Par Ernesto Herrera
Pour atteindre Sumaré (Etat de São Paulo) où allait se tenir le congrès de Conlutas, beaucoup de délégations ont dû effectuer un voyage épuisant. Certaines ont fait plus de 50 heures de bus. Mais malgré les milliers de kilomètres parcourus et les innombrables obstacles franchis, les délégations sont arrivées au bout de leur périple avec le sourire, pleines d’espoir et porteuses d’aspirations précises. Sandra Madalena Ferreira, militante de base du Syndicat de la chimie et la pharma de Goias (centre ouest du Brésil), par exemple, explique: « Le rôle du syndicat est de se battre pour les droits des travailleurs, d’organiser à la base en vue de lutter pour ses droits. Voilà de principal objectif du Congrès. » C’est aussi simple que cela.
Le 1er Congrès national de la Centrale syndicale et populaire – CSP – Conlutas s’est réuni les 27, 28, 29 et 30 avril 2012. Le caractère et les objectifs de ce Congrès sont énumérés dans le préambule du règlement de fonctionnement : « L’apparition de la CSP-Conlutas dans le paysage brésilien incarne une nouvelle expérience d’organisation des travailleurs et des travailleuses. La proposition d’intégrer dans une même organisation de front unique les syndicats et les mouvements populaires urbains et ruraux, ainsi que les mouvements d’étudiants et de lutte contre les oppressions symbolise à la fois la compréhension que nous accumulons et notre volonté d’unir tous les secteurs exploités et opprimés de notre classe en une lutte commune, de classe, contre le capital et ses agents. »
Le Congrès s’est ouvert avec les présentations de rigueur et les salutations habituelles. Mais dans son message de bienvenue aux délégations, aux observateurs et aux invités internationaux, Sébastiao Cacau, au nom du Secrétariat exécutif, a déjà, à juste titre, défini la composition du Congrès: « Sont réunis ici tous ceux toutes celles qui ont aidé à construire cet instrument de lutte de la classe travailleuse, encore petit mais actif et vigoureux. » En effet, les militants sociaux étaient présents en nombre dans cette assemblée. Par exemple: les travailleurs du Consorcio Constructor Belo Monte de la région d’Altamira (Para) qui ont paralysé la construction du troisième barrage hydroélectrique du monde; les manœuvres de la construction civile [gros œuvre] de la région métropolitaine de Fortaleza (Ceara) qui feront grève le 7 mai; les ouvriers du Complexe Pétrochimique de Rio de Janeiro appartenant à Petrobras et qui ont conduit une grève victorieuse dans le pôle pétrochimique le plus important d’Amérique latine, qui constitue le principal projet du PAC du gouvernement PT (plan d’accélération de la croissance); les activistes du MTST (Mouvement des travailleurs sans toit) engagés dans la lutte des occupants du quartier Pinheirinho, à San José dos Campos (São Paulo). Sans compter une délégation des Pompiers de Rio de Janeiro qui ont mené une grève de dix jours lors du dernier Carnaval (février 2012) pour revendiquer des améliorations salariales et des conditions de vie dignes.
Il y avait bien entendu beaucoup d’autres activistes sociaux, membres de divers syndicats, de mouvements sociaux et de collectifs, qu’ils soient des salariés du secteur public, des professeurs [le syndicalisme universitaire est fort], des étudiants organisés syndicalement, des membres du mouvement noir naissant, des retraités actifs dans leurs associations, ainsi que des représentants des peuples indigènes, des défenseurs des droits humains, et des mouvements gays et lesbiennes. Et une représentation remarquée du Mouvement de femmes en lutte.
Tout au long du Congrès arrivaient des informations concernant la participation, ce qui a permis d’apprécier aussi bien l’ampleur que la diversité du camp de la résistance et des luttes sociales qui était réuni à Sumaré. Entre les délégué·e·s, les invités et les observateurs, 2280 personnes ont participé aux sessions, dont 1800 déléguées élus directement dans des assemblées de base représentant 114 syndicats (du secteur public pour la plupart); 2 associations classistes; 118 courants d’opposition syndicaux; un mouvement de lutte pour la terre; 11 mouvements populaires urbains; 4 collectifs de lutte contre les oppressions; une organisation étudiante. Par rapport au Congrès de fondation de Conlutas (qui s’était tenu dans le Minas Gerais en 2008), on a donc pu constater à la fois la convergence et l’adhésion de nouveaux syndicats et mouvements populaires, démontrant indubitablement une avancée de la CSP-Conlutas.
Ces mêmes chiffres révèlent également des faiblesses, surtout dans deux domaines: le secteur des travailleurs ruraux et les étudiants. Dans le premier cas, on a noté l’absence d’une représentation significative des travailleurs agricoles dans la mesure où le MTL (Mouvement Terre, Travail et Liberté, qui fait partie de la CSP-Conlutas) n’a qu’une très faible implantation et influence au sein du prolétariat rural qui continue à occuper des terres, à organiser des marches massives et lutte pour la Réforme agraire. La force décisive dans le secteur rural reste, sans l’ombre d’un doute, le MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre). Dans le deuxième cas, la faiblesse est due au fait que l’ANEL (Assemblée nationale des étudiants – Libre, qui fait partie de la CSP-Conlutas) n’exprime pas un processus large de rupture avec l’UNE (Union nationale des étudiants), dominée par les partis alliés au gouvernement de Dilma Rousseff (PT), mais apparaît plutôt comme un réservoir de recrutement de jeunes organiquement liés au PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié).
Un instrument encore petit mais très utile
Le cahier de Thèses qui a été distribué lors du Congrès contenait 15 documents différents. Les accords et les divergences y sont abondants et présentent une cartographie où se mêlent les expériences sociales, les perceptions tactiques ou les affinités politiques diverses. Toutefois, toutes se situent dans le camp de la lutte de classes, autrement dit dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’anticapitaliste. C’est ce qui a fait la force du Congrès.
Aussi bien dans les réunions plénières que dans les groupes de travail, les débats avaient comme trait distinctif la démocratie, faisant honneur à un activisme social qui propose « d’avancer dans l’organisation de base » (mot d’ordre du Congrès) et mettant en pratique la « démocratie ouvrière » dans les syndicats et les mouvements populaires. Il n’y a pas eu de coup de force bureaucratique et chacun a pu émettre des critiques, polémiquer, montrer des rapprochements ou présenter des amendements.
Les contrastes n’ont pas manqué, en particulier en ce qui concerne le bilan de la rupture avec le Conclat (Congrès de la Classe travailleuse) qui a eu lieu en juin 2010, cela en rapport avec le processus interrompu d’unité entre Conlutas et l’Intersyndicale qui a débouché sur la CSP-Conlutas [2].
Pour une large majorité des délégués (clairement liée au champ d’influence du PSTU) la rupture du Conclat n’avait pas empêché d’avancer dans la construction d’une nouvelle centrale. Par contre, une minorité (autour de 12%) estimait que cette rupture avait constitué une « défaite de la classe travailleuse brésilienne » qui a aggravé la fragmentation des luttes et la division du syndicalisme combatif. Dans cette minorité se trouvaient les délégués du Bloc de Résistance socialiste-syndicale et populaire, de certains syndicats et mouvements populaires et une fraction de l’Intersyndicale qui a participé au Congrès.
La résolution qui a finalement été approuvée par la majorité du Congrès a réaffirmé le pari d’il y a deux ans: « La fondation de la CSP-Conlutas, en unifiant les mouvements populaires, les étudiants et la lutte contre les oppressions en plus des syndicats, a constitué un pas en avant en ce qui concerne la réorganisation des secteurs combatifs des mouvements syndicaux et populaires brésiliens (…). Au cours de cette brève période de la vie de notre nouvelle centrale, la CSP-Conlutas a participé à plusieurs campagnes politiques, à des luttes dans des secteurs professionnels, à des élections syndicales et à des congrès, à des journées du mouvement populaire, à des luttes étudiantes, à des votes populaires, entre autres (…). Essentiellement nous considérons le bilan des activités de notre centrale comme étant assez positif. Il ne faut pas sous-estimer les limites de la situation politique de notre pays et, en particulier, le soutien majoritaire de la population aux gouvernements de Lula et de Dilma ainsi que le rôle d’appui des centrales syndicales [CUT en particulier] et politiques [le PT avant tout] au gouvernement. Dans ce contexte, le fait de continuer à exister et de progresser dans la consolidation d’un petit, mais très utile instrument pour les luttes des travailleurs et travailleuses, ainsi que du peuple pauvre, ne constitue pas un petit élément. »
En ce qui concerne les défis qui se posent, le consensus a été plus large. La position majoritaire les résume en trois objectifs politiques: 1) préparer la centrale et les entités affiliées pour l’affrontement avec le patronat et les gouvernements, cela au plan fédéral, des Etats et des municipalités; 2) développer l’organisation de base dans les lieux de travail, de vie et d’études, dans la mesure où l’organisation de base est un présupposé pour l’exercice de la démocratie ouvrière et pour le combat contre la bureaucratisation; 3) poursuivre la recherche d’unité de tous les secteurs combatifs en une centrale syndicale, populaire, de classe.
Malgré toutes ses limites et ses faiblesses, le Congrès a enregistré un fait: la CSP-Conlutas constitue une force dynamique ayant une identité propre. Elle représente d’importants contingents de militants sociaux organisés dans des syndicats et des mouvements populaires. Même si elle est minoritaire dans l’immense « monde du travail » au Brésil et par rapport aux centrales syndicales satellites du gouvernement et de fait dociles face aux organisations patronales, la CSP-Conlutas n’est pas, comme le prétendent ses critiques malintentionnés, une expérience « marginale ». Elle n’est pas « isolée ». Au contraire, elle exprime un processus de réorganisation syndicale et populaire qui se développe dans une phase défensive des luttes et dans un contexte où les inégalités sociales deviennent de plus en plus insupportables pour la majorité des classes laborieuses et pour les couches les plus paupérisées.
Après la fin des travaux, le Congrès, à São Paulo, a trouvé une sorte de conclusion, le 1er mai, dans la rue. La CSP-Conlutas a appelé dans cette ville à une marche depuis l’avenue Paulista (icône du pouvoir financier) jusqu’à la populaire Place Republica, au centre de la ville. Dans la convocation on pouvait lire : « Malgré la grande campagne prétendant que la crise n’a pas atteint le Brésil, que le nombre d’emplois a augmenté et que nous vivons bien mieux qu’avant, les travailleurs souffrent tous les jours : des journées au froid, avec des transports publics bondés, avec des soins précaires de santé, avec une éducation de mauvaise qualité et une spéculation immobilière absurde qui empêche la majorité des travailleurs d’avoir une maison. La croissance économique qui s’est faite au prix de la sueur des travailleurs n’a bénéficié qu’aux banquiers et aux patrons. » Lors de ce 1er mai, se sont succédé des rassemblements et des discours. Les agents de la Police fédérale et quelques médias (Estado de São Paulo, O Globo; chaînes d’informations télévisées) ont annoncé la participation de « plus de 4000 personnes ». Les dirigeants de la CSP-Conlutas, prudents et réalistes, ont dénombré 2500. A peine une poignée, mais un poing levé en un geste de protestation et de rébellion militant.
Un internationalisme réciproque
Au cours de ses deux années d’existence la CSP Conlutas a développé des contacts internationaux intenses en impulsant des campagnes de solidarité (Haïti, Palestine); en soutenant des luttes politiques et sociales (Egypte, Chili, Argentine, Espagne, Paraguay); en participant à des congrès, des séminaires et des débats (Etats-Unis, France, Italie, Suisse). Cette activité lui a permis des échanges fraternels avec diverses forces syndicales, dont beaucoup ont participé au 1er Congrès en tant qu’invitées.
Par ailleurs, et à l’occasion du Congrès de l’Union syndicale Solidaires (France), en juin 2011, des délégations de plusieurs pays ont convenu d’organiser une rencontre internationale dans le cadre du Congrès de la CSP-Conlutas. Cette dernière a eu lieu les 2 et 3 mai à São Paulo, sous la formule: « Des voix multiples, une seule lutte ». Y ont participé 22 délégations d’Amérique latine et des Caraïbes, des Etats-Unis, du Canada, d’Europe et des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Il y a eu deux absences remarquées: la Grèce et le Venezuela.
Pour Christian Mahieux, responsable de l’Union syndicale Solidaires en France, la réunion avait une importance majeure pour impulser de manière efficace « une coordination internationale des syndicats en lutte » et avancer dans la construction d’un « réseau mondial de syndicats, même si au début il est petit ». Dirceu Travesso, dirigeant de la CSP-Conlutas est allé dans le même sens, lors de la présentation.
Même si la possibilité d’une « véritable internationale des syndicats » est encore une perspective lointaine – entre autres raisons parce que la majorité des participants à la réunion ne représentaient pas leurs syndicats, mais appartenaient plutôt à des courants et des groupements d’opposition syndicale – on a avancé sur des thèmes beaucoup plus concrets. D’une part, la socialisation des diverses expériences de lutte dans chaque pays; d’autre part, la réalisation d’activités par secteur (santé, éducation, call centers, chemins de fer, immigrés, femmes).
La solidarité avec le soulèvement des peuples arabes était bien présente, aussi bien pendant le Congrès que lors de la rencontre internationale. Comme l’a souligné Fatma Ramadan, présidente du Syndicat indépendant des Travailleurs de Gizeh et membre de la Fédération des Syndicats indépendants d’Egypte: « Le fait de rencontrer des délégué·e·s du monde entier qui luttent contre l’impérialisme, qui soutiennent les droits des peuples indigènes, qui discutent des accidents de travail et du problème des sans-logis, en faisant converger des objectifs politiques et des orientations sociales de classe, constitue une riche expérience que je peux ramener en Egypte en tant que propositions de lutte. »
Enfin, la rencontre a approuvé une déclaration unitaire qui affirme dans ses conclusions: « Nos organisations s’engagent à tenter de renforcer dans les luttes et dans les résistances un programme de classe contre l’exploitation et l’oppression, un programme anti-impérialiste, de défense des droits sociaux et des droits du travail, un programme de défense des ressources naturelles et de l’environnement. Nos organisations s’engagent à soutenir toutes les expériences d’organisation dans lesquelles la démocratie ouvrière, la participation de la base, se combine avec la défense des revendications concrètes au jour le jour et avec la nécessité de construire un autre ordre économique et social qui s’oppose, de manière radicale, à toute forme d’exploitation et d’oppression. » (Traduction A l’Encontre)
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[1] Voir le bref article «Les riches et les “logements populaires”», qui fait suite à l’article «Brésil. Le Parti des travailleurs, 35 ans après», publié en date du 16 février 2012 sur ce site. (Réd.)
[2] Voir à ce propos l’article d’Ernesto Herrera «Conclat, un recul que l’on ne peut pas occulter», en date du 17 juin 2010. (Réd.)
[3] Voir sur ce site l’intervention de Fatma Ramadan lors du Congrès de Conlutas en date du 10 mai 2012, en seconde partie de l’article consacré à la lutte des sidérurgistes de Bishay. (Réd.)
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