Etat espagnol. Cassandra et la rétroactivité de la Loi muselière

Cassandra Vera

Par Gustavo Buster

Cassandra Vera a été condamnée pour avoir diffusé 13 tweets mentionnant de manière ironique l’attentat perpétré par un commando de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna) qui mit fin aux jours de Luis Carrero Blanco. L’amiral Carrero Blanco (1904-1973) était alors chef du gouvernement de Franco.

Dès 1957, Carrero Blanco, caractérisé par Angel Vinas comme «analphabète économique» (Angel Vinas, Ed., En El Combate Por la Historia. La Republica, la Guerra civil, Ed. Pasado&Presente, Barcelona, 2012, p. 682), présentait un «plan de stabilisation» qui avait des traits autarciques et sévères. Il fut marqué par un échec retentissant. Le 20 décembre 1973, une charge explosive placée sous la rue Claudio Coello, à Madrid, fut activée au passage de la voiture de Carrero Blanco qui se rendait à la messe à l’église San Francisco de Borja. Le véhicule fut projeté à plus de 20 mètres du sol et la faisant retomber dans la cour intérieure de l’édifice du couvent des jésuites. La forme prise par la fin de ce dignitaire franquiste a été reprise immédiatement de façon railleuse par les antifranquistes, en Espagne comme ailleurs. Sans mentionner les débats politiques et dits «stratégiques» que cet acte a suscités, alors, au sein de divers courants luttant contre la dictature.

Ce contexte permet de mieux comprendre le contenu des tweets de Cassandra, dont nous citerons ici deux: «Kissinger a offert à Carrero Blanco un morceau de lune, l’ETA [1] lui a payé le voyage jusqu’à elle» (5 avril 2014); «Les élections le jour anniversaire du voyage spatial de Carrero Blanco. Intéressant» (4 septembre 2015). La liste complète se trouve ici. (Réd. A l’Encontre)

[1] Dans la nuit du 6 au 7 avril 2017 des représentants d’ETA ont annoncé «un désarmement total».

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Le verdict de la quatrième section de l’Audiencia Nacional [Haut Tribunal dont la juridiction s’étend à l’ensemble du territoire espagnol] condamnant à un an de prison et à 7 d’inéligibilité totale [ce qui implique la perte de toutes les allocations de l’Etat, telle la bourse d’études] Cassandra Vera [étudiante en histoire, boursière, âgée de 21 ans] pour la publication de 13 tweets entre 2013 et 2016 a provoqué, tout d’abord, la surprise, ensuite la stupeur et, enfin, l’indignation.

Tous les éléments juridiques permettant ce verdict existaient pourtant: le Code pénal de 1995, qui a reçu le qualificatif «de la démocratie» car il remplaçait celui qui était en vigueur sous la dictature franquiste; la réforme des articles en question (578 et 579) pénalisant «l’humiliation» des victimes du terrorisme; la loi de sécurité citoyenne de 2015 («Loi muselière»), approuvée par les votes du seul Parti Populaire [qui disposait d’une majorité absolue au Parlement].

Le même cadre interprétatif employé dans le contexte des 13 tweets a été utilisé dans les verdicts de Cesar Strawberry [César Augusto Montaña Lehmann, chanteur du groupe Def con Dos, condamné en 2017 à un an de prison pour des tweets tombant sous le coup des chefs d’accusation «célébration du terrorisme» et «humiliation des victimes»], Pablo Hasél [rappeur de gauche condamné en 2014 à deux ans de prison pour avoir «célébré» le terrorisme dans l’une de ses chansons], Guillermo Zapata [élu de Ahora Madrid qui a dû démissionner pour des «tweets d’humour noir» parlant de la Shoah ainsi que mentionnant une victime du terrorisme, il a été blanchi en novembre 2016] et Arkaitz Terrón [poursuivi, mais finalement pas condamné en mars 2017, pour une série de tweets].

Ce qui est, de fait, surprenant c’est qu’il n’y a pas eu un plus grand nombre de cas et de verdicts utilisant des lois qui cherchent à réprimer les réseaux sociaux djihadistes pour poursuivre des humoristes, des chanteurs ou des artistes: de la défense de bien juridiques individuels [qui appartiennent à une personne ou groupe de personnes: liberté sexuelle, propriété privée, etc.] on est passé à la répression de la liberté d’expression.

L’accent est passé de la «célébration» du terrorisme à «l’humiliation» des victimes. Il est difficilement crédible de les accuser de la première: ils ne correspondent tout simplement pas au profil. Toutefois, l’interprétation qu’ils humilieraient les victimes et leurs familles est un terrain particulièrement glissant, car il est évidemment sujet aux interprétations, il doit être contextualisé et il n’y a pas de consensus social [à son sujet].

La preuve de cela: le verdict du cas Cassandra fait référence à une lettre publique de la petite-fille de Carrero Blanco qui considère – au-delà du ton malheureux des tweets – qu’ils n’ont pas provoqué «d’humiliation»; ce que reprend un manifeste de 245 universitaires [signé par des professeurs de différents pays, qui insistent que les blagues sur la forme de l’attentat contre Carrero Blanco font partie d’un fond populaire commun].

Quarante ans plus tard: contextualiser

Le verdict lui-même fournit une contextualisation on ne peut plus subjective de l’attentat contre Carrero Blanco le 20 décembre 1973. Elle indique bien qu’il était président du gouvernement du régime franquiste et que 40 ans se sont écoulés. «Un temps que l’on ne peut considérer comme étant historique et neutre envers les incidents poursuivis, étant donné que le fléau du terrorisme de l’ETA persiste, bien que d’une intensité moindre, et que les victimes du terrorisme sont une réalité indiscutable, qu’elles méritent le respect et la considération, indépendamment du moment au cours duquel a été perpétré l’attentat sanglant, qui a ôté la vie d’autres personnes, certes de moindre importance mais qui ne mérite pas moins de la même déférence.»

Ce paragraphe est bien sûr remarquable, c’est un monument à un certain type de contextualisation. En premier lieu, un continuum juridico-politique est établi avec les 40 années écoulées, période dépossédée de son caractère historique dans le but précis d’attribuer une interprétation subjective des faits à l’accusée et on ne sait quelle objectivité au tribunal «contextualisateur».

Ensuite, on affirme que «le fléau du terrorisme de l’ETA persiste» malgré l’évidence que l’absence d’attentats depuis le cessez-le-feu unilatéral et l’actuel désarmement, lui aussi unilatéral, de l’ETA.

En troisième lieu, on établit une communauté ontologique avec les «victimes du terrorisme» qui ne manque pas d’être une objectivation qui décontextualise leur caractère même de victimes, suivant la Loi 29/2011 sur les victimes du terrorisme qui accorde et limite les droits de celles-ci selon leur situation spécifique.

Enfin, on introduit le souvenir et on mentionne les deux autres victimes de l’attentat contre Carrero Blanco [son garde du corps et le chauffeur], sans les mentionner par leur nom, afin d’alléguer indirectement qu’elles aussi auraient pu être affectées par «l’humiliation», dans ce cas pour ne pas avoir été citées.

L’oubli comme consensus social

L’objection la plus importante, politiquement et socialement, des quatre mentionnées ci-dessus est certainement la première. Parce qu’elle souligne l’une des contradictions essentielles de la transition du régime franquiste suite à la mort de Franco vers le régime monarchique constitutionnel de 1978. Un ensemble d’actes juridico-politiques – tels que le référendum constitutionnel, la Loi d’amnistie, pour ne citer qu’eux – supposaient une transformation évidente de la nature politique sur laquelle s’appuyait l’Etat de droit. En même temps, il y a une continuité juridique, administrative et institutionnelle car les fondements du corpus légal restent ancrés dans les actes juridiques surgit de la rébellion militaire du 18 juillet [1936] et du nouvel Etat proclamé à Burgos contre la légalité constitutionnelle de la IIRépublique [proclamée le 14 avril 1931] qui a été violée et détruite. A tel point que lorsque l’on a débattu de la Loi de la mémoire historique, les compensations des humiliations et des dommages causés aux défenseurs de la légalité républicaine et aux victimes franquistes ont été limitées à une «réparation morale», non pas à une compensation effective des préjudices et des dommages causés par un corpus juridique né d’un état d’exception militaire illégal.

Xabier Arzalluz [alors dirigeant du parti nationaliste basque, PNV] avait fort bien expliqué la situation lors des débats sur la Loi d’amnistie de 1977: «Nous croyions en l’instauration de la démocratie, qui a pour exigence unanime l’amnistie, comprise comme un oubli de tous et pour tous.» 

Le consensus de l’oubli a été définitivement rompu en conséquence de la crise [actuelle] du régime de 1978. C’est ce consensus que tente de rétablir juridiquement la liste déjà vaste de verdicts qui, au nom de la lutte anti-terroriste, remet en cause et contextualise la liberté d’expression.

Les «traces» de l’attentat contre Carrero Blanco

Le verdict du cas Cassandra, qui établit ce continuum juridico-politique de 40 ans, s’affronte directement au sens commun d’une fraction majoritaire de la population: celle qui se souvient du 20 décembre 1973 non seulement en raison de l’attentat qui a mis fin aux jours du continuateur désigné de la dictature une fois Franco disparu, mais en raison du procès 1001 contre les dirigeants des Commissions ouvrières (CCOO) ainsi que pour la répression féroce contre ceux qui entendaient exercer leur droit à la liberté d’expression et de manifestation ce même jour.

Ce continuum juridico-politique que prétend établir le verdict efface les différences entre une dictature et une démocratie; elle interprète de manière subjective, le décontextualisant, le droit de résistance à un régime qui n’était pas de droit et dont les victimes n’ont pas été indemnisées, ni compensées. Tout cela sans mentionner «l’humiliation» que suppose la disparition de milliers de personnes – le deuxième pays au monde après le Cambodge, selon l’ONU [1] – qui se trouvent dans des fosses communes non signalées, pour ne pas parler, non plus, de ceux qui gisent dans le monument de la Vallée des tombés [2].

Une fois la mémoire retrouvée, il n’y a pas lieu de mépriser une quelconque des sensibilités touchées. Pourtant, dès lors que l’on évalue les «humiliations» il est évident qu’il n’y a rien de comparable entre celle que peut provoquer la lecture d’un tweet (aussi grossier et insultant qu’il soit) avec ce qui a pesé et conditionné l’existence des gens sous une dictature aussi répressive que l’était celle de Franco, dont le fléau persiste, bien que sous une intensité moindre, et dont les victimes constituent également une réalité indiscutable.

Au-delà des digressions morales et juridiques, il convient de prendre note du durcissement systématique de l’appareil juridico-répressif du régime de 1978 à mesure qu’il perd de sa légitimité sociale. Ceux qui dirigent se préparent à «réprimander» ceux qui, par leur absence de correction, représentent la protestation sociale au parlement; à intimider devant les tribunaux les dissidents qui donnent une voix à la fin du consensus de l’oubli; ainsi que pour réprimer dans la rue ceux qui mettent en cause leur ordre. Ceux-là n’ont jamais oublié. Comme Apollon l’a fait à Cassandre, ils crachent dans la bouche de leurs victimes car elles savent ce qui les attend et que pas même Athéna ne les protège. (Article publié le 2 avril 2017 sur le site sinpermiso.info; traduction A l’Encontre)

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[1] Le ministère de la justice espagnol a recensé 2382 fosses communes, dont seulement 350 ont été ouvertes, exhumant 8500 personnes. On estime le nombre de disparus à 120’000.

Plus largement, sur la répression franquiste voir l’ouvrage de Paul Preston, qui vient d’être traduit en français sous le titre Une guerre d’extermination. Espagne 1936-1945 (Ed. Belin, octobre 2016) dont l’on peut reproduire la première page du prologue rédigé pour l’édition française: «Pendant la guerre civile espagnole, près de 200’000 hommes et femmes périrent derrière les lignes de combat, victimes d’exécutions sommaires ou après un semblant de procès. Ils furent tués à la suite du coup d’Etat militaire des 17 et 18 juillet 1936 contre la Seconde République. De plus, près de 200’000 hommes périrent sur les différents fronts. Un nombre inconnu d’hommes, de femmes et d’enfants furent tués par des bombardements et dans l’exode qui suivit l’occupation par les forces militaires de Franco. Après la victoire des rebelles, fin mars 1939, environ 20’000 républicains furent exécutés dans toute l’Espagne. Bien que d’autres moururent de maladie et de malnutrition dans des prisons surpeuplées et des camps de concentration aux conditions d’hygiène déplorables. Certains succombèrent au travail forcé dans des bataillons de travail. Plus d’un demi-million de réfugiés furent contraints à l’exil et nombre d’entre eux moururent dans les camps français. Dans le maelström du passage de la frontière puis de l’internement improvisé en France, pas moins de 14’000 civils et militaires espagnols périrent des suites de blessures de guerre, mais aussi de malnutrition et de maladie, pour l’essentiel dans les premières semaines de la Retirada. Plusieurs milliers furent tués au travail dans les camps nazis.» (Réd. A l’Encontre)

[2] Basilique creusée à même la montagne, à quelques kilomètres de Madrid, consacrée aux «héros et martyrs de la Croisade». Ce monument, couronné par une croix chrétienne visible loin à la ronde, a été édifié par des milliers de prisonniers républicains (dont plus d’un est décédé lors des travaux) dans les années 1950. C’est là que gisent Franco et le fondateur de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera, «aux côtés» de milliers d’autres, 33’847 dont 12’410 identifiés, indépendamment du «camp» dans lequel ils ont combattu en vertu du «sentiment chrétien de pardon». (Réd. A l’Encontre)

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