Par Charles-André Udry
Le réactionnaire Chateaubriand est à la mode parmi les politiques de «la grande France». Laurent Fabius, en tant que président du Conseil constitutionnel, n’a-t-il pas cité l’auteur des Mémoires d’outre-tombe (aucune allusion ici au sort du PS) lors de l’intronisation du 8e président, «le plus jeune» de la Ve République, Emmanuel Macron. Il est vrai que Chateaubriand notait: «Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas; c’est le don du ciel, c’est le talent.» La Ve République, laïque, est frappée par un don du ciel. De quoi se méfier, et pas seulement à la Curie romaine, qui, sur ce terrain, s’y connaît.
Le 18 mai, lors du premier Conseil des ministres, Macron a fixé ce qui est dorénavant qualifié de «feuille de route» et de «règles». Trois termes en synthétisent l’esprit: «la discipline», «la solidarité» et «la fidélité totale». Référence a été faite à un gouvernement marqué par «la collégialité». Un terme que les citoyens et citoyennes de l’Helvétie connaissent bien. Sa traduction renvoie aux trois «qualités» mentionnées. Autrement dit, le gouvernement – en Suisse, le Conseil fédéral formé de sept membres appartenant à quatre partis différents (le PS, le Parti libéral-radical-PLR, le Parti démocrate-chrétien et l’Union démocratique du centre dont une aile manifeste ses sympathies pour le FN) – gère collégialement les affaires des classes dominantes. La collégialité implique le secret, de facto, sur les dites différences internes et la «loyauté totale». Ce qui en termes concrets se traduit de la sorte: un conseiller fédéral (ministre) du PS peut être chargé de défendre publiquement – lors d’une votation ayant trait à un référendum ou à une initiative – une position à laquelle son parti est censé ne pas adhérer, mais qu’il doit défendre bec et ongles, par «loyauté collégiale». C’est une forme helvétiquement bonapartiste de gestion politique, car la grande bourgeoisie délègue complètement à l’exécutif la présentation de ses propres décisions prises dans des commissions extraparlementaires mises en réseau avec le «Para-Staat» (l’Etat parallèle ou profond).
Helvétiser le Code du travail
Il est instructif de mentionner le jugement du seul représentant direct du patronat dans l’exécutif fédéral à propos d’Emmanuel Macron. Lors d’une rencontre à Bercy (Ministère des finances) entre Emmanuel Macron et Johann Schneider-Ammann, représentant le PLR, le 2 avril 2015, ce dernier a expliqué au ministre des Finances français de l’époque ses doutes sur «la question des contraintes et du manque de flexibilité du droit [du travail] français, par exemple pour le nombre d’heures hebdomadaires». Il continua ainsi: «Notre régime [suisse] libéral laisse un maximum de marge de manœuvre aux entreprises… Je lui ai raconté comment, lorsque j’étais entrepreneur, les trois sociétés françaises de notre groupe avaient pu éviter de réduire leurs effectifs en obtenant un peu de flexibilité “à la suisse” pendant la crise des années 2008-2009.» Et Schneider-Ammann de conclure: «Cela l’a beaucoup intéressé. Il était en pleine élaboration de la future loi Macron. Il a pris connaissance du modèle suisse, qui repose sur trois piliers lui assurant le succès: le libéralisme, le partenariat social [traduisez: la paix du travail et de facto l’inexistence d’une activité syndicale effective dans les entreprises] et la formation duale [apprentissage de trois à quatre ans chez un employeur accompagné d’un jour d’éducation générale après la période de scolarité obligatoire].» La loi Travail, dite loi El Khomri, pourrait bien se transformer en loi franco-helvétique dite Schneider-Macron-Murielle Pénicaud, ancienne DRH de Danone, une représentante typique de la «société civile». De plus, pour les francophones, il n’est pas inutile de rappeler la traduction du terme allemand Schneider: un tailleur, un couturier. Donc, une loi du Travail puissance 5 cousue main, qualité suisse assurée. Comme le soulignait Olivier Postel-Vinay, fondateur et directeur du magazine Books: «Beaucoup de Français, “frontaliers”, vont travailler en Suisse où ils trouvent des salaires avantageux. Comme l’explique le site du Crédit agricole, qui leur est destiné (la banque y voit des clients intéressants), l’accès au marché du travail est facilité par le fait que “le droit du travail suisse est plus souple et plus libéral que le droit du travail français”. Ainsi, sauf disposition plus contraignante d’une convention collective [ce qui est très rare], un CDI “peut être résilié en tout temps par l’employeur tant qu’il respecte le délai de congé”… Le contrat de travail peut être oral s’il est inférieur à un mois.» (Libération, 15 mars 2016) Ce constat est fait par un opposant de droite à l’actuelle loi du travail française.
L’autoritarisme «consensuel»
Emmanuel Macron a comme objectif de «tailler» une nouvelle loi du travail par ordonnances dans un délai rapide, soit durant la période de juillet-août. Ce que même la direction semi-helvétique de la CFDT, par la voix de Laurent Berger, a dénoncé.
A cela s’ajoute un autoritarisme qui va de pair avec la politique dite de «réformes» qui devrait être conduite, pour reprendre les termes du porte-parole de Macron, Christophe Castaner, dans un climat de «consensus dissensuel». En Suisse, cela serait qualifié plus modestement: dans un «climat de paix du travail» et de «franches négociations». Soit des formes d’un néo-corporatisme qui se profile depuis plus de deux décennies en Europe.
Cet autoritarisme, sous un angle qui n’est pas qu’anecdotique, vient de s’exprimer à l’occasion du déplacement du chef des armées au Mali. Ses gardes du corps en communication ont choisi directement les journalistes qui pouvaient l’accompagner. Ce qui a suscité une lettre ouverte (voir ci-dessous) de nombreuses rédactions de la presse française. Et aussi sur les modalités, sur le terrain de la communication et de l’usage des «éléments de langage» (sic), de gestion des reportages faits lors de la campagne du candidat Macron. Ainsi, à l’occasion d’une visite d’usine, les journalistes ne pouvaient pas poser de question aux salariés, ne pouvaient intervenir dans un échange. Le candidat Macron ne répondait aux questions qu’après la visite de l’entreprise lors d’une conférence de presse. Et les images étaient fournies aux chaînes d’information continue par ses services.
Mélancolie et peau de chagrin
Une épidémie ayant pour nom «mélancolie de gauche» a frappé divers intellectuels français de gauche à l’occasion du second tour de l’élection présidentielle. Selon eux, le vote Macron devenait une exigence politico-éthique face au danger extrême représenté par Marine Le Pen. Les analogies avec les années 1930 – soit la montée du nazisme – furent vite établies, de manière plus ou moins explicite, par les prestidigitateurs de citations de Trotsky.
Or, le vote Macron ne pouvait servir qu’à légitimer une forme spécifique d’autoritarisme libéral visant à reconstituer un bloc politique apte à gérer les tensions sociales, avec leurs effets centrifuges, dans une société française qui a subi les gestions successives d’un gouvernement Sarkozy, puis Hollande.
Que des coordonnées d’une situation pouvant rappeler les années 1930 existent, c’est possible. Mais l’agencement des coordonnées, l’agir des «acteurs sociaux», les formes et intensité des conflits de classes, leur expression politico-médiatique et organisée, les inerties propres à chaque formation sociale sont déterminants pour saisir une conjoncture socio-politique. Et, surtout, pour y intervenir dans la perspective d’une co-participation aux actions des masses laborieuses, dont l’évolution traduit leur hétérogénéité, en partie construite consciemment par les dominants et leurs divers appareils. D’où l’importance de saisir des points de convergence potentiels des secteurs multiples frappés par «la machine à contre-réformes». C’est dans un tel contexte que la jonction des batailles portant sur les droits démocratiques – y compris la question mise en relief par les rédactions de la presse – peut être établie avec des objectifs sociaux et politiques qui vont s’imposer dans un calendrier comprimé. Car la temporalité des contre-réformes compose aussi leur contenu et leur efficience.
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«Monsieur le président, il n’appartient pas à l’Elysée
de choisir les journalistes»
Lettre ouverte
Vous effectuez demain votre premier déplacement de chef d’Etat au Mali. Avant votre décollage, nous souhaitons vous transmettre nos inquiétudes quant à l’organisation de la communication présidentielle qui est en train de se mettre en place depuis votre entrée en fonction.
Pour des raisons de place ou de sécurité, nous comprenons la nécessité de constituer des pools de journalistes – parfois, et à condition que toutes les rédactions y aient accès selon un roulement établi. En revanche, il n’appartient en aucun cas à l’Elysée de choisir ceux d’entre nous qui ont le droit ou non de couvrir un déplacement, quel qu’en soit le thème (défense, diplomatie, économie, éducation, social…). Ce n’est pas au président de la République, ou à ses services, de décider du fonctionnement interne des rédactions, du choix de leurs traitements et de leurs regards. Ce choix relève des directions des rédactions et des journalistes qui la composent, qu’ils soient permanents ou pigistes, JRI ou reporters, photographes ou dessinateurs.
Aucun de vos prédécesseurs ne s’est prêté à ce genre de système, au nom du respect de la liberté de la presse. Alors que la défiance pèse de plus en plus sur l’information, choisir celui ou celle qui rendra compte de vos déplacements ajoute à la confusion entre communication et journalisme, et nuit à la démocratie.
Signataires
Les sociétés des journalistes de l’AFP, BFM TV, Europe 1, Le Figaro, France Info, France Inter, Libération, les JT de M6, Mediapart, Le Monde, Le Parisien, Le Point, RFI, RMC, Télérama, TF1Jean-Philippe Baille, directeur de la rédaction de RTL
Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières
Guillaume Dubois, directeur de L’Express
Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération
Laurent Joffrin, directeur de la publication de Libération
Luc Bronner, directeur de la rédaction du Monde
Frédéric Barreyre, directeur de la rédaction de France Culture
Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog
Michel Field, directeur de l’information de France Télévisions
Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter
Eric Kervellec, directeur de la rédaction de France Info
Edwy Plenel, directeur de Mediapart
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