Une grève est en cours à l’Aéroport international de Genève (AIG) depuis le 14 septembre 2013. Après celles de Swissport, Dnata et ISS Aviation en 2010, elle se déroule aujourd’hui chez Gate Gourmet, leader mondial de la restauration pour les compagnies aériennes. Le personnel soutenu par le Syndicat des services publics (SSP-VPOD) s’oppose à une dégradation drastique de ses conditions de travail. Ce type de lutte est assez exceptionnel en Suisse. En effet, les conflits de travail débouchent rarement sur une grève. De plus, les employeurs disposent de puissants moyens légaux pour limiter le recours à cet « instrument de lutte » des travailleurs. La lutte des grévistes de Gate Gourmet met en évidence l’inefficacité des actuelles Conventions collectives de travail (CCT) dans la prévention du dumping salarial. Pire, les employeurs peuvent jouer sur des CCT pour baisser les salaires, sous le regard bienveillant des pouvoirs politiques, unissant la droite et la « gauche ». Cet article a été publié dans le mensuel allemand SoZ. Un entretien avec les grévistes a été publié sur ce site en date du 31 octobre 2013.
L’aviation civile européenne est confrontée à une crise sous les effets de la libéralisation mondialisée et de la récession longue qui frappe l’Union européenne. La hausse du prix kérosène et le développement des compagnies low cost à courte distance rendent accentuent la concurrence dans le secteur. La stratégie déployée par les compagnies aériennes pour s’assurer le maintien de la profitabilité consiste à engager une politique commerciale très agressive, dans le but d’améliorer le taux d’occupation des sièges. Cela présuppose une pression très forte sur la part des services dits à faible valeur ajoutée (nettoyage, préparation des repas, services internes etc.) qui sont assurés par des sous-traitants. Ces derniers transmettent dès lors cette pression en baissant à leur tour le « coût du travail », autrement dit en utilisant les trois variables décisives : les salaires, le temps de travail et la flexibilité de l’emploi.
Les compagnies aériennes disposent comme levier soit la mise en concurrence des sous-traitants, soit l’achat de parts de marché par l’intermédiaire d’entreprises dont elles contrôlent le capital. Le cas de Lufthansa, qui contrôle à 100 % la compagnie Swiss ainsi que la firme de restauration (catering) LSG Sky Chefs, se prête parfaitement pour illustrer ce jeu de dupes. Ainsi, durant le mois de septembre 2013, LSG Sky Chefs rachète à son principal concurrent, Gate Gourmet, l’ensemble des activités de restauration basées à l’Aéroport de Bruxelles ; alors que, au même moment, Swiss annonce la prolongation de son contrat avec Gate Gourmet jusqu’en 2019.
C’est dans le cadre d’un vaste plan de restructuration que Gate Gourmet renégocie ses deux Conventions collectives de travail (CCT) pour le personnel basé respectivement à Genève (Cointrin) et à Zurich (Unique, un hub lié à celui de Frankfurt). Les mesures sont engagées dans la division Airline Solutions du groupe (voir encadré) qui assure 40 % du chiffre d’affaires. Elles comportent une baisse de la masse salariale (diminution des salaires, intensification du travail, suppression d’effectifs, etc.) et une concentration des activités dans des aéroports ciblés. Le groupe souhaite réduire ainsi ses « coûts opérationnels » pour rester concurrentiel face aux autres entreprises prestataires de services pour les compagnies aériennes. Les nouvelles conditions imposées par Gate Gourmet à son personnel en Suisse prévoient une baisse des salaires pouvant être supérieure à 10 %. Gate Gourmet modifie les barèmes salariaux, supprime la possibilité d’une retraite anticipée et diminue les indemnités prévues pour la pénibilité du travail.
À l’Aéroport de Zurich (Unique), le syndicat SSP-VPOD a accepté de négocier une nouvelle CCT basée sur ces conditions. La situation est en revanche différente à l’Aéroport de Genève, où le syndicat SSP-VPOD et le personnel affichent leur opposition. Face à cette résistance Gate Gourmet a donc choisi de résilier la CCT pour la fin de l’année. Il en découle l’introduction de nouveaux contrats individuels pour le personnel.
Une communication adressée au personnel zurichois par Gate Gourmet et le syndicat SSP-VPOD explicite les dessous de cette opération : « Aufgrund der Konkurrenzsituation wäre ein Beitritt unter den L-GAV (Gesamtarbeitsvertrag der Gastronomie) naheliegend gewesen, die beiden Parteien konnten sich aber schlussendlich auf einen neuen GAV verständigen. » Cette citation fait référence à l’adoption, décidée par le Conseil fédéral le 12 juin 2013, d’un arrêté étendant le champ d’application obligatoire de la convention collective nationale de travail pour l’hôtellerie-restauration (CCNT-HR) aux entreprises qui, l’instar de Gate Gourmet, livrent des repas prêts à la consommation. Par cette décision, le Conseil fédéral légalise des nouvelles conditions de travail de référence dans le secteur. Or, ces conditions sont bien au-dessous de celles pratiquées jusqu’alors dans les aéroports (par exemple le catering de Gate Gourmet), où des salaires traditionnellement plus élevés permettaient de compenser la pénibilité du travail (horaires irréguliers, le jour comme la nuit, travail lors des jours fériés, etc.). Le Conseil d’État du Canton de Genève (exécutif du canton), sollicité par les grévistes en qualité de propriétaire de l’établissement aéroportuaire, s’appuie sur l’arrêté fédéral pour refuser toute médiation dans le conflit en cours. Comme il l’explique dans sa prise de position, « force est de constater que cette entreprise [Gate Gourmet] est désormais légalement soumise à la CCNT-HR du fait de l’extension de cette convention nationale ».
L’extension facilitée à toute une branche des CCT figure parmi les « mesures d’accompagnement » (devant protéger les salarié·e·s) des accords bilatéraux de libre circulation entre la Suisse et l’Union européenne (UE). Le but affiché de cette extension facilitée était celui de protéger les salarié·e·s contre le dumping salarial grâce à la fixation d’un plancher salarial. Or, dans le cas présent, elle favorise clairement à Gate Gourmet l’imposition d’une baisse des salaires et d’une dégradation des conditions de travail en se revendiquant de la CCT de la restauration.
De plus, ce même arrêté signale à Gate Gourmet que d’autres « partenaires sociaux » (des syndicats comme Hôtel & Gastro Union, Syna et Unia) pourraient, à terme, se prêter comme interlocuteurs pour l’entreprise. Or, ils sont plus conciliants que le syndicat SSP-VPOD. La difficulté pour les grévistes d’élargir la solidarité à des salarié·e·s d’autres secteurs, dont les conditions de travail sont souvent mises tout autant sous pression, tient précisément au fait que ni le gouvernement cantonal, ni les partis politiques, ni les syndicats n’en reconnaissent véritablement la réalité. La prise de position du Conseil d’État du canton de Genève précise en effet qu’« une convention collective de travail étant un dispositif négocié entre organisations syndicales et patronales, elle ne peut par définition pas contenir de dispositions favorisant la sous-enchère salariale ». En d’autres termes, là où des CCT existent, il ne peut pas y avoir de dumping salarial. La grève de Gate Gourmet est pourtant là pour attester le contraire !
Gate Gourmet
Entreprise fondée en 1992 par l’ex-compagnie Swissair, elle en est devenue l’un des leaders mondiaux de la restauration pour les compagnies aériennes depuis l’acquisition de plusieurs concurrents (SAS Service Partner, British Airways Kitchens, Cara Airline Solutions, etc.). Son rachat par le fonds d’investissement étasunien Texas Pacific Group, en 2002, entraîne une première remise en question des conditions de travail héritées par l’ancienne compagnie nationale Swissair. Le personnel se met pour la première fois en grève lorsque, en 2004, l’entreprise annonce une baisse de salaires de 6 % et une hausse du temps de travail hebdomadaire de 41 à 42 heures. Depuis 2008, Gate Gourmet figure parmi les sociétés chapeautées par la Gategroup Holding au même titre que Gate Solutions, Gate Retail on Board, Gate Safe, etc. La holding est structurée autour de deux divisions : Airline Solutions (préparation, chargement et déchargement des repas pour les avions, commerce de détail à bord) et Product and Supply Chain Solutions (inventaire des équipements embarqués, opérations d’achat et d’approvisionnement, articles pour le confort des passagers). Le groupe emploie environ 27 000 salariés et peut faire valoir un taux de rentabilité avant intérêts et impôts (EBIT) de 4 % en 2012.
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