Israël se transforme en un monstre – et personne ne va l’arrêter

Des militants de droite ont manifesté à Tel-Aviv le 31 mars 2016 pour défendre le soldat qui avait abattu un palestinien à terre à Hébron
Des militants de droite manifestant à Tel-Aviv le 31 mars 2016 pour défendre le soldat qui avait abattu un Palestinien à terre à Hébron

Par Gideon Levy

Israël est en train de se donner une nouvelle identité nationale. L’identité précédente était déjà problématique, mais l’actuelle est incorrigible. Il ne s’agit pas d’une fantaisie passagère, elle correspond à l’esprit du temps (Zeitgeist) et à l’esprit du lieu (Ortgeist). Elle est manifestement irréversible. Une partie du déclin culturel tient au fait que même ceux qui n’approuvent pas l’exécution par un soldat israélien d’un Palestinien désarmé [1] ne reconnaissent pas la gravité de la situation. Cette cécité vient partiellement de la paralysie qui a saisi ceux qui ne manifestaient pas devant le Tribunal militaire de Castina [les manifestants – soutenus par Avigdor Lieberman, le président d’Israël Beitenou et par Oren Hazan, un député du Likoud qui exprime clairement sa volonté de détruire la mosquée Al-Aqsa – scandaient «N’abandonnez pas nos soldats», «Libérez le héros»].

La nouvelle situation, dont le soldat d’Hébron n’est qu’un symptôme, est irréversible parce qu’il n’y a personne pour la changer. On aurait pu penser qu’on pourrait arranger les choses plus tard, que l’état d’esprit évoluerait lorsque le gouvernement changerait. Mais la situation est irréparable parce qu’il n’y a personne pour la réparer, pas maintenant et pas dans un avenir prévisible. Toute tentative d’écrire un scénario différent, plus optimiste, qui nous donnerait un peu d’espoir, est tuée dans l’oeuf. Essayez donc et vous verrez. Il n’existe aucun scénario de ce type, il est même impossible d’en imaginer un.

Qui arrêtera le déclin de se poursuivre devant nos yeux peu surpris? A un rythme effréné, il est en train de changer le ortgeist en même temps que la nation et ses valeurs initiales. Il sera presque impossible d’inverser ces changements. Qui sont ceux qui ont protesté à Beit Shemesh [municipalité où s’est tenue une manifestation de défense du soldat assassin], qui sont les voyous qui ont sévi à Ma’aleh Adumin, à Ramle et à Castina et qui ont écrit sur Facebook que le fait de tuer des Arabes reflétait des valeurs? Ils représentent la prochaine génération d’Israéliens, le visage de l’avenir de ce pays. Il est douteux qu’une nation aussi corrompue puisse être redressée. Un peuple qui a perdu sa boussole morale et même sa honte ne les retrouvera pas. Comment le ferait-il et pourquoi? Personne ne semble même le tenter.

Tous les Israéliens ne sont pourtant pas devenus des monstres. Les pires, ceux qui voient le soldat bourreau comme un héros national ne sont pas encore une majorité. Mais ceux qui pensent «mort aux Arabes»; ceux qui sont convaincus que les non-juifs ne devraient pas avoir le droit de vivre ici; ceux qui sont persuadés d’être le Peuple élu et ceux qui sont certains que la souveraineté est garantie par une promesse divine; ceux qui pensent que les Palestiniens n’ont aucun droit et ceux qui sont persuadés que l’armée israélienne est la plus morale du monde – tous ceux-là deviennent plus forts et plus nombreux à un rythme effrayant. Et personne ne leur fait face.

Après l’orgie de 1967 [occupation de la Cisjordanie et de Gaza suite la dite guerre de Six-Jours] est venu le tournant de l’opération «Bordure protectrice»: en été 2014, la tolérance est morte et a été remplacée par de la violence. Le démon sioniste-religieux s’est échappé et il n’y a personne pour le recapturer. Tous les acteurs sociaux qui devraient protéger la société ont été affaiblis ou se sont effondrés, il ne reste rien. Les politiciens du centre gauche sont paralysés de peur devant le tigre qui va bondir, alors que ceux à droite chevauchent le fauve et lui font des courbettes pour obtenir des gains passagers. En fin de compte, le tigre se débarrassera aussi d’eux.

Les médias ont presque complètement abandonné leur vraie mission. Israël n’a pas besoin d’un ministère de la Propagande puisque les médias remplissent cette fonction et collaborent avec le gouvernement pour tirer vers le bas la société civile. Le système de justice les suit de près. C’est ainsi que B’Tselem, le centre israélien pour les droits humains, est accusé de traîtrise, alors qu’on considère que Lehava, l’organisation israélienne qui vise à empêcher le mariage entre juif et non-juifs, et La Familia, groupe de supporters anti-musulmans et anti-arabes, ont des principes. Que peut-on ajouter?

Qui va arrêter tout cela? Des personnalités politiques comme Isaac Herzog, Yair Lapid, Gabi Ashkenazi ou Gidéon Sa’ar? Ne me faites pas rire. La Cour suprême? Le chef de l’armée? Le système de la justice militaire? La conférence contre le mouvement international de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS) sponsorisée par le quotidien Yedioth Ahronoth? La chaîne Channel 2 et «Fact», lorsqu’ils auront fini de mener les enquêtes commandées par le groupe israélien de droite Ad Kan [voir à ce sujet l’article de Haggai Matar, sur le site israélien +972 http://972mag.com/the-israeli-media-is-branding-breaking-the-silence-as-traitors/118008/]? Qui donc va mettre un terme à tout cela?

Il y a des semences toxiques qui, une fois plantées, ne peuvent pas être éradiquées. Il y a des épidémies dont on ne peut pas arrêter la propagation. Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Lorsque l’exécution d’un Palestinien blessé à mort devient une valeur, toutes les autres valeurs et espoirs disparaissent. Un nouveau peuple a été créé, entre la droite ultra-nationaliste et la droite religieuse, d’un côté, et la majorité apathique, de l’autre. Le peuple d’Israël vit et continuera à vivre, son pays est fort et inébranlable et va apparemment subsister à tout jamais. Mais ce pays va devenir impossible et intolérable pour quiconque pense autrement. Personne ne freinera cette évolution pour ce peuple. (Publié dans Haaretz, le 3 avril 2016, traduction A l’Encontre)

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[1] Ce soldat franco-israélien, âgé de 19 ans, le 24 mars, a «achevé» d’une balle dans la tête un Palestinien déjà atteint par balles, suite à une attaque au couteau à Hébron, en Cisjordanie occupée. Il était agonisant et ne représentait aucun danger pour les soldats et infirmiers alentour, selon les dires mêmes de nombreux médias israéliens. Il s’agissait d’une «exécution de sang-froid», comme l’écrit Gideon Levy. (Réd. A l’Encontre)

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