Le 28 novembre dernier, le premier ministre (Edouard Philippe) avait fait cette curieuse déclaration au micro de Jean-Jacques Bourdin (BFMTV): «Notre politique n’est pas de faire des coups de pouce au Smic. C’est de faire en sorte que le travail paie.» Mais n’est-ce pas le salaire qui paie le travail? Toujours chez Bourdin, Benjamin Griveaux (porte-parole du gouvernement) a détaillé comment se décompose la hausse annoncée par le président de la République de 100 euros nets du Smic (Salaire minimum interprofessionnel de croissance): «C’est 20 euros de baisse de charges [sic] et 80 de prime d’activité». Edouard Philippe a un peu plus tard ajouté à la confusion en annonçant à l’Assemblée nationale que «notre objectif n’est pas d’en rester à ceux qui bénéficient aujourd’hui de la prime d’activité, mais que l’ensemble de ceux qui sont rémunérés au Smic bénéficient d’une augmentation substantielle». Mais ce n’est pas si simple…
La prime d’activité n’est pas un salaire
Depuis le 1er janvier 2016, la prime d’activité a remplacé le volet activité du RSA [Revenu de solidarité active:550,93 euros pour une personne seule] et la prime pour l’emploi. Ce sont les caisses d’allocations familiales qui la versent aux 2,6 millions de foyers qui en bénéficient en 2018. Elle dépend des revenus du ménage et non du niveau de salaire individuel. Ce n’est donc pas un salaire payé par les employeurs, mais une prestation. Et c’est d’autant plus vrai que, n’étant pas soumise à cotisation sociale, la prime d’activité n’ouvre aucun droit à retraite.
Ce dispositif a un double objectif: diluer la notion de salariat et subventionner le coût du travail pour les employeurs. L’argument hypocrite utilisé pour justifier cette mesure est que «le Smic est inefficace pour lutter contre la pauvreté» pour reprendre la formule répétée à l’envi par l’économiste Gilbert Cette, aujourd’hui président du groupe d’experts pour le Smic. Cet argument est fallacieux: près de la moitié des ménages bénéficiaires comportent «au moins une personne ayant eu une activité salariée au voisinage du Smic», comme le signale le dernier rapport du groupe d’experts. Ce dernier n’a d’ailleurs pas encore été rendu public, et cette information provient d’un tweet émanant d’une journaliste qui en dispose.
Certes, le Smic ne saurait être l’unique outil de lutte contre la pauvreté. C’est une évidence, puisqu’il ne concerne par exemple ni les retraités, ni les chômeurs, ni les jeunes scolarisés. Et surtout, puisqu’il est par définition un salaire horaire, il ne peut à lui seul traiter le problème des temps partiels qui concerne notamment les femmes, et encore plus gravement les femmes seules en charge d’enfants. Les femmes sont d’ailleurs directement concernées par un autre effet pervers de la prise en compte du revenu au niveau du ménage: c’est une incitation à maintenir des salaires «d’appoint» inférieurs pour les femmes ou de leur offrir des emplois à temps partiel, sous prétexte que la prime d’activité complétera le revenu du ménage.
Salaire minimum = salaire décent
L’astuce consiste donc à ne pas distinguer les problèmes. La fonction des minima sociaux est d’assurer une redistribution solidaire visant à faire reculer la pauvreté. La fonction du salaire minimum est autre: elle consiste à garantir à chacun un salaire décent, ce que les Britanniques appellent un living wage.
Voilà la définition qu’en donne un rapport de l’agence européenne d’Eurofound: «une mesure du revenu qui garantit à un salarié un niveau de vie de base mais socialement acceptable, calculé à partir d’un panier de biens et services.» Le même rapport constate que là où le calcul est fait, le living wage est «systématiquement supérieur au salaire minimum légal.»
L’exercice a été mené en France dans une étude conjointe du Crédoc et de l’Ires pour l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale) à partir de la construction de budgets de référence. Les résultats de cette étude sont résumés dans une lettre de l’ONPES où l’on apprend que: «globalement les budgets de référence pour une participation à la vie sociale se situent (pour un ménage logé dans le parc social) entre 1424 euros pour une personne active seule et 3284 euros pour un couple avec deux enfants.» On est effectivement largement au-dessus du Smic! [En 201, le montant brut du Smic mensuel – sur la base de la durée légale du travail de 35 heures par semaine et de 151,67 heures par mois et de 1498,47 euros.]
Le recours à la prime d’activité et les baisses de cotisations sociales ont finalement un point commun: elles entérinent le discours patronal sur un coût du travail excessif. C’est donc à l’Etat d’en prendre une partie croissante à sa charge. Tout cela au nom de l’emploi.
Le Smic ennemi de l’emploi?
Pour la ministre du Travail Muriel Pénicaud, «le coup de pouce au Smic, on sait que ça détruit des emplois, donc ça n’est pas la bonne méthode.» Mais ce qu’on sait surtout, c’est qu’on ne sait rien, car rien ne vient étayer ce théorème.
Dans leur brûlot contre le « négationnisme économique », André Zylberberg (membre du groupe d’experts) et Pierre Cahuc (ex-membre) expédiaient la question en une phrase: «si l’État continue d’accroître le salaire minimum, certains travailleurs finiront par coûter plus qu’ils ne rapportent. Ils seront alors licenciés.» Mais les auteurs ne s’appuyaient que sur une seule étude «scientifique», par ailleurs très contestable parce qu’elle ne concernait que les jeunes et portait sur la période 1982-89 très spécifique. Cette absence en France de fondements empiriques au savoir officiel est troublante, quand on la compare aux nombreuses études portant sur d’autres pays.
Voici un petit florilège. Au Royaume-Uni, le rapport de la Low Pay Commission ne trouve «aucun effet négatif statistiquement significatif du salaire minimum sur l’emploi.» Une autre analyse détaillée confirme que «la Grande-Bretagne a doublé son salaire minimum depuis 2000 sans effet notable sur le chômage.»
En Allemagne, une étude économétrique met en lumière «un important effet salaire positif sur les salaires ainsi qu’un effet positif mais non significatif sur l’emploi.» Une autre étude établit que l’introduction du salaire minimum « a conduit à la convergence régionale des salaires, en particulier dans le bas de l’échelle des salaires, sans réduire l’emploi dans les régions à bas salaires. » Ce résultat est particulièrement intéressant, compte tenu des différences de salaires entre l’Ouest et l’Est du pays.
Sur l’ensemble des pays de l’OCDE, Simon Sturn ne trouve «aucune indication d’effets importants sur l’emploi des travailleurs peu qualifiés et des jeunes. Les élasticités estimées sont faibles et statistiquement indiscernables de zéro.»
Aux Etats-Unis, le débat est très animé depuis une salve d’articles de Katz et Krueger (1992) puis de Card et Krueger (1993), utilisant une «expérience naturelle», à savoir l’évolution différente du salaire minimum dans les différents Etats.
Paul Krugman a résumé ainsi le nouveau consensus dans une chronique parue en juillet 2015 dans le New York Times: «Notre compréhension de la détermination des salaires a été transformée par une révolution intellectuelle. Jusqu’au livre de Card et Krueger [Myth and Measurement, 1995], la plupart des économistes, y compris moi-même, partaient du principe que l’augmentation du salaire minimum avait clairement un effet négatif sur l’emploi. Mais ils ont plutôt trouvé un effet positif. Leur résultat a depuis été maintes fois confirmé. Rien ne prouve que l’augmentation du salaire minimum est coûteux en emplois.» Le conseil des conseillers économiques du président (Obama à l’époque) arrive en octobre 2016 à la même conclusion: «Les revues de littérature sur le salaire minimum montrent que les effets estimés sur l’emploi sont généralement proches de zéro.»
De plus, l’augmentation du salaire minimum a bien pour effet de faire baisser le taux de pauvreté, comme le montre encore une autre étude. L’US Census Bureau constate lui aussi que « l’augmentation du salaire minimum engendre une croissance des gains au bas de la répartition, et ces effets persistent et prennent même de l’ampleur sur plusieurs années. »
L’inventivité des experts
En France, les experts mandatés pour le faire, redoublent d’inventivité pour déconsidérer le Smic. Nous avions décortiqué ces arguments dans un document de travail de l’Ires, synthétisé dans une lettre. L’un des arguments contrefaits consiste à dire que les modalités d’indexation du Smic créeraient une circularité perverse et inflationniste, notamment par son rôle d’entraînement sur les minima de branches.
Il est au contraire important de souligner que la référence au Smic a des effets protecteurs pour la fixation des salaires conventionnels de branche. Une étude de la Dares a cherché à décomposer leur progression en deux éléments: la mise en conformité avec les hausses du Smic («effet Smic») et une augmentation autonome («hors Smic»). On vérifie alors que la contribution de l’effet Smic est significative, mais que sa diffusion dans l’échelle des salaires est relativement limitée, comme le montre Erwan Gauthier, économiste à la Banque de France.
Mais cet ancrage au Smic remplit une fonction essentielle : la garantie de progression du Smic, autorisée par ses règles d’indexation, rend impossible toute dérive à la baisse des salaires conventionnels dans les branches à bas salaires. Et c’est sans doute pour cette raison que Gilbert Cette proposait en 2015, que le Smic «ne s’applique que par défaut, en l’absence d’un accord de branche». Autrement dit, il voudrait que les branches puissent convenir d’un salaire minimum effectivement inférieur au Smic interprofessionnel. Pourtant, Andrea Garnero, un autre expert du groupe (le représentant canonique de l’OCDE) avait co-signé un article montrant qu’en Europe, il y a «plus de personnes dont le salaire effectif est inférieur aux minima» quand ceux-ci sont négociés au niveau des branches.
L’offensive contre le Smic s’inscrit donc dans un projet plus large de déconnexion entre travail et salaire et de décentralisation de la négociation collective. C’est une offensive politique, sans soutien économique. (Chronique publiée sur le site d’Alternatives économiques le 13 décembre 2018)
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