Par Oswaldo Sevá Filho
Ces travailleurs doivent se lever très tôt pour se rendre sur leurs lieux de travail. Ils viennent de villes aussi éloignées que Londrina (Paraná), Salvador (Bahía), Lajes (Santa Catarina), Juiz et Uberlândia (Minas Gerais), Campinas y Sorocaba (São Paulo), ou d’autres villes des Etats de Río de Janeiro, de Bahía et de Espirito Santo. Ils doivent presque tous transiter par Rio de Janeiro, certains s’y rendent par voie aérienne, la plupart par des bus de ligne. Ils se rendent ensuite au terminal de Novo Rio, d’où ils sont transbordés vers la zone au nord de Rio de Janeiro; après avoir emprunté la double autoroute de Rio Bonito, ils doivent encore rouler pendant trois heures sur la BR 101 [route fédérale longitudinale], l’une des routes les plus mortifères du pays.
Lorsqu’ils arrivent à Macaé à Campos [nord-est de l’Etat de Rio], ils prennent encore un autre bus pour se rendre sur le littoral de Macaé et de Atafona, où se trouvent les héliports les plus actifs du pays. C’est là qu’ils sont embarqués dans des hélicoptères pour un vol qui peut durer une demi-heure, une heure ou davantage, pour atterrir sur une des dizaines de plates-formes pétrolières sur pilotis ou ancrées en haute mer, à quelque 200 kilomètres de la côte. Les voilà enfin arrivés dans ce monde «offshore», qui reste largement inconnu malgré le battage médiatique qui l’entoure, et c’est là qu’ils devront rester durant deux ou trois semaines.
Il y a également un nombre croissant d’étrangers [de «non-Brésiliens»] qui viennent travailler dans ces infrastructures: des brigades de Norvégiens, d’Allemands, d’Italiens et d’autres pays européens, ainsi que ressortissants des Etats-Unis, du Canada, des pays arabes et de l’Extrême-Orient, qui se rendent sur les plates-formes pour piloter les navires de ravitaillement offshore, des remorqueurs et toutes un appareillage technique nécessaire. Ils restent en mer plus longtemps que les nationaux.
Le type d’alternance embarquement/débarquement dépend de l’entreprise qui les a embauchés et de ce qu’ils gagnent «en échange» de ce travail et de cette «aventure». La majorité du personnel stable de Petrobras [voir à ce sujet l’article sur Petrobras publié sur ce site en date du 17 février 2013] passe 14 jours en mer pour 21 jours sur terre. Pour d’autres, le régime peut être de 14 jours sur mer pour 14 jours sur terre; cela dépend aussi de la manière dont leur entreprise gère le droit aux vacances, si elle «vend» ou non ces droits. Le temps du trajet de chez eux jusqu’en haute mer et le retour sont bien entendu déduits, de la période «à terre».
En mer, quand ils ne sont pas de piquet ou dans les équipes de remplacement, les hommes travaillent serrés dans, de fait, des grandes fabriques chimiques flottantes. Le reste du temps, qu’ils soient en train de dormir ou de se baigner, ils sont à toute heure en attente, en «stand-by».
Dormir? Certains des travailleurs dorment dans les ateliers et les navires, dans les cabines, qui sont des sortes de cellules améliorées; s’ils sont recrutés par des entreprises de travail temporaire, ils peuvent devoir dormir dans des containers, dans de vraies cellules. Dormir ou veiller représentent pour eux des notions qui diffèrent complètement de ce que nous connaissons, car selon l’organisation des tours de garde, les nuits se confondent avec les jours, parfois ils font deux tours de suite parce qu’il n’y a pas assez de monde ou une augmentation de la masse de travail. Le véritable repos est rarissime.
Les repas sont abondants et variés, mais une bonne sieste n’est un général qu’un rêve fort distant. Tout – y compris les loisirs – se passe dans ce même espace: ils peuvent se promener entre les citernes et les grues, ou faire un peu de sport dans une salle fermée qui se balance au rythme des vagues et des vents, ou encore se rendre dans des salles de vidéo qui projettent des «blockbusters» et de la pornographie. Tous les travailleurs pensent à la vie là-bas, au dehors, sur terre ferme, et font des appels téléphoniques fréquents et anxieux à des proches et des amis qui sont restés dans ces villes si éloignées.
Les travailleurs sont par contre en permanence soumis au mal de mer et aux oscillations provoquées par les vagues, à la pression des chefs et des objectifs et à leurs peurs: celle de se tromper, de causer un dégât, d’être sanctionné; la peur de se blesser ou de blesser les autres, sans pouvoir faire enregistrer formellement un accident ou une maladie. La peur de ne plus pouvoir travailler, celle de mourir brûlé, écrasé, noyé.
Les dangers commencent sur l’autoroute, les longs trajets à l’allée et au retour; ils s’accroissent dans les vols par hélicoptère, car ces derniers sont sujets à des fréquents accidents. Le danger se cache partout: dans les passerelles et les escaliers glissants et étroits, dans les couloirs chauds et bruyants, dans les mouvements des grues, dans les vibrations des grands moteurs électriques et des turbines, dans les émanations omniprésentes de gaz et d’acides, parfois létales, comme l’acide sulfurique. En outre, il y a le risque d’incendie et d’explosion, les «kicks» [brusques secousses] et les «blow-outs» [des éruptions dévastatrices] qui emportent des structures flottantes et les plates-formes lorsque les bulles de gaz pressurisées remontent des profondeurs des rochers qu’on est en train de forer ou dont du pétrole est déjà extrait
Même lorsqu’ils parviennent à se détacher des statistiques, ils vivent avec la mémoire des accidents qui sont déjà arrivés et avec les décomptes des . C’est de là que vient la probabilité de la décompensation, de la «folie» – avec ou sans drogues – et l’angoisse de ne pas pouvoir être «chez soi» mutilation, des morts, ou, encore, le sentiment de n’avoir pas de chez soi comme la majorité des gens.
A la fin de leur période en haute mer, il y a le retour, par les mêmes itinéraires qu’à l’aller. Et cela peut durer un, deux jours ou davantage avant de pouvoir rejoindre leurs proches. Pour eux le concept du «chez soi» est très différent de ce qu’il est pour les autres travailleurs, disons «normaux». Cela prend des jours, voire des semaines pour se réadapter. Ou davantage, selon qui les a embauchés, selon comment sont comptabilisées les vacances et autres «bonus».
Ce sont ces travailleurs qui sont les extraordinaires sujets d’une minutieuse enquête effectuée durant quinze ans par Marcelo Figueiredo, que nous connaissons sous le nom de «Parada», ingénieur, docteur et professeur des processus de production à l’Université fédérale de Rio de Janeiro.
Cet ouvrage est une des enquêtes les plus rigoureuses sur ces personnes qui construisent jour après jour l’industrie pétrolière et dont cette dernière tire des profits fabuleux. Ce travail extraordinaire sur la technologie et les rapports de travail s’apparente à l’ouvrage des professeurs britanniques Charles Woolfson, John Foster et Mathias Beck qui ont mené une enquête monumentale sur la grande tragédie – annoncée et qui aurait pu être évitée, mais ne l’a pas été – de l’incendie et la destruction de la plate-forme Piper Alpha dans la mer du Nord, en 1988, qui a entraîné la mort de 167 personnes (voir la bibliographie).
L’ami «Parada» n’a pas choisi ses thèmes par pur intérêt académique – comme beaucoup d’autres qui se penchent sur les merveilles technologiques de telle ou telle entreprise, les promesses de l’«offshore» et le «pré-sel» brésilien (importants gisements d’hydrocarbures dans les couches rocheuses au-dessous de la couche de sel) etc. Ce n’est pas par opportunité académique, ni grâce à un appui financier entrepreneurial qu’il a entrepris ce travail. Ses thèmes ne sont ne sont pas tirées de ces études romanesques et doctrinaires effectués par les agences officielles de développement ou de recherche et par les entreprises elles-mêmes. D’ailleurs celles-ci n’apprécient guère les «personnes extérieures» et encore moins celles qui sont liées aux travailleurs et à leurs syndicats.
Grâce à l’audace et à la persistance de l’auteur ainsi que de ses collaborateurs dans cette université publique, le public peut consulter, lire, relire, étudier et recommander des travaux sur des thèmes importants et utiles.
«La face occulte de l’or noir» est un titre curieux et qui attire l’attention, qui m’incite à faire quelques commentaires, une déconstruction et une relecture. L’or est un métal pratiquement indestructible et une fois extrait de la terre par des mains de pauvres, il passe dans des mains de plus en plus riches. Même lorsqu’il est enterré ou perdu dans un naufrage, l’or ne disparaît pas.
Le pétrole est un liquide. Il ressemble à ce bouillon noir qui sourd dans toutes les décharges et installations sanitaires, formé d’une multitude de composés organiques et de contaminants environnementaux. Un liquide issu des ères géologiques, de l’accumulation de tonnes de biomasse – algues, crustacés, poissons, plantes – enterrés sous les roches sédimentaires; asphyxiée au milieu de l’eau salée, une masse morte fermente, formant un cocktail oléagineux, poisseux, produisant des gaz (du méthane, de l’hydrogène et d’autres), accumulant des traces ou des proportions importantes de soufre, d’azote et ses composants ainsi que des métaux lourds.
Il s’agit d’un liquide toxique, qui est devenu indispensable à cause de ses «dérivés» (essence, kérosène, gaz, etc.). Il est essentiel pour le système capitaliste, lequel fait croître de manière incroyable la demande en combustibles pour les transports, pour produire de l’électricité, pour fabriquer des métaux, du ciment, des vitres, des composés chimiques, pour la vie domestique et pour l’industrie de la guerre.
Au début du XXe siècle, lorsque le patriarche de la famille des magnats Rockefeller a déclaré que le pétrole était la meilleure affaire du monde, et Winston Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté, a décidé que ses navires devaient être équipés de chaudières qui utiliseraient du mazout plutôt que le charbon minéral, peu commode d’emploi et peu efficace. Ses navires seraient ainsi plus rapides, ils pourraient charger des canons plus meurtriers et seraient plus facilement approvisionnés dans les sept mers.
Depuis lors, une majorité des guerres ont été motivées par le contrôle et la possession des réserves de pétrole et le contrôle des routes du pétrole. Et même lorsqu’il n’y avait pas cette motivation, toutes forces militaires avaient besoin d’utiliser beaucoup de pétrole, pour gagner ou pour perdre.
Ainsi, l’or noir est le liquide le plus précieux, mais il n’a de valeur que lorsqu’il est extrait, vendu et raffiner, largement distribué et à nouveau vendu, pour être finalement brûlé.
Ce liquide essentiel au capitalisme alimente des profits fabuleux et garantis pour de nombreuses années à ses conquérants, qui ne sont pas toujours ses propriétaires légitimes et qui essaient presque toujours de le subtiliser, sous une forme ou une autre à l’Etat dont le sous-sol reste riche, ou alors de soumettre cet Etat.
Le profit élevé et la victoire dans la guerre économique et territoriale ont, partout dans le monde, deux synonymes obligatoires: le pouvoir et l’impunité. Ceux-ci se manifestent dans tous les éléments de la vie quotidienne des plus grandes entreprises de cette industrie, dans tous leurs rapports avec le reste de la société: avec leurs propres travailleurs, dans les entreprises de travail temporaire et de sous-traitance, avec les populations voisines de lieux d’extraction, presque toujours gênées, trompées, désavantagées, affectées.
J’en profite pour signaler que dans les régions pétrolifères sud-américaines, l’action des grandes compagnies pétrolières qui agissent dans l’impunité est très bien documentée dans les rapports de l’agence argentine «Observatoire Pétrolier Su», dans l’ouvrage de Suzana Sawyer sur les firmes nord-américaines Arco et italienne Agip, qui tissent leur «anti-politique» dans l’Amazone équatorienne ainsi que dans les rapports compilés par Jean-Pierre Leroy et Julianna Malerba sur la situation de Petrobras dans les pays environnants (voir bibliographie).
C’est surtout à l’occasion des accidents qu’éclosent et se dévoilent les aspects les plus négatifs du pouvoir, son arrogance, son manichéisme primaire, sa cruauté et les séquelles les plus absurdes et injustes de l’impunité. Ces accidents ne sont pas des fatalités: il serait toujours possible de les éviter ou d’en minimiser les dommages. Ils devraient toujours donner lieu à des investigations et à une recherche des responsabilités.
C’est ce qu’on peut déduire de l’enquête détaillée que mène le professeur Figueiredo sur les accidents majeurs arrivés au «offshore» du littoral au nord de Rio de Janeiro, qui ont tous entraîné des morts. Ces accidents ont eu lieu dans les plates-formes de Enchova et de Namorado-1, dans la P-07, la P-34, et surtout, l’explosion, l’incendie et le naufrage de la P-36 au début 2001.
Son travail de reconstitution – fondé sur des documents patronaux et du gouvernement, des témoignages de survivants, d’ateliers et de dessins techniques – et qui s’appuie sur d’importants auteurs dans le domaine de l’ingénierie, de l’ergonomie, de la psychologie, est comparable à l’enquête journalistique effectuée par Greg Palast sur les grands accidents dans l’industrie pétrolière nord-américaine: la collision du pétrolier Exxon-Valdez contre un récif et de déversement de la moitié de sa cargaison dans le littoral d’Alaska; l’explosion et l’incendie du Deepwater Horizon, de l’entreprise suisse Transocean au service de la British Petroleum, dont la cargaison s’est déversée pendant des semaines, affectant le littoral du golfe du Mexique. Ce n’est pas sans raison que Palast décrit ces drames et d’autres comme étant le résultat du «pique-nique des vautours» (voir bibliographie).
Enfin, la seule «face cachée» qui existe dans ce monde est celui de la lune, motivée par une particularité géométrique et dynamique du système solaire. Personne n’a décidé de l’occulter; pourtant, pour découvrir cette face cachée, il a fallu attendre les satellites artificiels et les voyages dans l’espace. Et encore, il y en a qui doutent encore.
Dans l’industrie pétrolière et plus particulièrement dans le non «offshore» du nord de Rio de Janeiro, beaucoup d’éléments ont été sciemment occultés, dissimulés, comme s’il était possible d’effacer de l’histoire humaine le travailleur en tant que sujet, en tant que porteur et agent de droits politiques et humains. Comme s’il était possible d’éteindre les traces de coercition, de harcèlement et d’arbitraire qui caractérisent l’extraction de plus-value, la sur-exploitation du travail par le capital.
Oui, c’est le travailleur qui est le détenteur de la connaissance objective, sensible, accumulée au cours de la production, qui est aussi la principale victime des risques inhérents qui, du point de vue statistique, conduisent à la maladie, à la mutilation, à la folie et à la mort.
Il n’y a pas de doute: c’est là la face cachée du liquide essentiel au capitalisme. Les ouvrages indiqués fournissent l’énorme service d’aider à les redécouvrir. (Traduction A l’Encontre)
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Oswaldo Seva Filho est professeur retraité de l’Université de Campinas, où il a travaillé pendant vingt ans dans le domaine de l’énergie. Actuellement il collabore au doctorat de Sciences sociales; entre 1992 et 2001 il a fonctionné comme assesseur du syndicat des pétroliers à São Paulo et Rio de Janeiro en ce qui concerne les questions de sécurité au travail et de l’environnement.
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Notes
1. SEVÁ Fo. A.O. «A face ocultada e o chorume essencial» préface, pp.13 – 17 de FIGUEIREDO, M. G. «A face oculta do ouro negro: trabalho, saúde e segurança na indústria petrolífera offshore da Bacia de Campos», Editora da UFF, Niterói: 2012, ISBN 978-85-228-0777-2.
Références bibliographiques mentionnées
LEROY, Jean-Pierre e MALERBA, Julianna (eds), «Petrobrás: integración o explotación?», Rio de Janeiro: FASE- Projeto Brasil Sustentável e Democrático, 2005
Observatorio Petrolero Sur: http://www.opsur.org.ar/blog
PALAST, Greg «Vultures picnic: in pursuit of petroleum pigs, power pirates and high-finance carnivores», New York: Dutton, 2011
SAWYER, Suzana, «Crude Chronicles. Indigenous politics, Multinational Oil and Neoliberalism in Ecuador», Duke University Press, Durham &London, 2004
WOOLFSON, Charles, FOSTER, John, BECK, Mathias, «Paying for the Piper . Capital and Labour in Britain’s Offshore Oil Industry», Mansell Publishing Ltd. London, 1997
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