La candidate du FN, qui jouait la victoire, a donné l’impression de renouer avec certaines erreurs de son père. Sa stratégie initiale n’aura pas résisté à l’épreuve des sondages déclinants
«Maudit débat». Frédéric Chatillon [1] ne parle pas aux journalistes en règle générale. Il a, en revanche, pris l’habitude de livrer états d’âme et commentaires sur son compte Facebook, dont les messages sont parfois publics.
Deux jours avant le verdict de l’élection présidentielle, qui a vu Marine Le Pen perdre son duel de second tour contre Emmanuel Macron, avec 33,94 % des voix, l’ancien chef de file du GUD, un groupuscule étudiant d’extrême droite radicale, a voulu rendre hommage à la candidate du Front national (FN), dont il est un intime depuis près de trente ans.
«J’ai eu la chance et l’honneur de travailler pour la campagne présidentielle de Marine, écrit le patron de la société Riwal, qui a été salarié de la campagne lepéniste. Ces mois passés à ses côtés ont été d’une grande intensité, joyeux et passionnants. Je peux vous l’affirmer, au-delà de l’amitié que je lui porte, Marine est une femme formidable.»
Un mélange de mélancolie et d’amertume se lit entre les lignes. La défaite est devenue inéluctable depuis la prestation ratée de la patronne du FN lors du débat d’entre-deux-tours contre le candidat d’En marche!
«J’avais l’impression de retrouver son père »
Frédéric Chatillon tient à répondre aux voix critiques. «J’ai bien évidemment lu tous les messages dépités de ceux qui n’ont pas compris sa stratégie lors du débat de mercredi soir. Mais peut-on résumer la vie politique de Marine à ce débat?, interroge l’ancien gudard. Elle nous a fait rêver, elle nous a amenés à des niveaux électoraux que personne n’osait imaginer atteindre et aujourd’hui certains se permettent de la juger, même de l’insulter parce qu’elle n’a pas répondu à leurs attentes lors de ce maudit débat. Je trouve ça totalement injuste et disproportionné.» Les «like» tombent en signe d’approbation.
Dans les commentaires, certains sympathisants souffrent pour leur championne, comme on plaindrait un footballeur qui a raté un tir au but en finale de la Coupe du monde. D’autres se montrent plus durs. « Roger Sartet», qui a illustré son profil avec une photo du jeune Alain Delon, se lamente: «Marine a été performante toute la campagne et notamment sur TF1 juste avant le débat. C’est pourquoi je m’interroge sur sa prestation. Je suis le FN depuis 1985, et là j’avais l’impression de retrouver son père qui n’a jamais voulu du pouvoir et faisait toujours, volontairement, un pas de travers dès qu’il s’en approchait.» Nous y voilà.
Six ans après son accession à la tête du FN, «Marine» serait devenue «Le Pen». Celle qui a promis, lors du congrès de Tours, en 2011, de mener la génération des «bâtisseurs» au pouvoir, prenant la suite des «éveilleurs» conduits par Jean-Marie Le Pen, se contenterait du costume d’opposante en chef, bien plus confortable que celui de chef tout court.
Le «drame absolu» du mercredi 3 mai
La jouissance des propos d’estrade, plutôt que le poids des décisions. N’a-t-elle pas dansé, tout sourire, avec ses militants, dimanche, peu après l’annonce de la défaite?
Sa prestation lors du débat du 3 mai, qualifiée de «drame absolu» par certains au sein du parti lepéniste, est vue comme une tache qui risque de rester imprimée pendant des années sur l’image de la députée européenne.
Ses attaques répétées, son agressivité, ses lacunes sur le fond de certains dossiers ont frappé les esprits. Selon un sondage Ipsos, la grande majorité des électeurs (62 %) de François Fillon comme de Jean-Luc Mélenchon au premier tour ont déclaré que l’attitude de la présidente «en congé» du FN lors du débat les avait «inquiétés».
Ce moment de campagne jette un jour cruel sur la stratégie de la candidate, qui a godillé entre quête de professionnalisme et retour aux bonnes vieilles méthodes frontistes.
La rentrée de septembre 2016 augurait pourtant d’un renouveau. Lors d’un déjeuner en petit comité, Marine Le Pen, en retrait de la scène médiatique depuis plusieurs mois, fixe le cap de sa deuxième campagne présidentielle.
«Je n’aborde pas cette élection dans le même état d’esprit que la dernière fois, dit-elle. En 2012, je venais d’être élue à la tête du FN. J’étais plus la candidate du FN, j’avais des preuves à faire.» Notamment vis-à-vis de son père, qui se montrait encore omniprésent, allant jusqu’à lui prodiguer des conseils pour qu’elle articule mieux en prononçant ses discours.
Franchir un palier dans l’opinion
L’année 2017 arrive et la benjamine de la fratrie Le Pen ne supporte plus que l’on parle d’elle comme de «la fille de Jean-Marie Le Pen». Une marque de sexisme, selon elle. L’exclusion du vieux chef, en 2015, doit lui permettre de se dissocier définitivement du «diable de la République». Et de franchir un palier dans l’opinion.
«Jean-Marie Le Pen subordonne notre relation père-fille à une relation politique, déplore-t-elle devant des journalistes réunis dans un salon des Invalides, en octobre, à l’occasion des 50 ans de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Or, je ne ferai plus jamais de politique avec lui. C’est mon père, je l’aime, mais c’est un homme qui a beaucoup de défauts, et aussi beaucoup de qualités.» Plus question de trouver des excuses à ses incartades flirtant avec l’antisémitisme ou l’homophobie.
Pour cette campagne, la «génération Marine» se positionne aux postes de commande. Certains essayent d’écrire l’histoire d’une équipe forcément joyeuse et dynamique, de celles qui préfigurent les victoires, en affichant des photos des uns et des autres sur les murs du siège de campagne, «l’Escale», dans le 8e arrondissement de Paris. Une attention surtout destinée aux visiteurs de passage que sont les journalistes, invités à l’inauguration du siège, le 16 novembre.
Florian Philippot, le bras droit à l’influence tant décriée, est représenté sous les traits d’un James Bond. On revoit apparaître dans l’album de famille Philippe Olivier, le beau-frère de Marine Le Pen, qui était parti dans les bagages de Bruno Mégret en 1999, et a profité de l’exclusion de Jean-Marie Le Pen pour retrouver une place dans le premier cercle.
Nouveaux visages
Jean-Lin Lacapelle, le vieux camarade revenu pour mettre de l’ordre dans les fédérations frontistes, est lui aussi punaisé sur le mur, tout comme son ami Louis Aliot, compagnon de la candidate. Le maire de Fréjus (Var) David Rachline a, pour sa part, été bombardé directeur de campagne. Le symbole du début d’enracinement territorial du FN, une différence stratégique majeure par rapport à Jean-Marie Le Pen, qui ne misait que sur les scrutins nationaux.
Le début de la campagne est aussi l’occasion de présenter de nouveaux visages. Jean Messiha en est un. Cet énarque est le porte-parole des «Horaces», un cercle de hauts fonctionnaires et d’experts anonymes qui conseille la candidate. Une armée de l’ombre dont il est impossible de vérifier le nombre de membres ou leur pedigree, mais qui est censée convaincre de la capacité du FN à exercer le pouvoir.
Cela n’empêche pas la candidate de présenter un chiffrage bien moins détaillé de son programme qu’en 2012. Et de sembler parfois hésiter sur le montant des économies qu’elle entend réaliser une fois arrivée au pouvoir.
Tout est question d’image, pourtant, assure-t-on au FN. Au pays d’Eric Zemmour et d’Alain Finkielkraut, d’Emmanuel Todd et de Michel Onfray, les idées véhiculées par le parti sur la souveraineté, l’identité ou encore l’immigration seraient majoritaires. Pas besoin de se renouveler sur le fond pour convaincre. «Les grandes lignes ne changeront pas» en comparaison de la précédente présidentielle, résumait Marine Le Pen en septembre 2016. La présidente du FN assurait même, à propos de sa proposition décriée d’une sortie de l’euro, que «la perception change par rapport à 2012».
Esprit d’apaisement
Non, dans cette campagne, la stratégie développée par le FN vise à toucher le ressenti des électeurs. «L’objet de cette présidentielle, c’est de dissiper les malentendus, de montrer Marine sous un autre jour», explique Bruno Bilde, l’un des plus proches conseillers de la présidente du parti. En clair, de convaincre que la formation d’extrême droite ne serait pas un parti raciste ou clivant, enclin à semer la «guerre civile», comme l’a dit l’ancien premier ministre Manuel Valls.
Dans cet esprit d’apaisement, Marine Le Pen multiplie les initiatives. Elle déclare, en septembre, sur le plateau de TF1, que l’islam est, selon elle, «compatible» avec la République, prenant à rebrousse-poil une partie de son camp. Elle participe, en octobre, à l’émission «Une ambition intime», de Karine Lemarchand, sur M6, l’occasion pour elle de se confier devant près de 4 millions de téléspectateurs sur sa passion pour la botanique ou son passé difficile de mère célibataire.
Elle publie un tract, en février, qui reprend les codes des magazines féminins pour présenter son parcours aux électeurs, et surtout aux électrices. Enfin, elle amende quelques points clivants de son programme, enlevant, par exemple, la proposition de rétablir la peine de mort.
Dans les travées du centre de congrès de Lyon, le 4 février, où la candidate tient ses «assises présidentielles», Philippe Olivier résume la situation. «L’idée du programme, ce n’est pas de créer des fractures idéologiques avec une vision fermée. Ça ne veut pas dire qu’on change d’identité, mais il y a des signaux qui obscurcissent l’ensemble du débat, explique le conseiller. Nous n’avons pas changé. Ce qui était scandaleux avant ne l’est plus. Les dérapages, c’est fini, on ne fait pas du scandale pour faire du scandale. On fait un programme de gouvernement.» Une promesse qui n’a pas résisté à l’épreuve des sondages déclinants.
«Une erreur classique et magistrale»
Malgré les attentats à répétition, la crise des migrants, la déconfiture des partis de gouvernement et les affaires d’argent de François Fillon, la cote de la candidate frontiste s’érode petit à petit au cours de la campagne.
Certains pariaient pourtant sur la réussite du couple formé par le durcissement de l’actualité et l’apaisement de la candidate : «Ça peut être fromage et dessert», espérait-on dans son équipe. Las, l’heure n’est plus à rassurer, mais à rassembler la base. Comme dit l’ancien félon Bruno Mégret, «elle a fait une campagne de second tour au premier tour, ce qui est une erreur classique et magistrale».
Pour son premier grand meeting de campagne à Nantes, le 26 février, la candidate pose donc les fondations de ce qui va devenir une virulente campagne contre le «système», c’est-à-dire contre ses adversaires politiques, la justice et les médias.
La présidente du FN est mise en cause dans de multiples affaires, dont les emplois présumés fictifs d’assistants frontistes au Parlement européen, qui auraient entraîné un préjudice de près de cinq millions d’euros à l’institution de Strasbourg.
Chaque discours est l’occasion de s’attaquer à ce «système», mais aussi de s’en prendre à l’immigration, dans la plus pure tradition frontiste. L’apothéose est atteinte au Zénith de Paris, le 17 avril, lors d’un meeting à l’occasion duquel elle réclame un moratoire pur et simple sur toute immigration légale ou illégale.
Les vieux démons de l’antisémitisme
Une stratégie offensive, fondée sur un ou deux sujets forts et martelés sans cesse, que la présidente du FN va mener aussi lors de l’entre-deux-tours face à Emmanuel Macron, dépeint comme un simple banquier aux ordres de la finance mondialisée, incapable de lutter contre le «fondamentalisme islamiste».
Dans le même temps, les vieux démons de l’antisémitisme ont refait leur apparition. Un conseiller régional, Benoît Loeuillet, est suspendu pour des propos négationnistes ; pire, le président par intérim Jean-François Jalkh, censé remplacer Marine Le Pen qui veut apparaître comme «libre» de cette charge, est lui aussi débarqué pour les mêmes raisons.
De leur côté, Frédéric Chatillon et Axel Loustau, un conseiller régional qui fait office de prestataire et d’homme chargé des finances de la campagne, ont été accusés par différents médias d’entretenir des sympathies néonazies.
Mais cela n’a pas convaincu Marine Le Pen de se séparer d’eux. Comme son père en son temps, la patronne du FN a ses fidélités dont elle ne démord pas, malgré les critiques que cela suscite jusqu’au sein de son parti. Comme son père, qui s’est présenté à cinq reprises à l’élection présidentielle, elle ne compte pas, non plus, brider le compteur de ses candidatures. (Le Monde numérique, 8 mai 2017; 6h32)
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[1] «Frédéric Chatillon, Axel Loustau et Nicolas Crochet : «Selon MmeLe Pen, les trois hommes ne seraient que des «prestataires» techniques du FN, mais ils sont en réalité aussi et surtout des amis et des interlocuteurs politiques. Frédéric Chatillon est salarié de la campagne de MmeLe Pen, et travaille sur la communication papier et numérique. Axel Loustau imprime les affiches et les professions de foi de la candidate, par l’intermédiaire de sa société Les Presses de France. Et l’expert-comptable Nicolas Crochet n’occupe, dit-on, aucun rôle officiel, malgré sa présence fréquente aux meetings ou conférences de l’eurodéputée. M. Chatillon joue parfois le rôle d’intermédiaire politique, en France ou à l’étranger. M. Loustau est conseiller régional d’Ile-de-France et candidat aux élections législatives dans les Hauts-de-Seine. Et M. Crochet avait été pressenti pour devenir directeur de campagne en 2012: il avait finalement occupé la fonction de conseiller économique. Chatillon et Loustau sont accusés d’entretenir des sympathies néonazies. Comme M. Crochet, ils sont passés dans les rangs du GUD, un groupuscule étudiant d’extrême droite radicale dont les anciens représentent un groupe soudé et solidaire.» (Le Monde du 26 avril 2020)
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