Par Alfredo Meza
Ces jours-ci le site web aporrea.org [site officieux de débat au Venezuela] est devenu un déversoir pour exprimer les préoccupations du chavisme dit éclairé. Très souvent, avec une fréquence qui contredit le caractère stalinien qui, d’après l’opposition, prédominerait dans le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), le parti au gouvernement, ses alliés et ses sympathisants, aussi bien les intellectuels que les collectifs qui se déclarent à gauche et militants du PSUV, avertissent que s’il n’y a pas de changements dans sa politique économique, le président Nicolas Maduro pourrait tomber rapidement. Maintenant que Hugo Chavez a quitté la scène, les fractures concernant la conception du processus qui a commencé il y a 15 ans sont devenues criantes.
Deux des voix qui se font entendre se détachent des autres dans la mesure où elles appartiennent à des personnalités très proches du feu président Hugo Chavez. Il s’agit de Felipe Pérez Marti, ex-ministre de Planification et du développement entre 2002 et 2003, et du sociologue allemand, Heinz Dieterich, professeur à l’Université Autonome du Venezuela, dont Chavez emprunté le concept de « Socialisme du XXIe siècle » pour nommer son projet politique.
Au début octobre, le collectif Marea Socialista [un courant issu du trotskisme moréniste et ayant rejoint le PSUV] a publié sur le site Aporrea un texte qui évalue positivement le discours [de trois heures] prononcé par Maduro devant l’Assemblée nationale, le mardi 8 octobre, lorsqu’il a sollicité des pouvoirs spéciaux pour légiférer. Le diagnostic et la conclusion du collectif n’étaient pas très éloignés des motivations brandies par le cabinet économique en faveur d’un approfondissement des contrôles. La Ley Habilitante était, selon les membres de Marea Socialista, favorable à une radicalisation de la révolution puisqu’elle étatisait toute l’économie et empêchait que le patronat ne reçoive des dollars subventionnés par la Commission d’administration des devises (CADIVI). En outre, ils saluaient l’entrée du ministre de l’Energie et du pétrole et le président de l’entreprise d’Etat Petroleos de Venezuela, Rafael Ramirez, comme étant un bon signe allant dans le sens de geler le rapprochement initié par le responsable des Finances, Nelson Merentes, avec ce que le chavisme appelle « la bourgeoisie parasitaire ».
Le document de Marea Socialista a poussé Pérez, docteur en économie et professeur de l’IELSA, l’école de gestion publique la plus reconnue du pays, à publier un nouveau texte dans Aporrea sur la pertinence de radicaliser un modèle qui, d’après lui, approfondit le capitalisme d’Etat et constitue le chemin le plus rapide vers l’abîme de la révolution bolivarienne auto-proclamée. Or, Pérez écrit non pas en tant qu’adversaire, mais en tant que chaviste qui est convaincu que, pour maintenir l’héritage du leader décédé il y a presque sept mois, il est indispensable de modifier sa politique économique. Lorsque Pérez était encore au gouvernement, il n’avait pas imposé le contrôle des changes. Le cours du dollar fluctuait dans les limites fixées par le gouvernement. La Banque centrale intervenait pour empêcher que ce cours ne sorte pas de ce cadre. Mais après la grève patronale de décembre 2002 et de janvier 2003, le gouvernement a endigué la vente libre de devises pour éviter la fuite de devises internationales.
Pérez démonte la conception qui impute au patronat et à l’opposition toute la faute des pénuries économiques et rappelle à ses camarades que ce sont les auteurs de la politique économique qui sont responsables de la crise. Mais ce qui frappe le plus dans son article est un paragraphe où il demande que les ministres Giordani et Merentes et même le président Maduro soient emprisonnés : « Attribuer au secteur privé la faute de l’appropriation de la rente pétrolière via des gains sur le marché des changes revient à accuser un vautour de manger de la viande. Le gouvernement a mis la viande à la disposition de ces vautours, maintenant il ne peut pas vouloir les tuer ou les mettre en cage comme des oiseaux malfaisants », a-t-il ajouté, même s’il a ensuite nuancé la dureté de ces affirmations : « Dans ce cas, la “prison” devrait être, au moins le fait de remplacer la politique actuelle par une politique qui protège les intérêts du peuple. »
Le plus étonnant dans ses propos est qu’il admet la possibilité d’un coup d’Etat si les choses ne changent pas à court terme. « Le coup et la grève de 2002 ont été rejetés par le peuple. Aujourd’hui, la chute du gouvernement pourrait être soutenue par le peuple. C’est de cette analyse qu’il faut partir pour identifier le diagnostic qui permette d’agir. Le peuple réclame des solutions (…). Une fois de plus vous faites confiance aux forces armées en tant qu’institution. Cela pose deux problèmes. D’abord il y a le fait que c’est faux. J’ai discuté avec des militaires des renseignements, qui suivent ces questions aussi bien dans le peuple qu’au sein des forces armées, et ils me disent que la situation est proche de l’effondrement. Le mécontentement est généralisé non seulement dans le peuple mais aussi dans les forces armées, et on atteint des niveaux incroyables de colère et de rejet. Ils ne supportent plus la situation, et ils ont raison. »
L’appel de Heinz Dieterich concernant l’effondrement imminent des finances locales est encore beaucoup plus dramatique. Dans deux articles publiés sur le site Aporrea entre le 14 et le 21 octobre, l’enseignant allemand fait quelques recommandations au gouvernement. « Si vous ne prenez pas immédiatement des mesures intelligentes et drastiques dans les domaines économique et politique, les mois sont comptés pour vous. »
Les comptes du gouvernement lui-même indiquent qu’il ne possède plus qu’une réserve liquide de 900 millions de dollars pour payer les importations et la dette extérieure. Ce n’est qu’en faisant appel aux fonds para-étatiques créés par Chavez pour lui permettre de disposer d’argent sans l’autorisation de la Banque centrale – une mesure supprimée par Maduro il y a quelques semaines – qu’il sera possible d’empêcher l’approfondissement de la pénure et d’éviter un moratoire, de fait, du paiement de la dette. Dieterich critique également l’acharnement que met le cabinet économique à ne pas saisir la logique de l’économie de marché. Et bien qu’il ne préconise pas l’imposition d’un modèle libéral, il est partisan de la suppression du contrôle des changes et, dans ce contexte, de renforcer les contrôles de l’Etat. Il dit que l’inflation augmentera et que l’Etat devra protéger les plus pauvres pendant les premiers mois, mais à son avis tout ira mieux à l’avenir. « Appelez Rafael Correa, il est le seul président sud-américain qui a une compréhension profonde de l’économie de marché. Ce n’est qu’ainsi qu’ils éviteront l’effondrement. Seul un poids lourd comme lui ou comme Fidel Castro pourrait rompre avec cette folie. »
En posant ce verdict, Dieterich a conscience du fait que les rapports de pouvoir ne permettent pas le changement. Dans un entretien avec la chaîne Union Radio il a admis que si on n’arrivait pas à changer le parti qui domine la configurarion de la politique économique, il n’y aura pas de salut. Il n’y a pas de capacité de correction dans cette situation d’impasse. (Article publié dans El Pais, en date du 2 novembre 2013. Traduction A l’Encontre)
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