Débat: «La crispation sur le voile ne saurait se substituer à une politique d’émancipation universaliste»

Laurence Rossignol
Laurence Rossignol

Par Saïd Benmouffok et Bérenger Boureille 

Il est plusieurs façons de disqualifier la parole d’autrui. On peut l’accuser de malhonnêteté, de mensonge, de calcul égoïste. Laurence Rossignol [1] a choisi la plus violente pour les femmes portant le voile: leur parole n’en est pas une. Comme des esclaves refusant la liberté, elles s’enferment dans leur étoffe. C’est que la servitude marque autant l’esprit que le corps.

Certains ont récemment usé de ce procédé avec Kamel Daoud: lorsqu’il écrit sur le monde arabe, il n’est pas un penseur libre, il est un ancien colonisé. Son langage devient le préjugé de l’ancien maître occidental, qu’il répète servilement.

De même, la femme voilée ne parle pas. A travers elle, c’est son mari, son père, son frère, leur système patriarcal, et toute l’histoire de la domination masculine qui s’expriment. Ses mots ne sont que des symptômes.

Elle souhaiterait en fait déchirer son habit de soumission, si elle était capable de penser et vouloir correctement. Mais cette femme n’est pas un être adulte et responsable, c’est un être mineur et asservi par des siècles d’enfermement. Au moins est-ce le cas pour «certaines d’entre elles», sans que l’on sache comment les distinguer des autres. Serviles dans leur corps et leur esprit, elles n’agissent pas, elles sont agitées. Et si ce n’est par nature, c’est par habitude.

Or on ne débat pas d’égal à égal avec un être mineur, on lui impose sa volonté. Au mieux, avec un peu de condescendance, on fera de la «pédagogie», c’est-à-dire qu’on traitera ces personnes comme de grands enfants. Au pire, on emploiera la manière forte, et la main tendue fraternellement distribuera des gifles. «On la forcera d’être libre», comme aurait dit Rousseau [2].

Déni de subjectivité

Voilà engagée la dérive d’un certain féminisme, qui, au nom de la liberté des femmes, a besoin d’en réduire certaines au statut d’objet servile. C’est là son point commun avec l’intégrisme qu’il prétend combattre: la parole de ces femmes n’en est pas une. Chez l’un comme chez l’autre, un même discours : «Je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi.» Cette réduction à la servitude est pire que du mépris, c’est un pur déni de subjectivité [3].

Une partie des hommes de ce pays ont une mère, des sœurs, une épouse, des filles. D’autres n’ont autour d’eux que des êtres voilés. Le regard leur ôte volontiers toute profondeur individuelle. Il ne voit qu’une silhouette. Pourtant, ce sont des femmes. Des femmes musulmanes. Et il est curieux que l’idée finisse par s’imposer en France d’une contradiction entre ces deux termes.

Les jeunes femmes auxquelles nous enseignons, les mères d’élèves que nous rencontrons, les responsables associatives avec lesquelles nous travaillons réfutent au quotidien toutes les certitudes faciles construites à leur sujet.

Il faut bien de l’incohérence pour prétendre combattre au nom des femmes, et réserver de façon aussi systématique à certaines d’entre elles la primeur de ces discours blessants. Pour les réduire de façon si obsessionnelle à leur vêtement, et s’étonner que certaines en fassent un support de revendication identitaire. Pour accuser ceux qui s’indignent d’être les idiots utiles des intégristes, et s’autoriser en même temps à distinguer d’un trait péremptoire les sujets et les objets. Pour croire participer à la promotion d’un féminisme authentiquement laïque, en semblant si convaincu d’avoir reçu une révélation à laquelle d’autres resteront irrémédiablement sourds.

Une vraie politique d’émancipation

La crispation sur le voile ne saurait se substituer à une politique d’émancipation universaliste. La ministre du Droit des femmes aurait tant à faire en la matière.

Combattre les inégalités scolaires en offrant à toutes les élèves la liberté d’étudier, de s’orienter, de voyager. Veiller à ce que les femmes ne soient pas les premières victimes de la précarité: cantonnées au CDD (Contrat à durée déterminée), contraintes au temps partiel ou décrochées tout simplement du marché de l’emploi.

Lutter résolument contre toutes les violences faites aux femmes: dans l’espace public, dans le foyer et sur le lieu de travail. Garantir des soutiens financiers et humains nouveaux aux mères qui élèvent seules leurs enfants. Soutenir le milieu associatif où ce sont si souvent des femmes qui veillent à combler les manques de nos services publics, dont d’autres femmes sont si souvent les premières à souffrir.

Il est vrai qu’alors on en rencontrerait beaucoup, de ces femmes qu’on croyait soumises et résignées, engagées de longue date dans ces combats et tenant courageusement la place malgré les vents mauvais.

Les chantiers ne manquent pas pour un gouvernement de gauche. Si la liberté n’est pas une donnée naturelle, elle ne se décrète pas non plus sur un strapontin ministériel. Elle se construit par l’action collective au service de l’individu, et d’abord par le respect de tous les individus. C’est la différence entre une vraie politique d’émancipation et un funeste programme de redressement des esprits. (Tribune publiée dans Le Monde, daté du 6 avril 2016, p.23)

Saïd Benmouffok est professeur de philosophie et Bérenger Boureille est professeur de lettres modernes, au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie (Yvelines).

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[1] Laurence Rossignol dans les années 1980 se revendiquait de la «gauche radicale» au sein PS français et se présentait comme militante du MLF, tout en organisant sa carrière dans le PS. Après avoir été, en 2014, secrétaire d’Etat chargée de la Famille, des Personnes âgées et de l’Autonomie et de l’Enfance, elle a été nommée ministre de la Famille, de l’Enfance et des Droits des femmes, en février 2016.

Le 30 mars 2016, sur la chaîne RMC, face à l’animateur qui lui objectait que des femmes portent des foulards et des voiles par choix, Laurence Rossignol n’a pas hésité à répondre: «Il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage.»

[2] Cette «formule» tirée Du Contrat social (Livre IV, chapitre II) donne lieu à des interprétations fort diverses et doit replacée dans son contexte. Ce n’est pas le lieu ici d’en débattre (Réd. A l’Encontre)

[3] Le 1er avril 2016, Ndella Paye publiait une lettre ouverte adressée à Laurence Rossignol: «Madame la ministre,

Ndella Paye
Ndella Paye

Dire que vous êtes la ministre des droits des femmes… Pardon : «Ministre des Familles (ça se veut inclusif), de l’Enfance et des Droits des femmes». Mais que pouvait-on attendre d’une membre d’un gouvernement qui vient, en 2016, confirmer les stéréotypes que nous femmes, nous coltinons depuis des siècles en donnant la charge des Droits des femmes au ministère en charge des Familles et de l’Enfance? Ainsi, nous avons la trilogie femme-épouse-mère. L’égalité femme-homme se porte très bien au pays des droits de l’Homme (les femmes sont paraît-il incluses dedans). A votre place. je m’indignerais d’abord pour ce retour en arrière.

Donc, Madame la ministre, vous vous octroyez le droit de faire référence, de manière très négative et assumée, à l’histoire de l’esclavage. Dois-je vous rappeler que cette histoire n’est pas la vôtre et qu’en tant que ministre de la République, en dehors de faire en sorte que l’histoire de l’esclavage soit enseignée correctement, vous n’avez nullement le droit de l’instrumentaliser à des fins politiciennes, et moins encore à des fins racistes, en opposant des minorités visibles. Sachez qu’en tant que Noire musulmane et voilée, je trouve indécente votre comparaison des femmes voilées à ces «nègres» dont vous parlez qui auraient été «pour l’esclavage». A vous entendre il y a donc eu des nègres qui étaient pour cette négation absolue de leur être, cette sur-exploitation, cette extermination par le travail et les sévices, légitimée par une stigmatisation de leur couleur de peau…

Laissez-moi vous apprendre qu’aucun et aucune Noir·e ne pouvait être pour ces crimes contre l’humanité. Il est vrai qu’il y a eu des “nègres de maison” qui, pour moi, ont fait ce qu’ils ont pu pour survivre à l’horreur, ont négocié comme le font souvent les dominé·e·s face aux violences qu’ils et elles subissent, des petits droits pour respirer un peu et rendre un peu moins atroces leurs conditions de vie. Des femmes l’ont fait et le font encore parce qu’il n’est pas simple de consacrer sa vie à la résistance, et que subir de constantes violences peut donner envie de caresser son bourreau dans le sens du poil – ou pousser du moins à s’y résigner.

Sachez que tous et toutes les esclaves ont résisté à leur manière, comme ils et elles le pouvaient, souvent au prix de leur vie. Oui, mourir a pu être vu comme préférable, pour elles et eux, au supplice que certains de vos semblables (politiciens blancs) – leur avaient infligés. Quand vous subirez ce qu’ils et elles ont subi, nous pourrons juger de votre réaction, et là seulement vous aurez le droit d’émettre un avis sur la question. Vous comprendrez bien, madame Rossignol, que la négresse musulmane et voilée que je suis vous emmerde….» [le texte complet se trouve à cette adresse: http://lmsi.net/Laurence-Rossignol-la-negresse:

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