Par Ana Delicado
et Fernando Rosso
Le premier arrêt de travail général contre le gouvernement de Maurice Macri depuis ses presque 16 mois de gestion fut un succès
Il y a peu d’images telles que celles que l’on a pu voir ce jeudi 6 avril 2017 dans la ville de Buenos Aires pour refléter la réalité de ce qui se passe aujourd’hui en Argentine.
D’un côté, il y a la capitale du pays qui accueille pour la première fois le Forum économique mondial pour l’Amérique latine et qui réunit 1100 représentants de gouvernements et d’entreprises autour d’une sorte d’Amphytrion virtuel, le président Mauricio Macri. «Qu’il est bon que nous soyons aujourd’hui, ici, à travailler», a affirmé avec sarcasme le chef d’Etat lors de l’inauguration de l’événement.
Face à cette galerie de costards et cravates avec laquelle le mandataire prétend établir un «dialogue avec son pays et avec le monde afin de trouver les meilleures voies de développement», le pays semble vivre en décalage total.
Les villes semblent s’être vidées. Les commerces sont fermés, et le transport est complètement paralysé, y compris les aéroports, les trains et les autobus urbains, de moyenne comme de longue distance.
La grève a été suivie avec des taux de participation avoisinant les 90%, ont assuré les représentants de la Centrale des Travailleurs d’Argentine (CTA) lors de l’un des premiers points de situation (point de presse) fait dans de la journée.
Le secrétaire général de la CTA, Pablo Micheli, a affirmé que la grève générale était une réponse à «un modèle économique d’exclusion et de pauvreté qui conduit à prioriser la spéculation financière sur la production, ce qui endette systématiquement le pays (40’000 millions de dollars seulement en 2016), et qui prétend faire baisser l’inflation grâce à des licenciements massifs, des suspensions temporaires d’activité, des mises à pied et la baisse des salaires des travailleurs».
Le syndicaliste a ajouté: «C’est précisément de cela que le président est en train de discuter en ce moment dans l’unique lieu de cette ville sur lequel la grève a un impact zéro, ce mini-Davos convoqué par lui-même.»
Le gouvernement a donné la preuve qu’il comprenait la situation en envoyant la gendarmerie sur les autoroutes d’accès à la ville de Buenos Aires, qui avaient été bloquées par des piquets [une modalité d’actions militantes qui s’est développée, entre autres, depuis le début des années 2000] tenus par des organisations sociales et par des forces de gauche pour empêcher l’accès à la capitale.
Un groupe d’enseignants a été reçu par des gaz lacrymogènes sur l’une des autoroutes du Sud, selon ce qu’a dénoncé Myriam Bregman [membre du Parti des travailleurs socialistes (PTS), dirigeante du Front de Gauche et des Travailleurs, FIT, qui est une coalition électorale composée par le PTS, le Partido Obrero et Izquierda Socialista].
Certains manifestants ont également été réprimés par l’utilisation de gaz à poivre et de canons à eau parce qu’ils voulaient bloquer l’autoroute Panaméricaine, qui relie le Nord du pays avec la capitale argentine. D’autres ont été accusés de lancer des pierres contre les gendarmes. Au moins six personnes ont été arrêtées.
C’est comme cela que se sont déroulées les choses, en conformité avec le fameux protocole anti-piquets lancé par le gouvernement Macri, en février de l’année passée. Décret qui permet de dissoudre par la force une mobilisation sans devoir avoir recours à une quelconque ordonnance judiciaire.
Avec une inflation qui, en 2016, a frisé les 40%, le niveau de conflictualité a été en augmentant au cours des dernières semaines, sous l’impulsion des syndicats d’enseignants de l’administration publique qui réclament une augmentation salariale de 35% pour compenser la perte du pouvoir d’achat, et qui cette semaine célèbrent leur huitième arrêt de travail national de 48 heures.
Le gouvernement a subi, ce jeudi 6, un nouveau revers, alors qu’il se trouve reclus dans l’hôtel de luxe qui héberge le Forum Economique Mondial. Dora Temis, une juge qui défend le monde du travail, vient d’ordonner à l’Exécutif de convoquer les parties pour une discussion nationale sur les augmentations de salaires réclamées par les syndicats d’enseignants.
Depuis que dans le domaine de l’éducation, les compétences ont été transférées aux provinces, le gouvernement se cachait derrière le fait que chaque juridiction devait négocier avec les faîtières syndicales. Mais, depuis 2006, le pouvoir exécutif est obligé d’organiser les négociations salariales paritaires au niveau national.
Le gouvernement, qui appelle à la patience, considère la grève générale comme injustifiable. Selon lui, l’indice de pauvreté dépasse certes les 30%, mais pour la première fois depuis neuf mois, l’économie a connu une relance de 1%, alors qu’elle avait subi une contraction de 2% en 2016. Une amnistie fiscale impulsée par Macri a réussi à faire revenir et «régulariser» 116’800 millions de dollars [sommes sorties face à la dévaluation du peso], une étape importante qui réaffirme le fait que l’on se trouve sur le chemin du rétablissement.
Ce sont là les signes de récupération économique que le gouvernement argentin perçoit, alors que la rue prétend à bien autre chose. (Anan Delicado, correspondance de Buenos Aires; article publié dans Publico.es, le 6 avril 2017; traduction A l’Encontre)
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Grève du #6A: un fort soulèvement de la classe ouvrière
Par Fernando Rosso
Le gouvernement dirigé par Mauricio Macri [président depuis de la Nation depuis le 10 décembre 2015] ne pouvait pas ignorer la force de la première grève nationale contre son administration. Preuve en est le refus de parler de pourcentages de participation à cette mobilisation. Le ministre du Travail, Jorge Triaca [économiste, député national pour la Ville autonome de Buenos Aires et ministre du Travail depuis fin 2015], s’est limité à affirmer que ce mouvement a eu plus d’ampleur dans les villes sous l’effet de la grève des transports et moins à l’intérieur du pays, mais l’axe de ses déclarations a été mis sur le fait que cette grève était «inutile».
Par défaut a été mis en évidence l’échec complet de la campagne #YoNoParo (#Jenefaispasgrève) qui démontre à nouveau le postmodernisme du PRO (Proposition republicana, coalition de Mauricio Macri) que toute la réalité n’entre pas dans le dédale des réseaux sociaux.
La réponse officielle a combiné deux niveaux: une histoire de dialogue et de consensus par en haut et une ligne plus dure dans les faits, même avec des limites significatives.
Le jour avant la grève, le ministère du Travail a émis une disposition – publiée dans le Bulletin Officiel – comprenant une série de «recommandations» qui instillaient une ingérence majeure dans la vie interne des syndicats: demande d’une réglementation accrue pour la formation des commissions électorales, interdiction de se présenter pour ceux qui sont poursuivis en justice, contrôle accru des réformes, statuts et comptes, et même le recours au vote électronique. Une espèce de timide lettre d’intention pour une «loi Mucci».
Cette prérogative du gouvernement radical, qui doit son nom au ministre du Travail (Antonio Mucci) du président Raul Alfonsin [président de la Nation argentine de décembre 1983 à juillet 1989, membre de l’Union civique radicale], visait une «réorganisation syndicale» semblable, mais à l’époque plus offensive. Le projet a sombré au Congrès à cause du lobby de la bureaucratie syndicale impulsée, entre autres, par le père de l’actuel ministre, Jorge Triaca.
Comme une démonstration des frontières poreuses qui séparent (et unissent) la caste des sommets syndicaux et la politique traditionnelle, maintenant le fils conseille depuis l’autre côté du comptoir.
Le gouvernement aussi voulait faire preuve de plus de détermination contre les piquets le jour même de la grève. Il a mis en œuvre le fameux «protocole anti-piquets», contre lequel le point névralgique de résistance majeure s’est trouvé sur l’autoroute panaméricaine qui a de nouveau été la scène de la combativité ouvrière.
Mais la déclaration de la ministre Patricia Bullrich [1] paraît bien trop optimiste, lorsqu’elle a dit à la fin de la journée « aujourd’hui, nous avons appliqué le protocole anti-piquets à 100% ».
La réalité, c’est que les accès à la Ville de Buenos Aires ont été coupés aux heures de pointe, remplissant la fonction de contrepoids nécessaire aux mille et une menaces subies par les travailleurs et travailleuses qui désiraient participer à la grève et sont mis sous pression par les entreprises, surtout dans le secteur précarisé.
Face à la résistance très décidée dans le centre industriel de la Zone Nord, le gouvernement a payé le coût politique de la répression. De plus, il faut y ajouter les barrages et les piquets qui ont été réalisés dans tout le pays.
La marche du 1er avril (#1A), antagonisée par la minorité active soutenant le gouvernement, a enhardi le macrisme qui face à la grève a voulu remplir son mandat: agir de manière plus décisive contre les syndicats et faire preuve de plus d’autorité dans les rues.
La riposte sous forme de grève massive, y compris contre les limitations des sommets syndicaux, et les barrages impulsés par le syndicalisme combatif et la gauche ont marqué les limites, qui en dernière instance, traduisent un rapport de force que le macrisme n’a pas pu changer qualitativement, malgré les progrès de ces 16 mois.
Le même jour, on a pris connaissance de la décision judiciaire qui oblige le gouvernement à convoquer l’instance paritaire des enseignants, précisément dans un conflit qui a pris comme texte et auquel il n’a pu mettre fin selon les termes et les délais voulus.
Du côté des dirigeants de la CGT (Confédération générale du travail de la République argentine), la grève a dépassé de loin l’«apaisement» dans lequel prétendait la corseter lequel Carlos Acuña, un des «triumvirs» de la centrale unifiée en 2016 [triumvirat composé d’Acuña, Hector Daer y Carlos Schmid]
Acuña, Daer y Schmid, qui ont fait tout leur possible pour ne pas convoquer la grève jusqu’à ce qu’elle leur tombe dessus. (Voir l’article publié sur ce site en date du 12 mars 2017)
Un intellectuel organique de la scène patronale, Rosedo Fraga, observateur subtil des grèves nationales, a reconnu l’avancée de la mobilisation: la grève est un succès, mais la marche du 1er avril a renforcé le gouvernement» a-t-il dit. En plus, il a averti: «La stratégie électorale indique au Gouvernement qu’il faut politiser. Ce qui peut avoir un coût en termes de gouvernabilité. Sept mois, c’est beaucoup de temps».
Dans cet équilibre instable, il y a eu un accord tacite dans les déclarations du gouvernement et des dirigeants syndicaux: baisser le ton sur la fracture sociale mise en évidence par la grève nationale.
Une fracture qui est beaucoup plus profonde que la fameuse fissure, effacée lors de cette journée, de même que l’un de ses protagonistes: le kirchnerisme [représentée par Cristina Fernández de Kirchner et, aujourd’hui, par ses successeurs|.
La grève nationale laisse voir une situation «paradoxale: le gouvernement ne peut plus mener à jusqu’au bout le «mandat» que lui a donné son noyau dur, étant les répercussions de sa propre gestion et les directions bureaucratiques des syndicats qui ne veulent/peuvent pas prendre en charge le «mandat» que leur a imposé une grève très forte.
Pour éviter le développement de l’affrontement, ils chercheront à étendre les «accords sectoriels» que les dirigeants bureaucratiques avaient coutume de signer avec le gouvernement jusqu’à quelques heures avant la grève.
Mais la trêve dans laquelle entreront les dirigeants syndicaux et l’officialisme [le pouvoir] ne sera rien de plus qu’une impasse dans la confrontation inévitable entre un gouvernement avec un projet clair d’ajustement socio-économique (bien au-delà de mesures graduelles ou du choc qu’imposent les circonstances) et un mouvement ouvrier qui, ce jeudi, a démontré à nouveau son poids sur la scène politique nationale. Qui, de plus, compte une tendance de gauche qui a mis en évidence sa disposition au combat, tout particulièrement sur l’autoroute panaméricaine.
Le péronisme a toujours misé sur les syndicats ; il lui manquait une bourgeoisie nationale. Or la majorité des 3400 syndicats (locaux, de branches, etc.) qui existent en Argentine et qui se sont mis en grève démontrent au macrisme que pour mener à bien son plan d’ajustement néolibéral, il lui reste beaucoup à faire.
La classe ouvrière a repris la parole, en se prononçant massivement contre le plan de Macri et Cambiemos. Ce fut le premier mouvement social d’ensemble (avec la grève des enseignants) de cette nature et rien n’indique que ce soit le dernier. (Fernando Rosso, article paru dans La Izquierda Diario, en date 7 avril 2017; traduction A l’Encontre)
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[1] Patricia Bullrich a commencé sa carrière politique dans l’aide combattante armée de la jeunesse péroniste: les Montoneros. Après son retour de l’exil il a rejoint le gouvernement de Fernando de la Rua en 1999 qui dut «renoncer» à son mandat en décembre 2001, sous l’impact d’une crise économique et socio-politique d’ampleur. En 2015, elle est nommée par Macri ministre de la Sécurité de la Nation. (Réd. A l’Encontre)
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