Argentine. Face aux médias publics la politique de privatisation de Milei

Quand les journalistes de Télam sont visés par les policiers. (Photo Télam)

Par Fabián Kovacic (Buenos Aires)

Le gouvernement du président Javier Milei, de manière générale, ne fait pas bon ménage avec la presse. Ni avec les médias privés, ni avec les médias publics. Cependant, le plan à la tronçonneuse – métaphore éloquente pour justifier les coupes budgétaires dans les dépenses publiques – s’inscrit parfaitement dans sa décision d’éliminer les médias publics au nom de sa politique d’ajustement libertarien.

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La recherche d’un langage-message qui ne remette pas en cause les mesures de son gouvernement semble plus logique si l’on analyse les dix dernières années en termes de politique de communication. Et plus encore si l’on prend en compte la répression subie par les médias lors de la couverture des manifestations contre la loi omnibus dans la première semaine de février (voir encadré ci-dessous).

La privatisation du système national des médias publics était une promesse de Javier Milei lors de la campagne électorale. Tant la radio et la télévision publiques que l’agence de presse Télam n’ont été ni bienveillantes ni neutres à l’égard du candidat libéral. Selon Martín Becerra, spécialiste des médias et professeur à l’Université de Buenos Aires (UBA), «en Argentine et en Amérique latine, il ne s’agit pas de médias publics, mais de médias d’Etat, presque toujours liés à une rhétorique pro-gouvernementale».

La première mesure prise par Milei a été le Décret de nécessité et d’urgence (DNU) 70/2023, daté du 20 décembre 2023, connu sous le nom de DNU Bases (Loi des bases et des points de départ pour la liberté des Argentins) pour la reconstruction de l’économie argentine ou méga DNU (méga-décret), qui modifie, par le biais de 366 articles et d’un trait de plume, une grande partie des rapports de travail et économiques de la société argentine mis en place au cours des 100 dernières années. C’est la norme qui, au-delà de l’échec momentané du projet de loi «omnibus» au parlement (le 6 févier, la loi est renvoyée en commission) [1], a initié la transformation libérale et re-privatisante du nouveau gouvernement ultra-libéral.

Le vendredi 3 février, Milei lui-même signait le décret 111/2024, qui transférait l’ensemble des médias publics nationaux des mains du Secrétariat de la Communication et de la Presse de la Présidence de la Nation directement au Chef de Cabinet des Ministres, c’est-à-dire de Nicolás Posse, un ami de Milei depuis l’époque où ils travaillaient tous deux pour l’homme d’affaires Eduardo Eurnekián au sein du Grupo América [groupe de multimédias].

Et c’est finalement le lundi 5 février que le décret 117/2024 a proclamé la gestion-contrôle du Système national des médias publics par deux autres amis de Milei, pour la durée d’un an, avec une option pour un an supplémentaire. Soit Diego Martín Chaher, en tant que commissaire, et Sebastián Marías, en tant que commissaire adjoint – tous deux anciens employés de Grupo América – qui seront chargés de soumettre à la privatisation le système des médias publics, qui comprend l’agence de presse publique Télam, Radio Nacional, Canal 7 et les chaînes de télévision câblées Pakapaka, DeporTV et le portail éducatif Educ.ar. Selon le décret, ils seront chargés d’élaborer un programme qui comprend la modification du statut du personnel de ces entreprises et de leurs modalités d’embauche, l’évaluation et la modification de l’administration des fonds et la réduction des dotations budgétaires. La base de cette intervention se trouve dans la méga DNU 70/2023, qui prévoyait la conversion de toutes les entreprises publiques ou à capital et participation publics en sociétés anonymes sous le régime du droit général des sociétés.

La première étape sera la suppression de l’agence Télam et la réduction du budget pour le reste des fréquences qui composent le conglomérat médiatique de l’Etat. A partir de là, il y aura de nouvelles directives pour les démanteler.

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La gestion des médias publics est née au sein de l’Etat national, des gouvernements provinciaux et des universités nationales [en Amérique latine, les universités possèdent souvent des fréquences radio et TV]. Les provinces disposent de 16 chaînes de télévision et de 9 stations de radio; les universités ont 64 stations de radio et 11 canaux de télévision; l’agence de presse Télam a 28 correspondants dans les 24 provinces, 4 correspondants à l’étranger et 102 stations de télévision numérique ouvertes, inaugurées en 2011, qui peuvent être facilement installées dans tous les foyers du pays.

Le rôle des médias publics est différent de celui des médias commerciaux et à but lucratif. Martín Becerra évoque l’importance du rôle des médias publics – qui, en Amérique latine, souligne-t-il, appartiennent à l’Etat. «Le problème des médias publics en Argentine, et dans de nombreux autres pays d’Amérique latine, est qu’ils sont fortement gouvernementaux. Je ne dis pas pour autant qu’ils sont complètement aseptisés. En tant que média d’Etat, le travail du gouvernement est davantage couvert, ce qui est important pour que les citoyens sachent ce que fait le gouvernement. Mais le fait est que la gouvernementalisation des médias d’Etat dans nos pays et, en particulier, en Argentine, atteint des niveaux de propagande explicite et de déni des opposants. Et comme nous vivons dans des républiques, ceux qui sont aujourd’hui des opposants seront demain des gouvernants et, par conséquent, ils définiront la ligne éditoriale des médias qui les dénigrent aujourd’hui, et c’est un jeu sans fin.»

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Historiquement, les médias publics argentins ont été une source de scandale pour les entreprises de médias privées et, à travers les différentes dictatures ou les gouvernements de droite, elles ont tenté de les réduire au silence ou, du moins, de minimiser leur influence sur la population. L’un des derniers scandales, en pleine dictature militaire, a eu lieu en 1979 lorsque le journal conservateur La Prensa a célébré dans son éditorial l’annonce faite par le dictateur Jorge Videla de fermer l’agence Télam, comme le rappelle Martin Becerra dans un article publié en novembre sur son blog Quipu. Au sein du gouvernement de Mauricio Macri [décembre 2015-décembre 2019], 357 employé·e·s de l’agence de presse publique ont été licenciés. Ils ont fait appel devant les tribunaux et ont finalement été réintégrés.

Bien que la première transmission radio-diffusée en argentine ait eu lieu en 1920, Radiodifusión del Estado a été le premier média d’Etat, créé sous la dictature du général Agustín Justo en 1937. Sa programmation tendait à rendre compte des activités du gouvernement. Vingt ans plus tard, en 1957, elle prend son nom actuel et définitif, Radio Nacional. L’agence de presse Telenoticiosa Americana – aujourd’hui Télam – a commencé à diffuser des dépêches d’information au milieu de l’année 1945 afin de contrer les informations fournies par les agences états-uniennes Associated Press et United Press International. La chaîne publique Canal 7 a été la première à diffuser des images le 17 octobre 1951, à l’occasion du sixième anniversaire de la Journée de la loyauté péroniste [en octobre 1945 est organisée une mobilisation ouvrière et syndicale pour exiger la libération de Juan Peron, retenu prisonnier par la dictature militaire]. Comme on peut le constater, les trois médias sont nés sous la protection de l’Etat et, par conséquent, leur contenu et leurs articles étaient contrôlés par le gouvernement national.

En 2001, sous le gouvernement de Fernando de la Rúa [10 décembre 1999-20 décembre 2001], le Système national des médias publics a été créé, regroupant Radio Nacional, Canal 7 et l’agence Télam. Il a connu une plus grande expansion en 2008 avec l’incorporation d’Internet. Entre 2007 et 2015, les chaînes câblées éducatives et récréatives Encuentro, Pakapaka et DeporTV ont été créées, toujours dans le cadre du système national des médias publics et sous l’égide de la loi sur les médias adoptée par le parlement national en 2009. Cette loi a été adoptée pour remplacer la loi sur la radiodiffusion établie en 1980 par la dictature militaire, qui établissait arbitrairement les licences de radio et de télévision dans tout le pays, permettant ainsi la monopolisation de l’information.

Cette loi sur les médias a été contestée devant les tribunaux par le Grupo Clarín, l’une des principales parties concernées, qui a dû renoncer à des fréquences de radio et de télévision dans différentes provinces. La loi n’a jamais été pleinement appliquée. Finalement, sous le gouvernement de Mauricio Macri, les articles qui affectaient les intérêts des groupes privés ont été éliminés. Mauricio Macri a également supprimé les organes de direction prévus par la loi pour les remplacer, par décret, par l’Ente Nacional de Comunicaciones, chargé d’appliquer la loi sur les médias ou ce qu’il en reste après les modifications apportées à la demande du Grupo Clarín.

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Le point central du débat, tant sous le gouvernement de Macri que sous celui de Milei, est la manière de liquider ce qui reste des médias d’Etat. Lors de sa récente visite en Italie [pour rencontrer le pape], Milei lui-même a considéré l’Etat comme «une association pour perpétrer des crimes». Les médias d’Etat font donc partie de cette machinerie criminelle.

L’actuel président a connu un formidable développement de son image, d’abord dans les réseaux sociaux, mais pas dans les médias. Sa figure publique s’est développée à un rythme vertigineux depuis 2019, date à laquelle il est entré dans l’arène politique. Puis il a remporté un siège parlementaire national lors des élections législatives de 2021 et est devenu président lors d’un second tour contre le candidat du parti au pouvoir, Sergio Massa, qu’il a battu avec 56 % des voix, en 2023. Au premier tour, Milei avait obtenu 30% des voix contre 36% pour Massa. Son image s’est construite en grande partie sur les médias sociaux et ce n’est que lorsqu’il a décidé de se présenter à l’élection présidentielle qu’il a obtenu du temps d’antenne sur des stations de radio et de télévision privées, telles que La Nación+ et Radio Mitre, qui font partie du conglomérat de médias privés des groupes La Nación et Clarín.

Ce n’est que lorsque les dernières étapes de l’élection présidentielle, proches du premier tour, ont montré sa progression incontestable que quelques médias privés ont mis en évidence certaines des contradictions les plus saillantes de ses propositions électorales: le port d’armes gratuit pour les citoyens, l’achat et la vente d’organes humains, les insultes en vrac incluant la figure du pape François, l’éloge des mafias au mépris de la loi et l’éloge des entreprises qui polluent les cours d’eau parce que, en réalité, elles ne causent pas de dommages, comme il l’affirme encore aujourd’hui.

Martin Becerra a déclaré en septembre dernier, dans Brecha, que «depuis trois ou quatre mois, les médias avaient cessé de l’inviter, mais il est arrivé aux PASO [élections primaires, ouvertes, simultanées et obligatoires, le 13 août] et a obtenu des heures et des heures de programmation sur des canaux TV dont les programmes célébraient ses excentricités, ses débordements et ses jurons». Dans la même édition de l’hebdomadaire Brecha, un autre spécialiste des médias, Guillermo Mastrini, également professeur à l’UBA, déclarait: «Le système médiatique traditionnel ne s’entend pas avec Milei. Mais ce système ne s’entendait pas non plus avec des personnages similaires dans d’autres pays. Au Brésil, le réseau d’O Globo s’est mal accommodé avec Jair Bolsonaro et a fait tout ce qu’il pouvait pour empêcher son retour à la présidence. Aux Etats-Unis, les grands médias, comme le Washington Post et le New York Times, n’ont jamais eu d’empathie pour Donald Trump.»

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Cependant, en ce qui concerne l’éventuelle privatisation des médias publics, Martin Becerra est sceptique à l’égard de Brecha. «Il est vrai que pour envisager une privatisation, il faut que des intérêts privés se manifestent pour acheter. Pour ce qui est des médias publics en Argentine, nous avons affaire à des structures coûteuses, parce que, dans ce cas particulier, le travail à l’échelle fédérale et sur le plan social réalisé, par exemple par Radio Nacional, le justifie. Mais ce sont des questions qui n’intéressent pas les entrepreneurs des médias en Argentine, car ils recherchent le profit et la rentabilité immédiate.»

Néanmoins, Martin Becerra lui-même évoque des corrections possibles du rôle des médias d’Etat et de leur discours. «Sans comparer les médias d’Etat argentins, par exemple, avec la BBC britannique, parce qu’il s’agit d’une tradition différente, nous devons reconnaître que l’Etat a beaucoup à transmettre par ces médias. Mais l’excès de gouvernementalisation se retourne contre eux car il les délégitime aux yeux de la société elle-même. Tout simplement parce qu’ils ne parviennent pas à développer une orientation éditoriale stable, ce qui est une condition pour que tout média soit respecté, crédible, consulté et légitimé par son public. C’est un gros problème.» (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 16 février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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La presse et la répression de Milei-Bullrich

Le protocole répressif mis en place par le ministère de la Sécurité dirigé par Patricia Bullrich a déjà fait ses premières victimes lors des journées de protestation sociale aux abords du Congrès national, la première semaine de février, alors que les élu·e·s débattaient de la loi «omnibus» qui n’a pas abouti*.

Le bilan de la répression policière s’élève à 285 personnes blessées à des degrés divers de gravité et 35 journalistes ont été agressés alors qu’ils couvraient les manifestations. L’incident a fait l’objet d’une plainte en justice déposée par l’Union de la presse de Buenos Aires, l’Association des reporters de presse de la République argentine et le Centre d’études juridiques et sociales auprès du tribunal fédéral n° 6 de la ville de Buenos Aires. D’autres organisations de défense des droits de l’homme ont déposé une plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) au sujet de la répression et la CIDH a répondu par un communiqué adressé à l’Etat argentin. «La CIDH rappelle que la protestation et la manifestation pacifiques sont un élément essentiel des sociétés démocratiques et que l’Etat doit respecter, protéger, faciliter et garantir le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. […] Le travail de la presse constitue un élément fondamental pour la garantie des libertés sur lesquelles repose le système démocratique. Dans le cadre des manifestations et des situations de conflit social aigu, le travail des journalistes et des professionnels des médias permet de tenir la population informée des événements d’intérêt et du rôle des forces de sécurité. […] Lorsque l’intégrité physique des journalistes qui couvrent les manifestations est affectée, il y a violation à la fois de l’aspect individuel de la liberté d’expression – parce qu’ils sont empêchés d’exercer leur droit de rechercher et de diffuser des informations, et qu’un effet de dissuasion est provoqué – et de son aspect collectif, parce que la société est privée du droit de connaître les informations que les journalistes obtiennent.»

Le rôle de la presse publique et privée semble faire l’objet d’un débat ouvert au sein du gouvernement de Javier Milei.

* Aux mesures répressives décidées formellement par Patricia Bullrich (avec son Protocolo de Orden Publico) et mises en application aussi bien à Buenos Aires qu’en province, il faut ajouter la répression sociale qui prend la forme non seulement des politiques inflationnistes, avec leurs effets sur le pouvoir d’achat et la paupérisation, mais de diverses décisions telles que la suppression du salaire minimum prise le 16 février. Thèmes sur lesquels nous reviendrons. (Réd.)

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[1] «Le ministre de l’Intérieur, Guillermo Francos, qui avait été la cheville ouvrière des tractations pour obtenir une majorité ad hoc, une gageure pour le parti LLA de M. Milei, troisième force dans l’Hémicycle, a expliqué avoir constaté «un manque de volonté des blocs d’accompagner les réformes».  «Il y a eu des engagements de vote qui n’ont pas été respectés dans la pratique», a-t-il dénoncé.» (Le Monde, 7 février 2024)

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