Minez, 30 ans, n’aurait jamais pu imaginer qu’elle se marierait un jour… dans une prison. C’est ce qui s’est passé, le 1er mars, lorsqu’un officier de l’état civil l’a unie à son compagnon, Tunca Ögreten, 35 ans, incarcéré depuis près de quatre mois à la centrale de Silivri, à 90 kilomètres d’Istanbul. «Ce fut le mariage le plus rapide au monde: huit minutes», s’esclaffe Minez depuis la terrasse d’un café de Kadikoy, sur la rive asiatique du Bosphore.
Journaliste au site d’opposition Diken, à Istanbul, Tunca Ögreten est soupçonné d’appartenir à une organisation terroriste. Malgré quatre mois passés en prison, il n’a toujours pas été mis en examen. Grâce à leur mariage, Minez a obtenu le droit de voir Tunca autrement que derrière une vitre, à raison d’une heure tous les deux mois. Pour le reste, ils ont droit au parloir, trente-cinq minutes chaque semaine.
Régulièrement, elle lui apporte du linge, «le minimum». Les lettres sont interdites. Lui se morfond dans sa cellule glaciale. Il a le droit de lire – trois quotidiens par jour et sept livres qu’il est possible d’emprunter chaque semaine à la bibliothèque de la prison. Ces séances de lecture le sauvent, mais il doit régler à l’administration pénitentiaire la facture d’électricité de la cellule qu’il partage avec deux collègues détenus.
Le quotidien du couple a basculé dans la nuit du 25 décembre 2016, quand dix policiers, dont quatre membres des forces spéciales armés et masqués, ont fait irruption à leur domicile. «Ils nous ont plaqués au sol, puis ils ont donné des coups de pied à Tunca et ils ont retourné la maison pendant quatre heures. Ils sont partis avec les ordinateurs, les iPad, les iPod, les portables. J’ai pu conserver mon téléphone, le reste est toujours au commissariat», raconte Minez.
Selon elle, le journaliste «était dans la ligne de mire des autorités depuis près de deux ans. Il écrivait sur les sujets qui dérangent: le problème kurde, le népotisme, le trafic de pétrole. Il a fini par ne plus avoir la carte de presse. Il fallait le faire taire, au moins le temps du référendum».
Dimanche 16 avril, plus de 58 millions de Turcs devront se prononcer pour ou contre l’élargissement des pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. Minez votera contre, Tunca aussi. Ses droits civiques ne lui ont pas été retirés, aussi mettra-t-il son bulletin dans l’urne apportée à la prison. Minez veut croire que «le règlement de comptes se terminera après le référendum». Elle se prend à rêver tout haut: «Les journalistes pourraient être libérés.» Une victoire du oui lui fait peur, car le président Erdogan, assure-t-elle, «deviendra beaucoup plus dur et les intellectuels quitteront le pays en masse».
Sevinc Kart se rend elle aussi à Silivri chaque semaine pour voir son mari, Musa Kart, le caricaturiste du quotidien d’opposition Cumhuriyet, écroué depuis six mois. Avec 19 autres journalistes et employés de Cumhuriyet, Musa a été mis en examen le 4 avril, après cinq mois d’incarcération. Tous risquent de sept ans et demi à quarante-trois ans de prison pour «collusion avec des organisations terroristes», en l’occurrence le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le mouvement du prédicateur en exil Fethullah Gülen, «sans en être membre».
Régime carcéral sévère
Cumhuriyet mène une «guerre asymétrique» contre le président Recep Tayyip Erdogan, affirme l’acte d’accusation rédigé par le ministère public. Le plus vieux quotidien de Turquie serait même «passé sous le contrôle» du réseau du prédicateur Gülen, décrit par les autorités comme le cerveau du coup d’Etat raté du 15 juillet 2016. «S’affirmer en tant qu’intellectuel indépendant a toujours été problématique en Turquie, mais cette fois la situation dépasse l’entendement», s’insurge Sevinc, des accents de colère dans la voix.
Le régime carcéral de son mari et de ses compagnons est bien plus sévère que celui des détenus de droit commun. Il ne peut rien remettre à ses avocats, ni lettres ni dessins. Les conversations sont écoutées. Elle dénonce: «Musa n’a jamais rien fait d’autre que dessiner pour dénoncer l’injustice, la corruption, l’oppression. Depuis quand est-ce un crime?» Les visites à Silivri la désespèrent: «Chaque fois, c’est lui qui me remonte le moral.» Lorsque sa petite-fille Deniz, 2 ans et demi, l’interroge: «Où est Papy?», elle lui répond qu’il est «parti défendre la démocratie».
Au début, Nazire Gursel n’a pas su quoi dire à son fils Erdem, 10 ans, lorsqu’il est rentré de l’école en réclamant son père, arrêté le 31 octobre 2016. «Je lui ai dit qu’il était en voyage, mais il a vite compris.» Ecrivain et éditorialiste à Cumhuriyet, Kadri Gürsel est incarcéré à Silivri dans la même cellule que Musa Kart.
Lui aussi risque jusqu’à quarante-trois ans de prison pour complicité avec des organisations terroristes, une accusation plutôt risible quand on connaît l’indépendance farouche de cet intellectuel raffiné et polyglotte. «Et dire que le juge qui a instruit le dossier de nos maris est lui-même accusé d’appartenir à la confrérie de Fethullah Gülen!», confie Nazire dans un éclat de rire.
Elle tient le coup grâce à la solidarité avec les autres femmes de journalistes, et grâce aux marques de sympathie qu’elle reçoit «quotidiennement, de partout en Turquie». Sa voix se brise à l’évocation du jeune Erdem, «qui a vu son père deux fois en cinq mois» parce qu’il ne supporte pas les visites au parloir. «Les escrocs, les violeurs et les pédophiles ont droit à des visites normales, ils sont les aristocrates de Silivri. Pour les journalistes, c’est plus dur.» (Article paru dans Le Monde, daté 14 avril 2017, page 3; titre de la rédaction de A l’Encontre)
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