Uruguay. Des licenciements à bas bruit… sans présence syndicale

Par Mariana Cianelli

L’entreprise Agroland – dont le slogan repris sur son site est: «Une œuvre de la nature sculptée par la main de l’homme» – appartenant à l’entrepreneur Alejandro Bulgheroni, a licencié plus de 170 travailleurs. Les dirigeants de l’entreprise agro-industrielle – qui bénéficie d’exonérations fiscales massives de la part du gouvernement «de gauche» présidé par Tabaré Vazquez – ont allégué que les licenciements étaient liés à une «restructuration entrepreneuriale». L’absence d’une organisation syndicale et de dénonciations individuelles devant le PIT-CNT (Plénière intersyndicale des travailleurs – Convention nationale des travailleurs) ou devant le ministère du Travail fait qu’il est difficile d’intervenir pour aider à la réinsertion des travailleurs.

Comme n’importe quel autre jour, Nicolas (1) est arrivé le lundi 10 avril à Pueblo Garzon (département de Maldonado dont la capitale porte le même nom) pour entamer sa journée de travail à Agroland. A l’entrée, un homme lui a annoncé qu’il était licencié et qu’il n’avait pas le droit d’entrer. Ses affaires personnelles comme les explications de l’entreprise sont restées à l’intérieur. Nicolas était l’une des nombreuses personnes qui se rendaient quotidiennement de Rocha à Maldonado pour leur journée de travail. Il était également une des nombreuses personnes qui avaient plus de 3 ans d’ancienneté et qui, un mois plus tard, ne connaît toujours pas les motifs de son renvoi. «Cela a été une décision issue d’un coup de barre donné par la direction», pense-t-il rétrospectivement.

Des renvois massifs de travailleurs ont été opérés début avril, mais l’information n’a circulé qu’au compte-gouttes. Vendredi passé (5 mai), Radio Uruguay a informé que cent personnes avaient été licenciées et que les autorités départementales de Rocha (capitale du département du même nom) étaient préoccupées étant donné que l’entreprise est une des principales sources de travail dans le département. Pablo Barrios, le responsable de la zone de développement de la mairie de Rocha, a expliqué au correspondant de Brecha qu’après les premières rumeurs ils s’étaient réunis avec l’entreprise pour s’informer de la situation.

Les dirigeants d’Agroland ont confirmé qu’il y avait eu 176 personnes licenciées, dont à peu près la moitié étaient domiciliées à Rocha. L’entreprise a fourni trois motifs, mais sans proposer d’indications quantitatives: une partie des licenciements aurait été liée au fait que certaines étapes prévues dans le processus de transformation, comme par exemple les travaux pour l’élargissement de l’aire de culture des oliviers, étaient terminées; un autre motif invoqué était le fait que la récolte de canne à sucre s’était terminée en avance; enfin il y aurait eu des «raisons de management».

Martin (1) semble se trouver dans ce dernier peloton. Le 7 avril son équipe a été étonnée d’apprendre qu’elle pouvait quitter le vignoble [l’Uruguay est un producteur de vin en expansion] plus tôt que d’habitude. «Lorsque je suis arrivé chez moi ils m’ont appelé et m’ont dit que j’étais licencié, qu’il n’y avait plus de travail pour moi». «Il y avait eu des rumeurs selon lesquelles ils pouvaient licencier les gens qui avaient des salaires élevés, mais je n’ai jamais pensé qu’ils allaient aussi nous licencier, nous, qui avions les salaires les plus bas.» Ils n’ont pas voulu lui donner les raisons de son renvoi, et lui non plus ne le comprend pas: «En plus de trois ans je n’ai jamais manqué un jour et je ne suis jamais arrivé en retard.»

Les travailleurs ne se plaignent pas car ils ont toujours eu de bonnes conditions de travail; et les salaires versés par l’entreprise sont corrects. Mais du point de vue politique, le conseiller municipal du Frente Amplio [Front de la gauche institutionnelle au pouvoir depuis 2004] Federico Martinez admet que la situation pose problème “Il ne s’agit pas de n’importe quels licenciements, il y a plus de 170 travailleurs renvoyés. On a dit que certains licenciements étaient en lien avec la récolte de sucre, mais certains des licenciés ont travaillé huit ans dans l’entreprise».

Désaffections

En 2013, le comité de Maldonado avait récompensé l’entreprise de l’argentin Alejandro Bulgheroni [entrepreneur argentin milliardaire qui fit fortune dans la vente de tubulures pour le pétrole vendues Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF) et se diversifia dans le vin et l’agriculture dite soutenable]. C’est Liliana Berna, conseillère municipale du Frente Amplio, qui avait pris l’initiative: «Quelqu’un demandait pourquoi Agroland avait eu droit à une récompense. En réalité (…) on aurait pu récompenser n’importe quel autre investisseur qui choisirait notre pays et notre département pour créer des postes de travail. Cette entreprise occupe un total de 750 personnes pendant l’année, et 900 personnes y travaillent directement ou indirectement aux moments des récoltes.»

Ces jours-ci les membres du Conseil ont demandé que des responsables d’Agroland viennent à la commission de travail pour donner des explications pour les licenciements massifs. «Au-delà du fait qu’une partie du projet est arrivé à terme, au-delà de la question de la récolte de la canne à sucre, il y a des travailleurs qui ne devraient pas être renvoyés» a expliqué Martinez.

L’entreprise mise à l’honneur en 2013 et qui a bénéficié d’exonérations fiscales pour des millions est actuellement remise en question. Son propriétaire, le pétrolier Alejandro Bulgheroni, a décidé de créer Agroland dans les années 1990. L’entreprise s’étend sur 4300 hectares sur le trajet de la Ruta 9 et est connue pour ses vignes et sa cave ainsi que pour les oliviers et l’huile d’olive Colinas de Garzon. Ses installations comptent entre autres un terrain de golf, une pépinière, une aire de production d’olives de table, des plantations d’amandiers et une boulangerie.

Alejandro Bulgheroni, Danilo Astori (économiste du gouvernement), Pepe Mujica, Bettina Bulgheroni: de la publicité pour accaparer les terres de l’Uruguay

Le gouvernement de José Mujica [ex-dirigeant des Tupamaros et président de l’Uruguay entre 2010 et 2015] avait encouragé le projet de l’entrepreneur argentin en l’exonérant entre 2011 et 2015 d’un montant de 411’322’881 unités indexées (l’équivalent à l’époque de 47’679’842 dollars). Bolgheroni a maintenu une relation fluide avec tous les gouvernements du Frente Amplio. En ce qui concerne le gouvernement actuel, l’entrepreneur argentin a accompagné le président Tabaré Vazquez lors de diverses tournées internationales, et ils sont même apparus ensemble devant les caméras. D’après ce qu’a pu apprendre Brecha, l’objectif de cette stratégie était clair: l’entrepreneur argentin devait présenter les avantages de l’Uruguay pour «attirer des investissements étrangers» (voir Brecha, 10 février 2017).

Ce penchant a également été adopté par le gouvernement du département de Maldonado. L’intendance a en effet décidé de verser la totalité de l’argent reçu à travers le bureau de planification du budget pour la réparation des routes rurales pour la période 2016-2017 afin de reconstruire la route qui déssert Agroland. L’intendant Enrique Antia argumentait qu’il fallait «soutenir» l’initiative puisqu’un nombre élevé de personnes y travaillaient et qu’en augmentant le tourisme, cela allait encore «générer beaucoup plus de travail» (Brecha, 3 février 2017).

Les licenciements actuels montrent bien que cela ne s’est finalement pas réalisé. A d’autres moments il y avait eu, selon le conseiller Martinez, des licenciements de 40 ou 50 personnes, mais la situation actuelle est inédite. Le représentant de la zone de développement de Rocha a expliqué à Brecha que l’entreprise a tenté de rassurer en assurant qu’il n’y avait pas de problème structurel et avait promis qu’il n’y aurait plus de licenciements. Mais «c’est compliqué car il y avait des personnes qui travaillaient là depuis des années, et dans n’importe quel département le fait que 80 familles restent sans revenu pose problème».

Les syndicats interdits

Tous les travailleurs interviewés par Brecha ont assuré que «à Agroland le mot syndicat est un gros mot» et «puisqu’il n’existe pas de collectif il n’y a pas de plaintes».

Les travailleurs licenciés ne se sont pas non plus présentés à la Plénière intersyndicale de Maldonado du PIT-CNT. Son président, Julio Cabrera a expliqué à Brecha: «Aucun syndicat et aucun travailleur n’ont pris contact avec nous». D’après lui, l’entreprise procède tous les quatre ou cinq ans à une «restructuration» et au licenciement de travailleurs. Récemment elle a fermé quelques secteurs parce qu’ils étaient en train de «connaître des pertes», mais «de manière générale la majorité des travailleurs a quitté de l’entreprise de manière négociée».

Selon son interprétation, le fait que les conditions de travail sont très bonnes réduit la possibilité de former un syndicat: «Les dirigeants de l’entreprise comptent là-dessus, parce qu’ils ne veulent pas de syndicat et aussi parce qu’ils ne veulent pas d’ennuis avec les travailleurs.» En 2013 les travailleurs du Syndicat unique national de construction et annexes – SUNCA – se sont mobilisés contre les licenciements de l’entreprise et ont dénoncé la répression syndicale. Cependant ils n’ont pas réussi à consolider le syndicat. Le député de Rocha Darcy de los Santos (Frente Amplio) a expliqué à Brecha qu’il avait constaté qu’il y avait beaucoup de travailleurs qui «n’étaient pas favorables» à l’organisation syndicale, une donnée nouvelle en Uruguay.

A la mairie de Rocha, ils cherchent à identifier les travailleurs licenciés du département et à collaborer à leur réinsertion professionnelle, mais jusqu’à maintenant il n’y a pas eu de nouvelles. Le directeur de la Coordination du ministère du Travail, Jorge Mesa, a expliqué qu’ils sont préoccupés parce qu’ils n’arrivent pas à «cerner le problème» dans la mesure où les travailleurs ne se présentent pas individuellement pour dénoncer la situation: «Si de leur part ils ne font pas une réclamation individuellement ou collectivement, nous n’avons pas la possibilité d’agir».

Dans le même sens, Castillo a affirmé que le ministère ne peut intervenir d’office, mais il attire l’attention sur le nombre élevé de licenciements. «Nous parlons d’un nombre très élevé de travailleurs, très important pour l’intérieur du pays. Il faudrait que cela fasse plus de bruit. En outre, pourquoi ces licenciements? Que se passe-t-il? Quelles raisons a l’entreprise pour licencier autant de personnes?» L’entreprise a informé Brecha que pour le moment elle ne «fera pas de déclarations publiques à ce sujet». (Article publié dans l’hebdomadaire de Montevideo Brecha, le 12 mai 2017; traduction A l’Encontre)

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(1) Les prénoms des travailleurs sont fictifs.

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