Suisse: le marché de la qualité dans la santé…proposé par L’Hebdo

L'Hebdo hospitalisé au CHUV: «bon pour la tête»?

Par Benoit Blanc

Un argument majeur des partisans de la loi sur les réseaux de soins intégrés, soumis au votre le 17 juin prochain, est que ces réseaux permettraient d’augmenter la qualité des soins fournis. La loi prévoit d’ailleurs que le contrat conclu entre un assureur et un réseau de soins devra notamment régler la «garantie de la qualité» des prestations fournies (art. 41c, al.2). De fait, la qualité est de plus en plus souvent citée comme un argument en faveur des réformes mises en œuvre dans la santé. Ce qui est en train de se mettre en place dans les hôpitaux éclaire la fonction de cet argument.

Quand L’Hebdo fait dans la qualité…

«Hôpitaux : Comment choisir le bon établissement»: L’Hebdo du 10 mai 2012 propose, dans sa bien nommée rubrique «Mieux comprendre», un classement des hôpitaux de Suisse romande (et des trois hôpitaux universitaires de Suisse alémanique) en fonction de leur qualité. Il se base sur des données publiées par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

L’enjeu du palmarès? «Depuis le début 2012, les Suisses peuvent choisir de se faire soigner dans n’importe quel hôpital, même s’il se trouve hors de leur canton d’origine. [Ce qui est une demi-vérité : cette liberté est limitée par le fait que le patient doit prendre en charge la différence entre le coût du traitement dans son canton et celui dans l’hôpital extra-cantonal choisi.] Mais malgré ce nouvel éventail de possibilités, il leur est presque impossible de faire un choix informé en raison du manque d’indicateurs de qualité.» Qu’à cela ne tienne: L’Hebdo est là. Etudier un peu dans le détail la manière dont cette «information» est produite aide à comprendre à quoi – et à qui – elle peut servir.

• L’hebdomadaire a choisi cinq morbidités ou interventions (parmi la quarantaine à propos desquelles l’OFSP publie des chiffres) pour aider ses fidèles lectrices et lecteurs à «choisir le bon établissement». Les deux indicateurs retenus sont le nombre d’interventions dans chaque établissement et le taux de mortalité spécifique à chaque type de traitement, standardisé selon l’âge et le sexe.

Les deux premières morbidités sont l’infarctus du myocarde et l’accident vasculaire cérébral. Il est bien connu qu’une personne terrassée par une crise cardiaque ou une attaque cérébrale est dans la situation de choisir l’hôpital dans lequel l’ambulance la conduira de toute urgence! Les deux cas suivants sont la pose de prothèse de la hanche et l’hernie, pour lesquels les décès sont très rares. Cela pose alors de très sérieux problèmes d’interprétation: un seul décès peut faire varier fortement le taux de mortalité standardisé, sans que cela soit pour autant significatif d’une tendance. Et l’état de santé général du patient est alors très souvent déterminant du risque d’une issue fatale.

La cinquième maladie retenue par L’Hebdo est la prise en charge des pneumonies. Les lectrices et lecteurs sont effectivement parés pour faire un «choix informé»

• On lit ceci dans la publication de l’OFSP, source de l’hebdomadaire qui se veut «Bon pour la tête» : «Il convient toutefois de garder à l’esprit que le nombre de cas et le taux de mortalité [les deux indicateurs de qualité retenus par l’OFSP et repris par L’Hebdo] ne permettent pas de tirer des conclusions directes en ce qui concerne la qualité d’une prestation médicale [souligné par nous]. Même ajustés au risque [ce qui est loin d’être le cas pour les données de l’OFSP], ces deux paramètres (nombre d’interventions et taux de mortalité standardisé) ne permettent pas d’atteindre l’objectif visé. Il n’est donc pas pertinent de vouloir faire un classement des hôpitaux en se basant sur ces données.[souligné par nous]» (OFSP (2012), Indicateurs de qualité des hôpitaux suisses de soins aigus 2008/2009, p. 47, contribution de Michael Heberer, Heidemarie Weber, Atanas Todorov, de l’hôpital universitaire de Bâle).

La couverture de L’Hebdo claironne cependant : « Vaud: 14 établissements sous la loupe. Le CHUV en tête de classement ». L’indicateur de qualité du journalisme hebdomadaire est tout trouvé.

Qualité et indicateurs de qualité

Si la question se limitait à la probité de L’Hebdo, elle ne mériterait pas le détour. L’enjeu est cependant d’une autre dimension: à quoi servent des indicateurs de qualité pour des hôpitaux?

La qualité des soins fournis  dans les hôpitaux est importante. Elle dépend, dans des institutions aussi complexes, des interactions entre un très grand nombre de facteurs.

Mentionnons notamment : 1° les ressources disponibles et la dotation en personnel – ce qui est souvent passé sous silence, bien que les études ne manquent pas, y compris en Suisse, montrant le lien entre effectifs, niveau de stress ressenti par le personnel soignant et qualité des soins; 2° le type de formation et de formation continue ; 3° les modalités de collaboration, d’échanges d’information et de supervision entre les différents acteurs ; 4° le type de protocoles de soins mis en place; 5° le type de procédure permettant la déclaration des erreurs et des processus d’apprentissage aidant à éviter leur répétition, etc.

La réflexion sur ces questions est permanente dans le monde médical et des soins. La littérature scientifique sur le thème est pléthorique. Il est nécessaire que les enjeux de cette réflexion et de ces débats entre professionnels soient portés de manière intelligible dans l’espace public: leurs enjeux ne sont pas seulement professionnels, mais doivent aussi informer les choix d’une politique sanitaire publique. Mais les indicateurs de santé sont-ils la bonne manière de le faire?

L’idée même d’un indicateur sous-entend la possibilité d’isoler une mesure chiffrée, censée synthétiser des informations pertinentes sur un sujet, en l’occurrence la qualité des soins dans les hôpitaux. La citation du rapport de l’OFSP reproduite ci-dessus montre la difficulté de l’exercice.

Reprenons les deux indicateurs de l’OFSP pour illustrer le problème.

• Le premier est le nombre d’interventions pratiquées dans un hôpital. L’idée sous-jacente est que la qualité des soins s’accroît avec la quantité des interventions pratiquées, une personne ou une équipe exercée étant plus apte à maîtriser toutes les facettes d’un processus de soins. La littérature scientifique montre cependant que même cette question apparemment simple et de «bon sens» est complexe. Ainsi, le lien entre quantité et qualité dépend du type d’interventions. Il sera plus pertinent pour des interventions rares et très sophistiquées, moins pour d’autres interventions plus simples. L’éventuelle association entre quantité et qualité n’est pas linéaire. Il faut tenir compte non seulement du nombre d’interventions dans l’hôpital, mais aussi de l’expérience personnelle du praticien, etc. Conclusion: une présentation simpliste, du type: « quantité = qualité », retenue par L’Hebdo pour faire son classement, est tout simplement trompeuse.

• Le second indicateur – le taux de mortalité spécifique par maladie ou intervention, standardisé selon l’âge et le sexe – souligne la difficulté de comparer des choses comparables. Si l’on veut mesurer l’impact potentiel de la qualité des soins sur le risque de décès au cours d’une hospitalisation, il faut alors s’assurer que l’on a bien pris en compte les différences dans l’état de santé général des personnes concernées. Un hôpital soignant des personnes très atteintes dans leur santé et en fin de vie a un risque accru que certaines d’entre elles décèdent au cours de leur séjour. L’indicateur calculé par l’OFSP a été standardisé selon l’âge et le sexe: ces deux mesures prennent en compte une partie des différences de l’état de santé, mais de loin pas toutes. Les valeurs ainsi obtenues ne sont donc pas vraiment comparables.

Indicateurs de qualité… ou de marché ?

Qu’est-ce qui motive alors l’importance accordée à des indicateurs dont l’interprétation, en toute rigueur, exige une extrême prudence et une mise en contexte très précautionneuse – ce qui est contradictoire avec l’idée même d’indicateur?

La réponse n’est pas à chercher du côté des processus d’amélioration de la qualité en tant que tels, mais de celui du nouveau mode de financement des hôpitaux. Pour faire court: la logique du nouveau financement des hôpitaux est de construire un marché mettant en concurrence les hôpitaux entre eux. Cette concurrence est censée servir d’aiguillon pour les amener à augmenter leur efficience, c’est-à-dire leur productivité. De manière générale, la concurrence peut, a priori, jouer à deux niveaux différents: les prix ou la qualité.

Dans le système du financement hospitalier, le prix est fixé pour tous les hôpitaux : c’est le financement par DRG (Diagnostic related group ; Groupe homogène de diagnostic à la base de ce qui est appelé en France, depuis 2004, la tarification à l’activité). Pour attirer des clients – dans un marché, les patients se transmutent en clients – la concurrence doit donc jouer sur la qualité. Mais pour que cela fonctionne, il faut la rendre visible en la «mesurant». C’est la fonction des indicateurs de qualité.

Les indicateurs de qualité, auxquels l’OFSP apporte sa caution, n’ont donc, dans les faits, que peu à voir avec la qualité. Ils sont avant tout un adjuvant au marché des hôpitaux: de ce point de vue, le classement de L’Hebdo est plus dans l’esprit réel de ces indicateurs que les précautions que prend hypocritement l’OFSP dans sa présentation, afin d’éviter le discrédit auprès de la communauté scientifique.

Ils sont un argument de vente, dont pourront en particulier se prévaloir les institutions privées cherchant à occuper les segments d’activité rentables, dont l’émergence est favorisée par le financement par DRG. Simultanément, dans chaque établissement, ils deviennent aussi un instrument aux mains du management pour soumettre les médecins et le personnel soignant à cette nouvelle «orientation marché et client»: il est plus difficile de répondre à des injonctions lancées au nom de la qualité.

L’effet de ces indicateurs de qualité ne s’arrête cependant pas là. Ils génèrent aussi des comportements stratégiques, mis en évidence chaque fois que ce genre d’indicateurs sont mis en place (on retrouve les mêmes logiques dans l’enseignement, par exemple): on soigne les indicateurs plutôt que la qualité des soins.

Une étude récente réalisée au Pays-Bas illustre le mécanisme. Son but était d’évaluer dans quelle mesure les personnes ayant recours à une angioplastie (technique médicale non-invasive destinée à dilater des vaisseaux sanguins, comme les coronaires, atteints d’occlusion) étaient influencées dans leur choix de l’hôpital par les indicateurs de qualité publiés en Hollande. Les résultats montrent que ce choix est notamment influencé par le taux de réadmission dans les douze semaines suivant l’intervention, un indicateur considéré comme révélant un échec de l’opération.

Or, font remarquer les auteurs de l’étude, les taux publiés aux Pays-Bas ne sont pas ajustés sur la gravité des cas traités (comme en Suisse). Il en découle deux conséquences. D’une part, les patients sont influencés dans leur choix par des informations qui peuvent être erronées. D’autre part, cet indicateur biaisé peut inciter les hôpitaux à modifier leur politique, par exemple en sélectionnant les patients qui ne présentent pas de complications, pour améliorer leur score et leur attractivité sur le marché des patients. Avec, au final, un risque accru pour les patients présentant les tableaux cliniques les plus lourds. La qualité se transforme en sélection des risques aux détriments des plus fragiles et de la santé publique.

L’acceptation de la Loi sur les réseaux de soins intégrés impliquerait inévitablement l’extension de cette logique pervertie de la qualité au secteur des soins ambulatoires, sous prétexte de permettre aux assurés de faire un «choix informé» du «bon réseau». C’est une raison de plus de voter NON le 17 juin.

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PS. Pour les lecteurs et lectrices du site A l’Encontre, voici la référence de l’article de l’Hebdo :

http://www.hebdo.ch/comment_choisir_le_bon_etablissement_161089_.html

 

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