France. De Grozny à l’état d’urgence en France. La prolongation d’un trauma

Poutine et Razman Kadyrov
Poutine et Razman Kadyrov

Par Willy Devin et Celian Macé

Il est courant aujourd’hui, pour les observateurs militaires et journalistes informés, de mettre en lumière la similitude des méthodes utilisées durant la guerre menée par l’armée russe – en particulier celle placée sous le commandement de Poutine, président par intérim de la Fédération de Russie en 1999-2000 et président du gouvernement de Russie en 1999-2000 – en Tchétchénie et celle mise en œuvre aujourd’hui en Syrie.

La capitale de la Tchétchénie, Grozny a été rasée par des bombardements du 25 décembre 1999 au 6 février 2000. Il en alla de même le 4 février 2000 pour la ville de Katyr-Yurt, actions condamnées formellement par la Cour européenne des droits de l’homme. L’acceptation (pour ne pas dire le soutien) des «initiatives» des bombardiers de Poutine en Syrie par les principaux pays de ce qui est nommé l’Union européenne illustre le changement. Poutine mit en place, en Tchétchénie, le président, chef de gang, Akhmad Kadyrov (ancien grand mufti), auquel lui succéda, dès 2007, son fils Razman Kadyrov, «élu» en février 2007. Au même titre que Bachar el-Assad. 

Un parallèle, moins souvent établi, est celui propre aux traumas terribles que la population a connus et aux réactions que cela entraîne sur le long terme. Ainsi, des réfugiés tchétchènes en France, à Reims, ont connu une terrible nuit d’angoisse, en janvier 2016, suite à des perquisitions «solides» menées par la police française, sous couvert d’état d’urgence. Il est vrai qu’Hollande et son armée ne sont pas trop opposés à la perpétuation au pouvoir du Kadyrov syrien: Bachar el-Assad. Jean-Luc Mélenchon soutient Poutine dans sa politique militaire en Syrie. Toutefois, il ne semble pas que le président russe soit trop impressionné par cet appui d’un candidat déclaré, aux traits de petit Napoléon bavard, à la présidence (plus qu’hypothétique) de la France… pour 2017. (Rédaction A l’Encontre)

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Cela fait un mois que les trois hommes se creusent la tête, qu’ils retournent la question dans tous les sens. Qu’est-ce qui a pu leur valoir cette perquisition simultanée, dans la nuit du 25 au 26 janvier? Aslan T., 32 ans, Ibrahim I., 24 ans, et Issa A., 29 ans, ont obtenu le statut de réfugié en France après avoir fui la guerre en Tchétchénie. Ils se sont installés en famille à Reims (Marne), dans le quartier de Croix-du-Sud. Ibrahim I. est agent de sécurité. Ses deux amis, arrivés en 2010, ne parlent pas français et travaillent comme saisonniers. Ce 25 janvier, à 23 heures, ils sont ensemble à Aix-en-Provence, à la recherche d’un logement pour Ibrahim I., qui doit débuter une formation dans la région. C’est l’heure à laquelle les policiers frappent «très fort» aux portes de leurs appartements respectifs à Reims.

«Ils avaient mis du Scotch sur l’œilleton, raconte Inga T., 25 ans, la femme d’Aslan, qui prend des cours de français mais ne parle que quelques mots. Alors je suis allée voir à la fenêtre: il y avait des policiers avec des armes braquées sur l’appartement.» L’un des agents ordonne en russe d’ouvrir la porte. Inga s’exécute. «Ils m’ont immédiatement plaquée par terre, avec un fusil braqué sur ma tête.» Ses quatre enfants – de 2, 3, 5 et 6 ans – sont à la maison. «J’ai voulu aller les réveiller, mais on ne me laissait même pas relever la tête. J’ai supplié les policiers de ne pas aller voir les petits avec leurs armes. Ils ne m’ont pas écoutée. Les enfants ont eu peur, ils se sont mis à hurler, l’un s’est fait pipi dessus.» Les policiers lui permettent finalement de se redresser, mais lui demandent de retirer son voile. «Je leur ai répondu: je l’enlève si vous retirez votre masque. Ils étaient équipés comme à la guerre!» Grâce à l’intervention du policier russophone – «celui-là était gentil» –, Inga est autorisée à garder son voile. Entre-temps, la fouille a commencé, les tiroirs et les placards sont renversés, les chaises déchirées. Les objets électroniques passés au crible. «Ils savaient que mon mari n’était pas là, qu’il était parti avec ses amis, assure Inga. Ils agissaient comme s’ils étaient certains de trouver quelque chose.» La perquisition dure près de quatre heures. «Pendant tout ce temps, un policier me braquait avec son arme», affirme la jeune femme.

«Menace»

Au même moment, chez Issa A., «au moins vingt policiers» mènent une perquisition. «Ils sont entrés brusquement, mais après, ils se sont conduits correctement», dit-il, d’après le récit de sa femme, ses trois enfants et ses belles-sœurs, qui étaient présents. Là aussi, les policiers ont consulté les ordinateurs et les téléphones, mais n’ont rien emmené, et rien laissé, aucune trace administrative.

Un document ronge aujourd’hui Ibrahim I.: l’ordre de perquisition signé par le préfet de la Marne, qui le décrit comme un individu «considéré comme radicalisé et dont le comportement constitue une menace pour l’ordre et la sécurité publique». La même formulation que pour son ami Aslan T. «C’est une tache pour moi, ça fait peur, je n’arrive pas à me sortir ça de la tête», dit Ibrahim I., qui a obtenu le statut de réfugié en 2002. La nuit du 25 janvier, sa mère était seule dans l’appartement. Elle ne parle pas français et, selon Ibrahim I., souffre de «troubles psychologiques» liés à la guerre en Tchétchénie, au cours de laquelle elle a perdu son mari. «On n’a rien à cacher, on n’a jamais eu de problèmes avec la justice, poursuit Ibrahim I. Pourquoi sont-ils venus alors qu’ils savaient qu’on était absents?»

Aslan T. (à gauche) et Issa A. Leurs deux logements ont été perquisitionnés le 25 janvier. Photo Julien Daniel. Myop pour «Libération»
Aslan T. (à gauche) et Issa A. Leurs deux logements ont été perquisitionnés le 25 janvier. Photo Julien Daniel. Myop pour «Libération»

Le 27 janvier, dans un souci de transparence, lui et Aslan T. se sont présentés au commissariat. On leur a dit de ne pas s’inquiéter et de rentrer chez eux. Mais les trois hommes voudraient comprendre ce qu’on leur reproche. «Le motif de la perquisition nous a choqués. On n’est pas du tout radicalisés! On porte la barbe selon la tradition tchétchène, oui, et on va une fois par semaine à la mosquée du quartier, mais c’est tout. On était certainement sous surveillance puisqu’on a été perquisitionnés: tant mieux, car ils doivent voir qu’on ne fait rien de mal!»

La préfecture refuse de commenter. Un cadre municipal, sans se prononcer sur les perquisitions du 25 janvier, évoque «une vigilance accrue depuis Saïd Kouachi [l’un des assassins de la rédaction de Charlie Hebdo, qui vivait à Reims, ndlr]». «Apparemment, tout le monde savait qu’il y avait des kalachnikovs dans le quartier Croix-Rouge [voisin de Croix-du-Sud]. Reims est une plaque tournante du trafic d’armes et de faux papiers. Or les filières tchétchènes sont très actives dans ce domaine.» La communauté tchétchène de Reims compte environ 80 familles, logées pour la plupart dans les HLM de ce quartier prioritaire de la politique de la ville. Deux autres appartements ont été perquisitionnés le 25 janvier. «A Reims, il y a aussi une poche de jeunes en partance pour la Syrie, poursuit ce même responsable. Mais, à ma connaissance, ce ne sont pas des Tchétchènes.» Ibrahim I., Issa A. et Aslan T. se rendent le vendredi à la salle de prière de Croix-du-Sud. Saïd Kouachi fréquentait celle de Croix-Rouge.

 «Vengeance»

A force de réfléchir, les trois amis ont échafaudé une autre hypothèse. «On a eu des embrouilles avec les dealers du quartier. On ne voulait pas qu’ils fassent ça dans les halls, là où passent les enfants, expliquent-ils. Ça a dégénéré en bagarre plusieurs fois. Peut-être que c’est une vengeance.» Mais selon une source au sein des services de renseignement, Ibrahim I. serait en fait apparu sur leurs radars en 2009. Il a alors 17 ans, et poste, avec un copain français, des vidéos dénonçant le «génocide tchétchène» par les Russes. A l’époque, il fait déjà l’objet d’une perquisition pour avoir participé à «une entreprise qui aurait pu mener à un objectif terroriste». Depuis, plus rien. Jusqu’à ce que l’état d’urgence réveille les gendarmes, qui décident de vérifier ce qu’est devenu le jeune Tchétchène. Le filet s’étend à ses camarades de mosquée. Il semble qu’il n’ait rien attrapé la nuit du 25 janvier. (Publié dans Libération, le 26 février 2016, pages 14 -15)

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