ses idées dans l’espace public, car «c’est bien de dire non au projet de société porté par la loi travail, mais il faut avancer des solutions concrètes».
Une «réappropriation de la démocratie»
À ses côtés, Quentin, 21 ans, étudiant en économie et membre de l’Étincelle, affiliée au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), se réjouit de voir autant de nouveaux visages. «C’est complètement faux de dire que la jeunesse n’est pas politisée. Mais elle ne se reconnaît pas dans les partis actuels».
Une thématique reprise par Sandra, enseignante de 44 ans. «On assiste à une forme de réappropriation de la démocratie par le bas qui se construit hors des partis et des syndicats», observe celle qui croit aux prémices d’un mouvement durable. «Les jeunes ont si peu de perspectives qu’ils n’ont rien à perdre…».
François, 50 ans, membre des Artisans du changement, un collectif d’entreprises prônant «le retour de l’humain dans l’économie», voit dans ce rassemblement un «besoin criant de retrouver du sens» à l’heure où «aucun politique, de droite comme de gauche, n’offre d’horizon désirable».
Tenir dans la durée
Steeve, 41 ans et sa compagne Charlie, 37 ans, font partie des déçus de la gauche venus exprimer leur colère. «Maintenant le PS, c’est fini», lance Steeve, éducateur dans une association, à l’aune de sa propre expérience. «Depuis trois ans, nous cumulons les CDD. Ce n’est pas de cette vie-là que nous voulons pour notre fille de quatre ans. Des parents angoissés, qui renoncent à leurs vacances en famille pour prolonger un contrat, ce n’est pas ça le bonheur…».
Animateur culturel d’origine chilienne, Ariel, 55 ans, se félicite de voir «jeunes et adultes côte à côte pour défendre des acquis sociaux admirés du monde entier. Maintenant, il faut tenir dans la durée. C’est ce qui sera le plus compliqué». (Publié dans le quotidien La Croix, le 6 avril 2016)
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