France. Sur la route… de l’avenir de Fessenheim, et de Beznau

Entretien avec Bernard Laponche

Bernard Laponche et un ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique, physicien nucléaire, expert en politique énergétique et membre de l’association Global Chance. Il répond aux questions de Guillaume Erner, le 7 avril 2017, au lendemain de la décision du conseil d’administration d’EDF (Electricité de France) sur la «fermeture» de Fessenheim. (Entretien décrypté et édité sur la base de l’émission «La Question du jour», 7 avril 2017, sur France Culture, à 7h15. Réd. A l’Encontre)

Le jeudi 6 avril 2017, EDF a obtenu un répit pour la centrale nucléaire de Fessenheim malgré la pression mise par Ségolène Royal. Le gouvernement ne pourra pas lancer le processus de fermeture de la centrale. Et du coup cette information n’est pas aussi claire qu’elle paraît parce qu’on se dit que s’il faut fermer cette centrale, pourquoi ne pas la fermer tout de suite. Expliquez-nous.

Bernard Laponche: Effectivement ça paraît un peu compliqué. Ce qui est quand même rassurant, si je puis dire, c’est que la décision est prise de la fermer. Cette histoire dure depuis à peu près depuis cinq ans. C’était un engagement du gouvernement qui n’a pas été tenu. Et les atermoiements, le vague, le fait que même aujourd’hui il est très difficile de comprendre – on arrête, mais on attend –, c’est très grave à deux points de vue.

D’abord parce que les travailleurs de Fessenheim et les travailleurs du nucléaire en général pâtiront de cet entêtement à la fois des syndicats et de la direction d’EDF de dire «on ne fermera pas les centrales», alors qu’on sait qu’on fermera des centrales. Et donc au lieu de le dire franchement, de le décider franchement et dès lors de préparer la transition, on fait croire que les centrales, grosso modo, sont éternelles. Ce qui est faux.

Et en particulier la centrale de Fessenheim qui est une centrale dont le site est particulièrement désastreux: zone sismique, risque d’inondations, nappe phréatique affluant juste sous la centrale. Les réacteurs eux-mêmes sont risqués puisque l’un d’entre eux est à l’arrêt sine die parce qu’il y a des pièces totalement défaillantes. On est dans une situation de crise du nucléaire, une crise de techniques, une crise de sûreté, avec des malfaçons, des falsifications, une crise économique et financière et par conséquent une crise sociale. Par rapport à ça, on nous dit, du côté syndical ou du côté de la direction, que tout va bien, qu’on continue, que les centrales peuvent vivre éternellement. Donc, on va à l’échec.

L’idée de fermer d’abord Fessenheim n’est donc pas une idée absurde selon vous, il y a bien une priorité dans le fait de vouloir fermer cette centrale d’abord?

De toute façon, on doit en fermer plusieurs et à court terme.

Pour l’instant, «on» n’en a pas fermé une seule…

C’est normal de commencer par Fessenheim, c’est la plus ancienne et c’est celle qui est sur le site le plus mauvais. On n’aurait jamais construit une centrale à cet endroit.

Nous allons reprendre ces deux points. Le premier, Fessenheim est la centrale la plus ancienne, mais on a la possibilité de rénover au fur et à mesure une centrale?

Il y a une limite de toute façon à la vie d’un réacteur, c’est la quantité de neutrons qui a bombardé la cuve. Donc, à un moment donné, il n’y a pas d’autorisation d’aller au-delà.

Si on va au-delà, qu’est-ce qui se passe?

On prend des risques qui ne sont pas autorisés par la sûreté nucléaire [Autorité de sûreté nucléaire].

Pourquoi? Parce que les neutrons qui bombardent la cuve peuvent la fissurer?

Non, mais ils changent la qualité de l’acier et donc la cuve devient plus fragile et, dès lors, à un moment donné on dit :«écoutez ça suffit»! Il y a aussi d’autres raisons à ces risques. Mais Fessenheim a été autorisée jusqu’à 30 ans, la troisième décennale on a fait des modifications pour continuer. Avec ces modifications, je pense – je suis à peu près persuadé – que Fessenheim n’ira pas au-delà de 40 ans.

Le deuxième point important que vous avez soulevé réside dans la question du site de Fessenheim. La première question est celle du refroidissement puisqu’on a appris, avec la catastrophe de Fukushima, que tant qu’il y avait de l’eau il y avait de l’espoir pour le nucléaire. Est-ce que du point de vue du refroidissement le site de Fessenheim est problématique?

On peut dire, dans l’autre sens, qu’il peut y avoir trop d’eau. C’est-à-dire que les réacteurs de Fessenheim sont refroidis par le canal d’Alsace qui passe au-dessus de la base de la centrale. Et s’il y avait un accident avec ce canal, qui n’est pas particulièrement protégé, il pourrait y avoir inondation de la centrale, un peu de type tsunami, mais pour des raisons tout à fait différentes. Et à ce moment-là vous pouvez avoir l’accident majeur, c’est-à-dire où tout est bloqué, vous ne pouvez plus refroidir le cœur, dont le cœur fond, il peut traverser la cuve, il peut percer le radier (la dalle de béton qui forme le fond du réacteur), et il peut donc polluer la nappe phréatique la plus grande d’Europe.

Qui est donc juste à côté de la centrale puisqu’il y a un problème de niveau des nappes phréatiques à Fessenheim. Ce n’est pas la seule centrale française qui est dans ce cas-là, les centrales de Gironde, par exemple, ont frôlé un accident nucléaire, c’est important de le rappeler.

Vous avez deux problèmes. Il y a l’histoire de la nappe phréatique qui affleure, qui fait que le radier est trop faible d’épaisseur et les travaux d’amélioration qui ont été faits à Fessenheim ne feraient que retarder un percement du radier. La situation de Fessenheim, de manière intrinsèque, n’est pas bonne. Effectivement, vous avez eu un accident du même type au Blayais, la centrale de Gironde où il y a eu, en décembre 1999, la conjugaison d’une tempête et d’une marée. D’ailleurs, elle n’était pas la marée maximale, c’est important à le noter. L’eau est montée, l’eau est montée et on a juste échappé à l’accident majeur parce que d’abord elle s’est arrêtée. Elle aurait pu monter un peu plus; et ensuite parce que toutes les équipes professionnelles étaient sur le pont car c’était [la crainte] du «bug» de l’an 2000 et donc, à minuit, tout le monde était là. Alors qu’une nuit normale, probablement, ça aurait été beaucoup plus difficile. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la sûreté nucléaire qui dit que l’accident majeur est possible en France.

Et c’est important de le souligner là aussi parce que, lorsqu’il y a eu l’accident de Fukushima, on a beaucoup ironisé, on a dit que Tepco (Tokyo Electric Power Company) est une société privée, ils font n’importe quoi, ils font des bêtises. On a ajouté qu’un tsunami ne risquait pas d’arriver pour les centrales du Rhône, de Gironde, de Fessenheim. Et vous nous rappelez qu’on peut tout à fait avoir un problème avec une inondation même si, évidemment, il obéirait à d’autres causes que celles qui se sont produites au Japon.

Oui, par exemple la rupture des barrages en amont de Fessenheim sur le Rhin ou sur le Rhône où les centrales nucléaires du Bugey et du Tricastin peuvent être menacées par des ruptures de barrage. De plus, il faut savoir que, par rapport à ce qu’on pensait, par exemple, il y a deux ou trois ans sur la sûreté des centrales nucléaires, existe ce phénomène récent de malfaçon sur la fabrication des pièces, y compris sur des réacteurs en fonctionnement et sur le futur réacteur de l’EPR. Et aussi des falsifications, ce qui est inimaginable sur des pièces aussi dangereuses. [Areva a annoncé, en avril 2015, que l’acier de la cuve de l’EPR de Flamanville présentait des anomalies de composition. Ces «anomalies» seraient en réalité des «falsifications» à l’usine de fabrication du Creusot Forge. Le 31 mars 2017, Franceinfo a révélé des documents montrant que l’Autorité de sûreté nucléaire avait alerté EDF, puis Areva, sur des problèmes de qualité à l’usine Creusot Forge dès 2005. Réd.]

Ce qui montre que finalement le nucléaire français n’est peut-être pas aussi sûr qu’on le pensait. On a quand même décidé d’arrêter Fessenheim puisque la décision a été actée hier (le 6 avril), même si cela n’interviendra pas avant la fin du quinquennat de François Hollande. Combien de temps cela va prendre, parce que là aussi c’est une situation assez inédite?

Actuellement, très souvent les deux réacteurs de Fessenheim sont arrêtés. Personne ne s’en rend compte. On continue à alimenter en électricité y compris l’Alsace. Donc, on peut arrêter demain matin la centrale de Fessenheim, on peut décharger le combustible, le sortir, puisqu’on le fait régulièrement pour recharger, on peut vidanger les circuits d’eau, etc. Donc, on peut arrêter la centrale dans un délai très bref. Il y a cette espèce chantage qui dit qu’on ne va arrêter que lorsque l’EPR (Réacteur pressuré européen) démarrera. Comme on ne sait pas quand l’EPR démarrera, on ne sait pas non plus quand on arrêtera Fessenheim. Cela est stupide. Il vaudrait beaucoup mieux dire qu’on arrête, qu’on a un plan pour le démantèlement, qu’on a un plan pour les questions de reconversion.

Qui se fait avoir dans toute cette affaire? C’est les travailleurs de Fessenheim, ce sont les travailleurs d’EDF. On leur fait croire qu’on n’arrêtera pas les réacteurs. Or on va en arrêter, ne serait-ce que pour respecter la loi de transition énergétique qui implique de réduire à 50% la part du nucléaire. Dont acte. Alors autant le faire bien que le faire mal comme on le fait maintenant. (7 avril 2017)

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Bernard Laponche (1938) est docteur ès sciences (physique des réacteurs nucléaires) et docteur en économie de l’énergie (prospective énergétique). Il participe à l’élaboration des premières centrales nucléaires françaises en tant qu’ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (service de physique mathématique à Saclay, de 1961 à 1973). Il occupa le poste de directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) de 1982 à 1987. En 1998-1999, il fut conseiller technique pour les questions énergétiques et la sûreté nucléaire de Dominique Voynet: ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. Il est l’auteur, entre autres, de En finir avec le nucléaire. Comment et pourquoi (en collaboration avec Benjamin Dessus). Ed. du Seuil, 2011.

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Suisse. Beznau n’est pas assurée contre les séismes:
des voisins recourent au Tribunal fédéral

Par Greenpeace, Association trinationale de protection nucléaire (ATPN)
et Fondation suisse de l’énergie (SES)

La polémique sur la résistance de la centrale de Beznau contre les séismes passe à l’étape suivante. Les voisins de la plus vieille centrale nucléaire en service sur la planète recourent au Tribunal administratif fédéral contre une décision de l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) qui considère de façon erronée que la résistance antisismique de Beznau est suffisante.

En août 2015, Greenpeace Suisse, l’Association trinationale de protection nucléaire (ATPN) et la Fondation suisse de l’énergie (SES) ont révélé que la centrale nucléaire de Beznau ne résisterait pas à un grave séisme. Dans un tel cas, de dangereuses quantités de radioactivité seraient émises et les valeurs limites en matière de radioprotection seraient dépassées. Les trois organisations sont arrivées à cette conclusion après avoir analysé l’audit de sécurité effectué en 2012 suite à la catastrophe de Fukushima.

Il est illégal de continuer à exploiter Beznau

Si la loi était appliquée correctement, ce dépassement des valeurs limites devrait entraîner un arrêt immédiat de la centrale de Beznau. L’IFSN tolère toutefois ce risque depuis 2012 et continue d’autoriser l’exploitation de la centrale. En 2015, 15 voisins de Beznau soutenus par les trois organisations ont déposé une demande formelle à l’IFSN pour lui demander de corriger cette façon de faire qui enfreint la loi. Et exiger l’arrêt de la plus vieille centrale nucléaire encore en service sur la planète.

L’IFSN ignore la nouvelle législation

L’IFSN a rejeté la demande le 27 février et publié une décision dans ce sens. L’autorité de surveillance a argumenté pour l’essentiel qu’il est licite d’autoriser Beznau de continuer à fonctionner, car la valeur limite de radioprotection appliquée actuellement correspond à la pratique depuis de nombreuses années. «L’IFSN ne veut malheureusement pas reconnaître que la Loi sur l’énergie nucléaire (LENu) de 2005 interdit clairement cette ancienne pratique», regrette Martin Pestalozzi, l’avocat des plaignants. Il est révélateur que la décision de l’IFSN ne se réfère pas aux dispositions centrales de l’ordonnance applicable en la matière (Ordonnance du DETEC sur les hypothèses de risque et sur les mesures de sûreté pour les installations et les matières nucléaires).

Les riverains exigent maintenant qu’un tribunal examine la légalité de l’affirmation de l’IFSN selon laquelle ses anciennes directives respecteraient l’esprit de la nouvelle loi, même si elles n’en respectent clairement pas la lettre. «Nous espérons que le tribunal prenne la protection de la population au sérieux et mette un terme à cette pratique illégale», explique Me Pestalozzi. (Genève, 7 avril 2017)

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PS: La procédure judiciaire sur la sensibilité sismique de Beznau est financée par l’association «Beznau Verfahren». La plus grande partie du financement est assurée par Greenpeace, l’ATPN, la SES et l’Alliance Sortir du nucléaire. Toute personne intéressée peut soutenir financièrement la lutte judiciaire pour la protection de la population contre les risques que lui fait courir la plus vieille des centrales nucléaires encore en service.

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