Allemagne. La Bundeswehr, les traditions d’un passé… qui ne trépassent pas

La ministre de la Défense, Usula von der Leyen, visite les troupes allemandes au Kosovo

Par Thomas Cluzel

Depuis quelques jours, les soupçons d’existence d’une cellule terroriste d’extrême droite au sein de l’armée allemande s’accumulent. De sorte que l’annonce de la mise en détention, cette semaine, d’un troisième militaire suspecté d’avoir projeté des attentats à caractère raciste est tombée comme un véritable coup de massue, peut-on lire sur le site de la Deutsche Welle. Il faut dire que 15 jours plus tôt, déjà, deux autres soldats avaient été arrêtés. Or d’après les premiers éléments de l’enquête, ces trois hommes projetaient ensemble d’assassiner une personnalité politique, impliquée dans le programme d’accueil des réfugiés décidé par la chancelière Angela Merkel (en septembre 2015). Un véritable «scénario de l’horreur», a notamment commenté, dans une interview accordée à la télévision, la ministre allemande de la Défense [Ursula von der Leyen, nommée à ce poste en décembre 2013; elle fut ministre du Travail et des Affaire sociales de novembre 2009 à décembre 2013; elle occupe des positions ministérielles depuis mars 2003].

Mais si la traque de ces militaires supposés appartenir à un réseau de soldats nazis fait couler beaucoup d’encre chez les éditorialistes, c’est surtout parce qu’elle révèle de très nombreuses failles. Le cas de l’un de ces soldats, en particulier, reste pour l’heure une énigme. Son nom: Franco Albrecht. Sur les photos, avec sa raie de côté et ses lunettes sur le nez, ce lieutenant de 28 ans n’est pas franchement le genre de gars que l’on remarque, note le Spiegel Online. Et pourtant, l’homme aurait pour la première fois attiré l’attention il y a trois mois. C’était fin janvier 2017, rapporte notamment Die Welt [un quotidien situé à droite.

Après s’être rendu au bal des officiers à Vienne, Franco A (comme on l’appelle dans la presse) aurait caché un pistolet chargé dans les toilettes de l’aéroport. Quelques jours plus tard, lorsqu’il vient récupérer son arme, la police qui avait placé un mouchard sur le revolver, l’arrête. Et en analysant ses empreintes digitales, les policiers autrichiens constatent avec étonnement qu’elles correspondent à celles d’un réfugié syrien, reconnu comme tel par les autorités allemandes. Or l’homme qu’ils viennent d’arrêter n’a aucunement l’air d’un réfugié en provenance d’un pays en guerre.

La justice allemande va alors découvrir que Franco Albrecht avait, en réalité, réussi à se faire inscrire (en janvier 2016) comme réfugié en Bavière, en se présentant comme le fils d’un marchand de fruits de Damas. D’où cette première question reprise dans toute la presse: comment un homme ne parlant pas arabe et n’ayant pas d’origine étrangère a-t-il pu obtenir le statut de réfugié dans son propre pays? Et par ailleurs, comment a-t-il pu mener sa vie de soldat stationné en France (dans une brigade franco-allemande basée en Alsace) et dans le même temps faire croire à sa vie de réfugié en Bavière? Quoi qu’il en soit, à quelques mois seulement des élections législatives, voilà d’ores et déjà une manipulation à même de relancer le débat sur les liens supposés entre immigration et insécurité.

Mais ça n’est pas tout. D’autres éléments troublants sont apparus depuis, mettant en lumière le laxisme dont a bénéficié cet homme. Le jeune soldat exempt de tout soupçon jusque-là serait, en réalité, un fervent partisan des idées d’extrême droite. En janvier 2014, alors qu’il suit une formation à l’école militaire de Saint-Cyr (en France), il présente une thèse de master, dans laquelle il avance que «la culture des droits de l’homme risque de conduire au génocide des races occidentales». Aussitôt, précise la correspondante du quotidien suisse Le Temps, les autorités françaises rejettent son travail et en informent leurs homologues allemands. Sauf que ses supérieurs se contenteront d’un avertissement oral.

Aucune enquête ne sera menée. En d’autres termes, on préférera passer l’affaire sous silence, pour ne pas mettre en danger la carrière d’une recrue jugée prometteuse. Et pourtant, les règles en vigueur dans l’armée allemande sont très claires: elles obligent à signaler aux services de renseignements militaires tout signe d’extrémisme parmi les soldats de la Bundeswehr.

Franco Albrecht a-t-il été couvert par l’encadrement? N’y a-t-il pas de contrôle? Ou bien faut-il en déduire, s’interroge la Süddeutsche Zeitung (Munich), que les idées d’extrême-droite sont jugées normales au sein de l’armée allemande. Seule certitude, depuis que le scandale a éclaté, la hiérarchie de l’armée ainsi que le ministère de la Défense font, à présent, l’objet de vives critiques. Certes, écrit toujours le quotidien de Munich, les autorités affirment que l’armée n’est pas un vivier de nazis. Sauf qu’en menant leur enquête, ils ont découvert que cela pouvait, tout aussi bien, en être un. Plusieurs reliques et symboles de la Wehrmacht ont, en effet, été découverts dans des casernes et notamment dans celle des trois suspects arrêtés. Par ailleurs, plusieurs médias allemands s’étonnent, par exemple, que des casernes portent encore le nom du général Rommel.

Bien évidemment, rapporte Zeit Online [hebdomadaire liberal], il est peu probable que l’on vienne juste de s’apercevoir de la présence de casques d’acier et de croix gammées dans les casernes de la Bundeswehr. Toujours est-il que la ministre de la Défense, désormais sous pression, a annoncé hier un changement de ses consignes internes, pour interdire clairement que des soldats puissent vénérer des symboles de l’armée du Troisième Reich. Selon elle, «l’arrêté sur les traditions» au sein de l’armée allemande, qui autorise formellement la collection d’armes anciennes dans l’intérêt de l’histoire, laisserait «des portes ouvertes» pour de possibles dérives. Dans sa version actuelle cet arrêté règle, notamment, la manière dont les objets militaires du passé doivent être conservés et montrés. Sauf qu’ils ne doivent l’être, en principe, que dans un contexte historique. Par ailleurs, la ministre a également laissé entendre, hier, qu’elle souhaitait améliorer «l’instruction politique» des militaires.

Pour nombre d’armées, la présence de sympathisants d’extrême droite est, évidemment, un sujet de préoccupation. Mais pour la Bundeswehr, créée en 1955 sur la promesse d’une armée de soldats-citoyens à jamais immunisée contre une résurgence du nazisme, la question est particulièrement sensible. Au point que certains journaux, à l’instar de la Frankfurter Allgemeine, s’inquiètent déjà de ce que cet épisode regrettable n’entraîne une diffamation des troupes. Toujours selon le quotidien, cette opération d’exorcisme vise surtout à innocenter la ministre de la Défense, au risque de traîner tous les soldats dans la boue. Sur les 250’000 militaires qui forment les effectifs des forces allemandes, 18 ont été démis, au moins temporairement de leurs fonctions entre 2012 et 2016, en raison d’opinions néonazies. (T. Cluzel)

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Selon un article de Deutsche Welle, les services de contre-intelligence de l’armée fédérale ont enregistré 143 délits commis par l’extrême droite dans les rangs de l’armée allemande en 2016 et 53, déjà, lors du premier trimestre de 2017 (communiqué du 9 avril 2017). Un rapport du deputé Hans-Peter Bartels (SPD), responsable de la commission parlementaire de surveillance des forces armées, soulignait que 63 délits ont été relevés officiellement. Ils concernaient des actes xénophobes, antisémites et d’extrême droite. Parmi ces délits, sont relevés: une propagande pro-hitlérienne sur Internet, le salut nazi, des menaces contre des réfugiés contraints de répondre à la question: êtes-vous chrétiens ou musulmans? Parmi les cas relevés, un soldat, de manière répétée et devant d’autres soldats, sans réaction, lançait des «Heil Hitler», «Hitler notre chef», «Sieg Heil (victoire)». Selon le New York Times du 12 mai 2017, l’essor de ce type d’incidents est manifeste depuis 18 mois. Une élue (Parlement fédéral), membre de Die Linke, a insisté sur une donnée d’importance: «Par le passé, ces cas ont toujours été examinés sous l’angle individuel, alors qu’il y a un véritable réseau. Avec des connexions externes à l’armée.» Selon l’historien Michael Wolffsohn: «Cela [professionnalisation de la Bundeswehr] a ouvert les portes aux extrémistes de tout poil, intéressés par une formation militaire. Depuis, il manque au sein de l’armée les citoyens “normaux‹», qui pourraient exercer un rôle de lanceur d’alerte en cas de dérive. (Libération, 10 mai 2017).

La ministre de la Défense a affirmée que «outre la révision de la «directive sur les traditions»… elle souhaitait que la formation civique des militaires soit améliorée, et que les sanctions contre ceux qui manifesteraient des opinions d’extrême droite ou toléreraient sous leur commandement des soldats ayant de telles opinions soient renforcées.

«Il s’agit d’un processus très large que nous allons tous devoir mener, des recrues jusqu’aux généraux», a-t-elle affirmé. Tout en précisant qu’il ne s’agissait pas dans son esprit de «tout remettre en cause» dans ce qui est actuellement en vigueur.» (Le Monde du 11 mai 2017).

En conclusion de son article, Thomas Wieder du Monde note: «Par ailleurs, selon un sondage YouGov cité par l’agence DPA, 52 % des Allemands estimeraient que la ministre, qui détient le portefeuille de la Défense depuis 2013, n’a pas agi jusque-là avec assez de sévérité pour immuniser l’armée allemande contre ses démons du passé.» (Rédaction A l’Encontre)

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