«Nous voulons tous partir, mais sans quitter le pays»

Par Panagiotis Grigoriou

Il y a de la fluidité dans l’air. Des mentalités, soit changeantes, soit «définitivement» acquises se télescopent violemment. Les déclarations faites au G8, d’ailleurs médiatisées assez mollement en Grèce, ne semblent pas entraver la marche vers ce nouvel empirisme dans le nouveau goût politique grec.

Les gens sont plus souriants, première conséquence… empirique : «Je te le confirme, dans mon quartier aussi, à l’ouest d’Athènes, c’est pareil, on respire un peu, il y a de l’espoir», expliquait Manos, un enseignant, reconverti dans l’informatique bien avant le Mémorandum, rencontré ce matin. Nos représentations ont désormais de l’odorat, la politique redevient presque une affaire de sécrétions humaines car nous la respirons à tous les coins de rue, sa circulation se fait désormais par les humeurs, la gestuelle et les mimiques des corps et des visages, les gens transpirent leurs arguments. Nous vomissons une partie de nous-mêmes (certains d’entre nous en tout cas). Nous redevenons des animaux politiques, d’où l’imprévisibilité, vraiment de circonstance, «animalité» oblige. Sauf que nos chats et chiens errants restent les plus imperturbables de tous les êtres demeurant chez nous.

Les adeptes du… structuralisme systémique (ou en tout cas ceux qui s’accrochent comme ils peuvent à cette étiquette sans trop y croire) sont en train de perdre leurs dernières certitudes, le bank run [retraits des comptes par les particuliers de leur épargne, soit pour faire face aux dépenses quotidiennes, soit pour se protéger en cas de passage à la drachme, avec la dévaluation qui en découle] permanent des derniers jours en devient le catalyseur. Les classes moyennes encore possédantes, ankylosées du Pasokisme (pour ne pas dire «possédées»), tout autant que de la facilité illusoire, font preuve de suffisamment de connaissances et de sens d’analyse, pour comprendre l’impasse, la leur et celle de leur modélisme comportemental, sauf que pour la vraie fuite en avant, ils en sont incapables, donc pas de révolution à l’horizon: «Nous nous trouvons dans l’impasse, nous avons toujours voté PASOK, sauf que maintenant c’est cuit. Nous deviendrons pauvres, il va falloir se serrer la ceinture, ne plus importer certains produits ou sinon les taxer, mais tout de même, ce Tsipras [Syriza] est dangereux. On est bien d’accord, nous restons attachés à l’euro, nous voulons garder cette monnaie, c’est le Mémorandum que nous condamnons sans réserve, point à la ligne. Pourtant, pensez-vous qu’un jour, nous irons prendre nos repas à la soupe populaire?»

«Eh, vous savez quoi, j’ai reçu un mail d’info, c’est une liste de tous les lieux de distribution de soupe populaire, finalement au lieu de l’effacer, je l’ai archivé, qui sait? » Rires. «Mais Mina, il faut s’attendre à tout, nos retraites peuvent ne pas être versées comme d’habitude, aux alentours du 22 mai, et là, plus rien ne sera drôle.» « Oui Yannis, mais avouons-le, durant le règne du PASOK, est-ce que les belles années que nous avons vécues sont équivalentes à un âge d’or? Eh… sauf que sur sa fin, le navire est en train de couler, le pays entier, rien que les suicides, c’est atroce, on ne peut pas le pardonner au PASOK.» «Et notre propre responsabilité Mina?»

«Je ne sais plus pour qui voter, Tsipras est dangereux, je crois que je voterai Kouvelis, sa Gauche Démocratique me semble sérieuse et surtout européenne, qu’en pensez-vous ?» Une conversation, samedi 19 mai, entre trois retraités de fraîche date, craignant leur déclassement social… en cours. Ils déjeunaient dans une brasserie, seuls parmi les clients, à commander un repas complet, tous les autres se contentèrent d’un café. Ils sont partis en 4×4, aussi récent que leurs retraites.

Est-ce aussi leur fin? Dimanche dans l’après-midi, le message d’un auditeur a été lu sans commentaire, par l’animateur sur Real-FM, un journaliste connu: «Je suis au chômage, mon épouse aussi. Nous avons trois enfants, nous prenons nos repas à la soupe populaire. Un de nos enfants ne va plus à l’école, il a honte, nous ne pouvons plus lui offrir de quoi se vêtir et se chausser correctement. Nous n’en avons plus rien à battre de l’euro, qu’il crève, les politiciens avec, avant l’euro je travaillais, j’avais de quoi vivre, j’avais mon commerce, je sortais, j’étais quelqu’un… ». Autre tranche de la classe moyenne, autres craintes, ou plus aucune crainte ?

 

Mon cousin Costas a changé d’avis également, il ne s’était pas déplacé aux urnes le 6 mai: «Rien ne changera, les deux grands éternels, PASOK et Nouvelle Démocratie, gouverneront ensemble pour poursuivre une politique issue du Mémorandum, à quoi bon… puis tu sais, je vote au village, j’ai déjà perdu la moitié de mes revenus, le déplacement me coûtera plus de 100 euros, impossible», voilà son raisonnement (désormais dépassé), à la veille du 6 mai. Costas, d’habitude prudent, et relativement apolitique, se découvre brusquement, comme emporté par un torrent: «Je vais voter au village, tant pis pour l’essence. Je voterai Tsipras, SYRIZA est notre dernier espoir; de toute façon, les autres nous ont trahis, nous les supportons déjà assez depuis 30 ans, terminons-les… à présent» [1 – voir ci-dessous les résultats des derniers sondages pour les élections].

 

Autre opinion exprimée ce lundi matin [21 mai], celle de Pavlos, commerçant enrichi par son travail et par celui des autres, car il a toujours déclaré le quart de ses revenus réels auprès du fisc de l’Etat-PASOK. En adepte historique du pasokisme payant et en tant que «supporter» acharné et contributeur discret d’un député PASOK du sud de la Grèce, il a «validé» l’embauche au… mérite, de ses deux enfants, respectivement au sein de la régie des transports athéniens et à la poste. Sauf que Pavlos sait qu’il faut quitter à l’heure, un navire qui coule: «Je voterai SYRIZA. Le PASOK et la Nouvelle Démocratie c’est une catastrophe, j’ai voté KKE [parti communiste] le 6 mai, c’était aussi pour faire plaisir à mon père, un vieux partisan. Il vit toujours sa Guerre civile. Non, cette fois-ci je suis conscient des enjeux et je n’ai pas peur de Merkel et des autres sur l’euro. Je n’ai plus peur, leurs menaces, la sortie de l’euro, c’est du bluff ; Tsipras a raison. Notre situation certes, elle est grave, moi, j’ai perdu 70% de mes clients ; ah tu sais quoi, Christofis à Tripoli [chef-lieu du district d’Arcadie, dans le centre du Péloponèse], un bon client jadis, non seulement il a fait faillite, mais il n’a même plus de quoi manger, je lui ai acheté ses courses la semaine dernière, c’est grave… ».

23 mai: les pharmacies en grève

Alors Christofis souffre aussi, bonne blague. Ce fils de cafetier, directement «graissé» à travers les engrenages du PASOK historique et hystérique, écrivait, il y a vingt ans, de jolis discours par le compte d’une ancienne députée du Mouvement panhellénique (PASOK), devenue secrétaire d’Etat depuis. C’est par ce biais que Christofis a été mis au parfum des fonds structurels européens… dans toute leur priorité nationale: la mise en place d’une  «entreprise» de tourisme en moyenne montagne, dans l’hôtellerie de luxe. Il s’est toujours vanté de sa dernière montre suisse, de sa prochaine grosse cylindrée allemande, du parfum parisien de Noël, et de son récent voyage à Londres. Voyage ultime aussi pour tous ces gens aussi: la saisie (suite à une faillite). Mais les banques ne savent plus que faire de toute cette richesse, vidée de tout sens. «Bon débarras, qu’il crève Christofis et le PASOK avec, je ne lui donnerai même pas un seul verre d’eau, espèce de vermine », telle est l’opinion exprimée par certains dans sa région et sans aucune retenue désormais, les masques tombent.

On dirait que nous vivons dans un pamphlet permanent, comme chez Evelyn Waugh [Arthur Evelyn St.John Waugh, 1903-1966], à travers ses Bagages enregistrés [Ed. Payot, 1991], par exemple. Mais à présent, vers quelle destination? Peu importe, ce qui compte, c’est de partir. Nous voulons tous partir, mais sans quitter le pays.

Mais alors prudence, car la rocade de l’histoire est glissante. Hier dimanche [le 20 mai], des témoins oculaires m’ont raconté que dans le quartier du marché Monastiraki, des individus se présentant comme appartenant à l’Aube dorée (Chryssi Avyi, néo-nazi) ont tiré en l’air pour semer la terreur parmi les immigrés, vendeurs ambulants ou occasionnels, fréquentent les lieux. Donc attention à l’enregistrement des bagages en ce moment.

Manos vient de rencontrer par hasard ses anciens élèves dans un bistrot de son quartier. Ils se disent électeurs SYRIZA, sauf un, ce dernier, il a voté en faveur de l’Aube dorée. «J’ai voulu faire quelque chose de concret – a-t-il dit. Mais j’en reviens. Les gens m’ont accueilli au sein de ce mouvement, et dès le premier jour, ils ont enregistré mes coordonnées, puis, un type m’a nommé lieutenant. Tout est militaire chez eux. Nous avons regardé un documentaire patriotique sur DVD, j’ai décidé que c’était la dernière fois, ce n’est pas ce que je cherchais. Je suis tout de même inquiet, car ils ont mes coordonnées, ils peuvent me trouver.»

 

Nous agissons aussi, ayant le vent bien en face. Notre mouvement  – «Unité 2012» – a organisé sa première soirée repas-débat, dans une taverne du centre historique d’Athènes. Pour une participation de dix euros par personne (c’est désormais la règle du «coût soutenable»), la musique et l’optimisme en plus (et l’électricité pour l’instant). C’est un mouvement anti-mémorandum, créé il y a quelques mois, avant tout, un forum de discussion. Parmi les initiateurs du mouvement, l’écrivain Fondas Ladis et le musicologue Panagiotis Kounadis (spécialiste du genre musical de Rebetiko, apparu dans les années 1920), présents évidemment, joyeux et fiers. Il y a de quoi pour ces anciens compagnons de route de Mikis Theodorakis, ayant participé aux luttes de cette génération durant les années 1960. Ils ont aussi affronté la dictature des colonels [1967-1974], ainsi ils ne se laissent pas impressionner par les intimidations des nouveaux maîtres. Voilà comment l’expérience du fait politique, de surcroît dans un moment rare et pour tout dire opportun, est transmise entre les générations à travers l’action, les idées et les perspectives qui circulent librement.

Ceux qui parmi nous appartiennent en plus à un parti deviennent ainsi les porteurs de l’osmose et des mutations du temps présent partagé. «Re-culturer » et « re-signifier » le présent (et le futur) est une tâche de longue haleine, dépassant, notre opposition à la «région civilisationnelle» (cultural area) du Mémorandum et du «Monstre doux», nous savons donc que nous en avons pour trente ans !

Toutes nos nouvelles ne sont pourtant pas bonnes, mais au moins, elles sont… authentiquement de saison. Comme celles, concernant Georges M., dont l’attitude arriviste saute désormais aux yeux de tous. Il a voulu devenir candidat sous l’étiquette SYRIZA (en «soutien externe»), aux élections du 6 mai. Et il a cru que les cadres de ce Front de gauche à la grecque lui laisseraient toute la place, eux qui ont lutté au sein des «mécanismes internes» si bien connus en politique durant des années. Et maintenant, comme par magie, ils devraient s’éclipser en faveur de monsieur M., donc Georges a été remercié rapidement, preuve que, jamais, le nouveau n’émerge vraiment, sans l’ancien!

 

Et l’euro, appartient-il toujours au nouveau ou déjà même, à l’ancien ? Laurent Fabius s’inquiète d’un vote contre l’euro, souligne Le Monde du lundi 21 mai, car: «Les Grecs, s’ils veulent rester dans la zone euro, « ne peuvent pas se prononcer pour des formations qui les feraient sortir de l’euro », aux législatives du 17 juin, a affirmé, lundi 21 mai, le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, tout en soulignant que la France « n’a pas de leçons à leur donner ». « Il faut bien qu’on explique sans arrogance à nos amis grecs que s’ils veulent rester dans l’euro, ce qui est je crois une majorité d’entre eux, ils ne peuvent pas se prononcer pour des formations qui de fait les feraient sortir de l’euro », a déclaré sur Europe 1 le chef de la diplomatie française. « C’est très délicat car nous n’avons pas de leçons à leur donner. Mais en même temps, la France qui n’a pas à donner de leçons doit dire les choses à [ses] amis grecs », a ajouté Laurent Fabius. « Il faut bien que chacun comprenne que l’enjeu c’est que les Grecs restent ou ne restent pas dans l’euro. On ne peut pas à la fois vouloir rester dans l’euro et ne faire aucun effort.»

La crainte de Laurent Fabius rejoint quelque part celle de nos retraités récents rencontrés au bistrot (discussion citée plus haut). Nous savons pertinemment que la diplomatie a ses règles, ses conventions et ses convenances habituelles, compréhensibles et légitimées par la géopolitique et les rapports de forces, depuis Thucydide. Sauf qu’en ce moment en Grèce, il s’opère quelque chose d’intéressant, entre la clef du passé et la serrure du futur. Et cette clef, ne se réduirait-elle pas qu’à l’euro ? En tout cas, pas autant que l’on veut nous le faire croire. Nous réalisons ainsi aussi, qu’en réalité, l’euro n’est pas tant «notre problème», mais celui des rapports de forces qui dépassent la portée économiquement objective du cas grec, sa symbolique mise à part pourtant.

Cette toute dernière doxa gagne progressivement les esprits chez nous, mais dans une proportion que personne ne pourra estimer avec certitude avant les élections du 17 juin, et encore.

Certains Grecs lient leur sort à celui de l’euro, c’est compréhensible, ces concitoyens iront voter la peur entre les doigts, tandis que bien d’autres, délivrés des craintes inutiles, ou sinon, adeptes… consciencieux du chaos, voteront aussi en conséquence.

Advienne que pourra, Alexis Tsipras a le vent en poupe et… l’archipel Égéen derrière lui. Car on sait désormais que même si SYRIZA n’accède pas au pouvoir en ce moment, le Mémorandum est inapplicable en Grèce, et potentiellement ailleurs en Europe.

Si l’Allemagne, si bien régalienne dans ses prérogatives supranationales car «détentrice» de la zone euro, insiste sur le «lien incontournable» entre la monnaie et l’austérité, «alors, nous ne pourrons plus rien garantir, nous disons oui à l’euro, mais pas au point de subir une catastrophe humanitaire, de surcroît dans l’indignité et la déshumanisation», selon ce que l’on entend dire, ici ou là ces derniers jours en Grèce.

Surtout que le récent chantage de la Chancelière (référendum sur l’euro simultanément aux élections) a été vécu comme relevant de l’ultime humiliation, obligeant même les partis du Mémorandum à réagir vivement; et permettant à Tsipras de passer ainsi à l’offensive par ses nouvelles propositions: vote au Parlement ou peut-être referendum, sur le Mémorandum et seulement sur le Mémorandum.

Voilà que la politique revient par la grande porte dans ce pays et peut être bien en Europe. Loin de Bruxelles et des lobbies, des Commissions et autres «déficits structurels démocratiques», en réalité semble-t-il incurables.

«Et si nous refusons le Mémorandum par référendum, sans se prononcer sur l’euro, que va-t-il se passer? Nous avons le droit souverain du questionnement choisi par référendum ou non ? Après tout, les contradictions de l’euro ne sont pas les nôtres, nous ne l’avons pas créé, l’euro, et ses véritables enjeux n’ont jamais été expliqués aux peuples de l’Union Européenne, faisons adopter la drachme par toute l’Europe», voilà ce qu’on peut entendre désormais chez nous, paroles parfois légères, mélangeant le tragique au comique, la désinvolture à la douleur.

«L’autre» nouvelle nous a aussi frappé ce matin, car on en parle entre nous sous un ton tristement familier : « un homme, au chômage, a poussé ses deux enfants par la fenêtre avant de se suicider en Italie » (quotidien Kathimerini, 21 mai), en plus du séisme qui vient de frapper notre pays voisin. Nouvelles de la zone euro, avenir en somme consolidé… leçons à donner. (21 mai 2012)

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Panagiotis Grigoriou est historien et ethnologue vivant à Athènes.

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Les derniers sondages électoraux (Rédaction A l’Encontre)

1.- Source: Raas, 19 mai 2012

Nouvelle Démocratie: 20,2%; SYRIZA: 21,7%; PASOK: 11,7%; Grecs Indépendants: 7,3%; Gauche démocratique: 6,2%; KKE (PC): 5,5%; Chrysi Avgi (Aube dorée) : 3,7%.

 

2.- Public Issue : 20 mai 2012

Nouvelle Démocratie: 24%; SYRISA: 28%; PASOK: 15%; Grecs indépendants: 7,3%; Gauche démocratique: 6,2%; KKE (PC): 5%; Chrysi Avghi: 4,5%.

 

3.- Metron Analysis: 20 mai 2012

Nouvelle Démocratie: 19,7%; SYRIZA: 20,8%; PASOK: 14,4%; Grecs Indépendants: 6,5%, Gauche démocratique: 5,2%; KKE: 4,8% ; Chrysi AVGI: 4%.

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