Par Benoit Blanc
Le référendum lancé par le Syndicat des services publics (SSP) n’a pas réussi à faire échouer le projet de financement uniforme des soins ambulatoires et stationnaires (EFAS). Celui-ci a été accepté le 24 novembre par 53,3% des personnes ayant pris part au vote.
Une véritable sainte alliance, parrainée par la Conseillère fédérale «socialiste» Elisabeth Baume Schneider, défendait cette proposition et elle incluait y compris des pans entiers du Parti socialiste (PSS) et des Verts. Dans ce contexte, les 46,7% de NON recueillis le 24 novembre sont un résultat prometteur obtenu par les syndicats, emmenés par le SSP et l’Union syndicale suisse (USS). Ce score est même supérieur aux 44,5% de suffrages s’étant exprimés en juin dernier en faveur de l’initiative demandant un plafonnement des primes maladie à 10% du revenu disponible.
Ces deux votations confirment une disponibilité parmi la population laborieuse (disposant du droit de vote) à entendre un projet rompant avec la dynamique actuelle de l’assurance maladie, financièrement anti-sociale, délétère pour le personnel soignant, menaçante pour un accès aux soins indépendant du revenu. La construction d’une mobilisation populaire autour d’un projet de caisse publique unique, financée de manière solidaire, et partie intégrante d’un système de santé public, peut permettre de faire émerger une alternative.
Sainte alliance pour EFAS
EFAS est un projet voulu, rédigé et porté à bout de bras par les caisses maladie. EFAS est en effet la concrétisation, trente ans plus tard, de la revendication d’un financement moniste, exigé par les caisses maladie dès la mise en place de l’assurance maladie obligatoire au milieu des années 1990, afin d’accaparer entre leurs mains le pilotage des services de santé et d’en écarter les pouvoirs publics, coupables d’être trop sensibles à l’avis de la population, au sujet des hôpitaux en particulier, et trop peu sensibles aux «contraintes financières».
Malgré, ou à cause de cela, les assureurs maladie ont été d’une grande discrétion tout au long de la campagne précédant le vote. Elles ont en effet eu l’habile capacité de constituer une coalition très large en faveur de leur projet, une véritable sainte alliance, toute prête à faire croire que ce projet n’avait que des avantages.
Qu’on en juge. Les associations professionnelles des hôpitaux (H+), des médecins (FMH), des soins à domicile (Spitex Verband) comme des EMS (Curaviva) soutenaient EFAS. Les cantons, à deux ou trois très discrètes exceptions, soutenaient aussi EFAS. Les partis bourgeois et les associations patronales de même, évidemment. Ils ont donc pu arguer de cet apparent unanimisme pour discréditer les critiques. «Les syndicats hallucinent», n’a pas hésité à titrer la Neue Zürcher Zeitung (13.11.2024).
Mais ce n’est pas tout. L’Association suisse des infirmières (ASI) a répondu aux «incitations» du Département fédéral de l’intérieur (DFI) en laissant la liberté de vote, dans l’espoir que cette «bonne volonté» soit «récompensée» dans le cadre de la mise en œuvre de son initiative «pour des soins infirmiers forts». Le projet du Conseil fédéral et les réactions à son encontre annoncent néanmoins un réveil très dur…
Du côté des forces politiques, les Verts ont donné la mesure de leur «ancrage» dans la réalité du monde du travail en laissant la liberté de vote. Quant au Parti socialiste, son congrès a fini par soutenir le référendum syndical contre un projet que la majorité de ses parlementaires nationaux avait approuvé. Cependant, durant la campagne, une bonne part de ses élu·e·s se sont tus. Et plusieurs n’ont pas hésité à faire activement campagne pour EFAS, contre l’avis de leur parti et de l’USS. C’est par exemple le cas de la conseillère nationale bernoise Ursula Zybach, qui s’est profilée comme co-présidente – rien que cela! –du comité en faveur d’EFAS. Madame Zybach est présidente, rémunérée, de la Spitexverband, l’association des services de soins à domicile, de son canton. Ses liens avec les directions semblent plus soutenus qu’avec le personnel soignant.
Reflet d’évolutions profondes
Ce très large ralliement derrière un projet sortant directement des cuisines des assurances maladie pourrait étonner. Mais il illustre les effets des évolutions économiques et politiques induites par la Loi sur l’assurance maladie (LAMal) dans le monde de la santé :
- La «maîtrise des coûts» est devenu l’alpha et l’omega des politiques publiques de santé. Les fournisseurs de soins n’ont pas moins de chance d’obtenir un peu plus de marge financière en négociant avec les assurances maladie qu’en plaidant auprès des pouvoirs publics.
- L’importance des services publics parmi les organisations fournissant des soins a fortement reculé, particulièrement en Suisse alémanique. Dans tous les segments des services de santé, des hôpitaux aux EMS, en passant par les soins à domicile et les chaînes de cabinets médicaux, c’est le modèle de l’entreprise privée, orientée par la recherche de rentabilité, qui s’impose. Considérer l’assurance maladie privée plutôt que les pouvoirs publics comme un «partenaire», difficile certes, n’est dès lors pas très étonnant.
- Les pouvoirs publics, cantonaux en premier lieu, renoncent de plus en plus à être des acteurs directs de la santé. Ils se concentrent sur un rôle de régulateur, cherchant à minimiser leur implication financière et laissant aux «partenaires contractuels» le soin de se mettre d’accord.
Dans ces conditions, le ralliement des associations patronales de fournisseurs de soins à EFAS a sa logique : il reflète l’ascendant pris dans le domaine de la santé par l’entreprise privée, sous ses différentes formes.
«Logique» n’est cependant pas synonyme de «sans contradiction». «Non au diktat des assureurs : nouvelle baisse de revenus des médecins !» : à la mi-septembre, les médecins de premier recours genevois ont organisé une manifestation contre la baisse de la valeur du point servant à calculer leur rémunération (Tribune de Genève, 17.09.2024). Cette baisse a été exigée par les assurances maladie et validée par le Tribunal administratif fédéral (TAF). Tout cela au moment où l’association nationale des médecins, la FMH, faisait activement campagne pour EFAS, qui renforce le pouvoir des assureurs dans le système de santé. Cette «coïncidence» nourrira-t-elle la réflexion parmi le corps médical ?
Une étape qui en annonce de nombreuses autres…
«D’autres réformes seront encore nécessaires pour maîtriser les coûts», a annoncé, au soir même de la votation (!), la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider. Le financement uniforme «n’est pas la panacée», a abondé au même moment Felix Schneuwly de comparis (Le Temps, 25 novembre 2024). On l’aura compris : EFAS n’est pas la fin du voyage, mais une étape. Avant de nombreuses autres :
- L’obsession de la «maîtrise des coûts» ne va pas s’affaiblir. Deux semaines avant la votation sur EFAS, Elisabeth Baume Schneider a réuni une première table ronde, incluant tous les «partenaires», afin de fixer un objectif de réduction des coûts de la santé pour l’année à venir : 300 millions de francs ont été annoncés. A l’échelle des dépenses de santé (plus de 90 milliards), ce n’est pas une révolution. Mais cela entretient une pression financière constante. Et l’exercice sera renouvelé chaque année.
La semaine précédant la votation sur EFAS, le Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ, le KOF, a annoncé que les coûts de la santé dépasseraient la barre des 100 milliards de francs en 2025. Le KOF rappelle que d’«un point de vue macroéconomique, l’augmentation de la part des dépenses de santé dans les dépenses totales d’une économie n’est pas problématique en soi dans une société vieillissante». Cela n’a pas empêché les commentateurs et politiciens de tous poils de broder immédiatement sur le thème des dépenses de santé devenant «insupportables». Que les coûts des transports, pour rester dans les thématiques de la votation du 24 novembre, soient du même ordre de grandeur (92,5 milliards en 2020, selon les derniers chiffres de l’OFS), cela ne provoque guère de hauts cris… Il est vrai que, dans les transports, le financement social est aussi peu important que les affaires pour les entreprises privées (construction, assurances, vente de véhicules, etc.) y sont florissantes.
- Le Parlement est saisi d’une proposition du conseiller aux Etats Peter Hegglin (Le Centre) visant à donner aux assurances maladie la liberté de contracter, c’est-à-dire la possibilité de choisir parmi les médecins et établissements hospitaliers ceux dont ils remboursent les prestations. La majorité de la commission compétente du Conseil des Etats soutient cette motion. Avec la liberté de contracter, la capacité des assureurs à imposer leurs objectifs financiers aux fournisseurs de soins sera massivement renforcée.
- Des propositions parlementaires veulent transférer la planification hospitalière à un niveau supra-cantonal, sous prétexte que le cadre cantonal est trop petit pour une planification «rationnelle». L’enjeu est de soustraire ces choix à des autorités élues, ayant un minimum de comptes à rendre à la population dans un cadre démocratique. Il s’agit ainsi d’ouvrir toute grande la voie à une vague de liquidations d’hôpitaux. Le terrain est préparé par douze années de financement par DRG (Diagnosis related group à l’origine de la tarification à l’activité), qui ont étranglé financièrement les hôpitaux de soins généraux (743 millions de francs de déficits en 2023, selon les données publiées par l’OFS le 26 novembre 2024).
- Le transfert accéléré vers l’ambulatoire visé par EFAS va déboucher sur la mise en place d’«usines à opérations» ambulatoires, selon l’expression de la NZZ (25.11.2024). Ce sont des investisseurs privés qui vont profiter de cette nouvelle étape dans l’industrialisation des prises en charge médicale, synonyme de conditions de travail dégradées pour le personnel soignant.
- Les modèles d’assurance «alternatifs», dits de «soins intégrés», vont se diffuser encore plus rapidement. Le Conseil fédéral pousse à la roue. Quelques jours avant la votation sur EFAS, il a décidé qu’il sera possible d’adhérer à de tels modèles alternatifs à n’importe quel moment de l’année, alors que la sortie ne restera envisageable qu’une fois par année. La proposition de contrats pluriannuels pour ces modèles «alternatifs», refusée en 2012 lors de la votation sur le managed care, fera à coup sûr sa réapparition.
A propos des soins intégrés, il faut rappeler la mise en garde d’unisanté, le centre universitaire de médecine générale et santé publique à Lausanne, faite dans un document analysant les enjeux d’EFAS (Unisanté, «La réforme du financement uniforme sous la loupe, policy brief», octobre 2024) : «La coordination des soins est avant tout réalisée par les prestataires de soins sur le terrain. Elle implique une culture d’interprofessionnalité, la construction d’un réseau de personnes et d’institutions qui travaillent en confiance et qui ont un intérêt au résultat de la prise en charge plutôt qu’au nombre d’actes qu’elles et ont chacune et chacun réalisé» (p. 5). Cela contredit complètement «l’hypothèse sous-jacente [d’EFAS qui] part du principe que la coordination des soins est avant tout l’affaire des assureurs-maladie à travers l’offre de modèles alternatifs d’assurance». En d’autres termes, les modèles d’assurance maladie de «soins intégrés» sont une usurpation de l’exigence justifiée de coordination des soins, particulièrement importante pour les personnes souffrant de maladies chroniques et/ou multiples.
- Le Conseil fédéral a annoncé sa volonté d’augmenter le montant de la franchise minimale à charge des assuré·e·s. Cela élèvera encore la part des dépenses de santé directement à charge des assuré·e·s, qui atteint déjà un niveau record en comparaison européenne, et renforcera la pression à adhérer à des modèles d’assurance «alternatifs» pour essayer de compenser cette hausse des charges.
- Des restrictions dans la liste des prestations couvertes par l’assurance maladie vont être remises sur le tapis, comme l’a annoncé le Conseiller aux Etats radical (PLR) Pascal Broulis au moment de se féliciter du succès d’EFAS, le 24 novembre.
- Enfin, une nouvelle offensive va se déployer pour briser la solidarité avec les personnes âgées et individualiser encore plus le financement des soins. Avenir Suisse a rendu public début novembre un document intitulé «Repenser la prévoyance vieillesse». Dans ce cadre, l’officine des milieux patronaux propose la mise en place d’une assurance «capital-soins», construite sur le modèle du 2e pilier, obligatoire pour le financement des soins de longue durée (soins à domicile et EMS) et se substituant à l’assurance maladie. Cette assurance-soins prendrait la forme d’une cotisation par tête, de 250 francs par mois selon l’exemple d’Avenir Suisse, versée dès 55 ans sur un compte bloqué. Les soins à domicile ou dans un EMS seraient financés par le capital ainsi accumulé. Comme le précise Avenir Suisse, le principe de capitalisation a l’avantage qu’il «discipline le monde politique et force les citoyens à prendre la mesure des conséquences de leurs choix.» (p. 52). En d’autres termes, il étouffe dans l’œuf toute idée d’assurance sociale correspondant à des droits sociaux, et il oblige chacun de se contenter de ce qu’il a (surtout pour ceux qui ont très peu !). Quant à celles et ceux qui ne pourront pas cotiser autant, ou qui n’auront pas accumulé sur leur compte un capital suffisant pour financer les soins dont ils et elles ont besoin, il leur restera l’aide sociale…
Construire une alternative autour de l’exigence d’une caisse unique, publique et solidaire
Ce rapide tour d’horizon le montre : EFAS est un moment dans le développement, en cours depuis la mise en place de la LAMal il y a trente ans, d’un ensemble cohérent dans le domaine de l’assurance maladie et des soins combinant : une contrainte financière aggravée sur le système de santé, un financement des soins de plus en plus individualisé et anti-solidaire, un accès aux soins toujours plus dépendant du revenu, un pouvoir croissant des assureurs privés, un rôle toujours plus important des entreprises privées parmi les fournisseurs de soins, des conditions de travail dégradées et subordonnées aux exigences de rentabilité des entreprises privées.
La votation sur EFAS, après celle de juin sur le plafonnement des primes, montre qu’une part importante de la population aspire à une autre perspective dans le domaine de la santé et de l’assurance maladie. La revendication d’une caisse unique, publique et financée de manière solidaire peut être le vecteur pour répondre à ces aspirations et susciter une mobilisation des énergies.
- Le financement solidaire, proportionnel au revenu, est le moyen de rendre le financement de l’assurance maladie supportable pour toute la population et en même temps de briser le carcan financier imposé au système de santé.
- La caisse unique et publique est le moyen de rendre le pouvoir que les caisses maladies privées se sont accaparé à une institution publique, soumise à un contrôle démocratique, inclusif.
- Une caisse publique peut être un levier pour relancer une logique de services publics parmi les fournisseurs de soins. Ce sont des services publics, non soumis à l’exigence de rentabilité, ouverts à l’intervention démocratique des différentes parties prenantes, qui peuvent faire exister un cadre permettant la prise en compte conjointe des besoins des patients en termes d’accès aux soins, des besoins des personnels en termes de conditions de travail et de possibilité d’exercer pleinement leurs professions, et des besoins de la société dans son ensemble, en termes de politiques de santé publique et de prévention comme de sobriété dans les ressources mobilisées.
L’enjeu du moment est dès lors de prolonger la mobilisation contre EFAS par la constitution d’un mouvement large, porteur de ce projet. (27 novembre 2024)
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