Irak. Clans, pétrole et les projets d’une «indépendance kurde»

Par Georges Malbrunot

«Bien sûr que c’est notre droit d’être indépendant», assène Najat, une étudiante en relations internationales. Au réfectoire de l’université de Souleimaniya [deuxième ville du Kurdistan d’Irak], le débat est lancé entre jeunes. «Le gouvernement irakien s’y opposera, mais cela ne doit pas nous arrêter», renchérit Ahmad. «Soyons réalistes, tempère Faranj, nous avons été incapables d’établir de solides institutions, et nous sommes divisés.»

Au pied des montagnes qui ont longtemps été «les seules alliées des Kurdes» dans leur quête de liberté, Souleimaniya est le fief de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK dirigée par Jalal Talabani), l’un des deux grands partis kurdes. «A l’université, confie un étudiant, tout est contrôlé en sous-main par l’UPK». Peu avant notre passage, une trentaine de jeunes sont allés discuter indépendance avec un responsable du Parti démocratique du Kurdistan (PDK, du clan Barzani), le grand rival de l’UPK, à Erbil, «la capitale» des provinces kurdes du nord de l’Irak. «A notre retour, avoue l’un d’eux, l’université nous a punis».

Autour de la table, un seul des neuf étudiants confie s’être déjà rendu à Bagdad, la capitale d’un pays qui est pourtant encore le leur. S’ils comprennent l’arabe, ces jeunes Kurdes ne le parlent pratiquement jamais. Sur les marchés de Souleimaniya, le gros des produits vient de l’Iran voisin, à l’est. A Erbil, plus au nord, la Turquie est le principal fournisseur. En cheminant entre les deux villes, le visiteur a l’impression d’être déjà dans un autre pays. Et pas seulement parce que les pâturages verdoyants des contreforts montagneux contrastent avec le relief plat et souvent désertique du reste de l’Irak. Alliés jusque-là discrets des Kurdes, les Israéliens n’utilisent même plus un second passeport pour venir à Erbil. Au-delà des plaques minéralogiques sur leurs voitures et du passeport, que partagent encore les Kurdes d’Irak avec leurs compatriotes arabes?

Une société dominée par deux familles 

Les régions kurdes se sont peu à peu détachées du reste de l’Irak. Amorcée en 1992 après la sanglante répression dont les Kurdes furent victimes de la part de Saddam Hussein, leur autonomie s’est accélérée après la chute de la dictature en 2003. Les provinces kurdes profitèrent alors d’un calme relatif pour prospérer. A Erbil, les immeubles poussèrent comme des champignons. La ville a été atteinte du syndrome de Dubaï: un World Trade Center est même sorti de terre. En dix ans, tout a changé, mais rien n’a vraiment changé dans cette société clanique, dominée par deux familles, les Barzani à Erbil et les Talabani à Souleimaniya. Deux clans rivaux qui se livrèrent une impitoyable guerre civile au milieu des années 1990. Mais vingt ans après, alors que les deux partis cherchent à organiser un référendum en vue de l’indépendance, les fantômes du passé resurgissent.

Au Shaab café de Souleimaniya, Moktalla tue le temps en fumant cigarette sur cigarette dans ce bistrot en pierre ocre, orné des portraits des martyrs pechmergas, ces combattants kurdes tombés pour la cause. Ancien pechmerga, Moktalla a été blessé en 2008 par l’explosion d’une mine alors qu’il protégeait à Bagdad Jalal Talabani, l’homme fort de Souleimaniya devenu le premier président de l’Irak post-Saddam Hussein. «Je suis sans salaire», grogne-t-il, sous un cliché de Danielle Mitterrand, la «pasionaria française des Kurdes». En 2009, las de la gestion de M. Talabani, il a quitté l’UPK pour rejoindre un nouveau parti, Goran («changement» en kurde). Pour le sanctionner, l’UPK a cessé de payer sa pension. Goran n’ayant pas accès aux ressources financières du Kurdistan, jalousement gardées par l’UPK et le PDK, Moktalla se retrouve sans revenu, mais il soutient l’indépendance. «C’est le rêve de tous les Kurdes. Nous voulons en finir avec le contrôle que les pays voisins exercent sur nous, car nous savons bien qu’ils ne sont pas nos amis.»

Le pétrole, nerf de la guerre 

Ils? La Turquie, mais surtout l’Iran dont l’influence est prépondérante à Souleimaniya. Outre le commerce légal, il y a le pétrole, vendu en contrebande par camions. Un juteux trafic aux mains du clan Talabani. Problème, le patriarche est plongé depuis des années dans un coma profond. Il ne peut plus parler. En septembre, deux cadres de son parti ont fomenté un coup d’Etat alors qu’il rentrait d’un séjour à l’hôpital en Allemagne. Un expert raconte: «Barham Saleh et Kosrat Rasoul ont dit à son épouse Héro Ibrahim: maintenant le centre de décision est chez nous. Il faut assainir les finances de l’UPK. Les pechmergas doivent devenir une seule force sur l’ensemble du Kurdistan, et nous devons clairement parler d’un référendum en vue de notre indépendance.»

Trois jours de tractations chez Laour Talabani, le patron des renseignements locaux et neveu du patriarche, des Iraniens omniprésents depuis leurs deux consulats de Souleimaniya, et puis le soufflé est retombé. La jeune garde devra attendre! «Plus que jamais, Mme Talabani a repris la situation en main à Souleimaniya, constate l’expert. La preuve, c’est elle qui est à la manœuvre dans les négociations cruciales sur le pétrole de Kirkouk.»

C’est le nerf de la guerre. A 100 km à l’ouest de Souleimaniya, Kirkouk et sa région recèlent 20 % des réserves prouvées de pétrole de tout l’Irak. Repeuplée d’Arabes sous Saddam Hussein puis de Kurdes à partir de 2003, la cité fait partie des territoires disputés entre Bagdad et les Kurdes. «Sans Kirkouk, l’indépendance kurde est tout simplement un leurre», assène un diplomate à Erbil. Avec un baril tombé à 45 dollars, et privé des subsides de Bagdad depuis que les Kurdes ont décidé d’écouler leur pétrole sans passer par l’Etat irakien, leur gouvernement autonome basé à Erbil affiche une dette record de 23 milliards de dollars.

Total et Chevron, qui avaient misé sur le Kurdistan, ont déserté. L’austérité est là. Les salaires des fonctionnaires ont été rognés d’un tiers et sont versés avec deux mois de retard. «Les gens sont mécontents, affirme Abou Baqr al-Kawani, dirigeant du Parti islamiste du Kurdistan. Avant, nous recevions 17 % du budget de l’Etat central et la population était payée. Mais nos leaders n’ont aucune vision. Ils ont juste recruté des partisans, ils n’ont pas travaillé pour développer l’agriculture ou l’industrie.»

Les opposants islamistes ou liés à Goran soupçonnent Massoud Barzani, président du gouvernement autonome, de vouloir «faire un coup politique» en proposant un référendum d’ici à la fin de l’année. «Barzani n’a plus de légitimité, son mandat a expiré, insiste al-Kawani, et comment parler d’indépendance alors que le Parlement a été dissous. Nous voulons des réformes internes.» «Rien ne marche avec Bagdad, c’est le moment où jamais!», répond Hoshyar Zebari. L’ancien ministre des Affaires étrangères d’Irak (2003-2014) connaît mieux que quiconque la défiance historique qui caractérise la relation entre Bagdad et les Kurdes. «Pourquoi le premier ministre Haïdar al-Abadi vient-il d’interdire pour quelques jours l’atterrissage des vols commerciaux à Erbil?», peste-t-il.

Depuis son immense maison, perchée sur le nid d’aigle de Salahadine, Hoshyar Zebari conseille désormais son oncle, Massoud Barzani. «L’Administration américaine veut faire reculer l’influence iranienne en Irak, se félicite-t-il. Les pays arabes ne publient plus de communiqué incendiaire quand on parle d’indépendance, et la Turquie a besoin de notre pétrole et de notre gaz.» Sous-entendu: en devenant indépendants, les Kurdes d’Irak seront les porte-parole de la cause kurde, et non plus le PKK, honni par Ankara, lequel, espère-t-on à Erbil, ne s’opposera pas à l’indépendance.

Pas sûr. Au mur du salon, Hoshyar Zebari exhibe un tapis de soie persan que le président iranien Hassan Rohani lui a offert. Téhéran et ses nombreux relais à Bagdad et au Kurdistan seront les principaux opposants à cette indépendance rêvée. «Les Iraniens pourraient activer leurs réseaux pour nous déstabiliser», redoute un dirigeant kurde.

«Si on devient indépendant, naîtra un nouveau Soudan du Sud»  

Depuis 2015, Téhéran s’est rapproché du PKK, l’organisation kurde considérée comme terroriste par la Turquie et les Etats-Unis. Or, des montagnes de Qandil jusqu’à la ville d’Amadé aux confins de la Turquie, le PKK contrôle 30 % environ de la province d’Erbil. A Kirkouk, le PKK a recréé en sous-main le Parti de la liberté. Et à Souleimaniya, le PKK et Téhéran disposent en Mme Talabani d’un appui précieux. «De nombreux Kurdes soutiennent le PKK, fait valoir un journaliste à Kirkouk, car ce sont eux qui défendent les Kurdes syriens, alors que Barzani est allié avec notre ennemi turc qui réprime les Kurdes sur son territoire.»

Proches de l’Iran, les milices chiites irakiennes, qui participent à la bataille de Mossoul contre Daech, inquiètent également les Kurdes. «Elles ont commencé de recruter parmi des anciens leaders tribaux kurdes», confie un dirigeant du PDK. Il redoute qu’après la victoire de l’armée et des milices à Mossoul, ceux-ci lancent un assaut pour reprendre Kirkouk et leur barrer la route de l’indépendance: «ce serait la confrontation», prévient Hoshyar Zebari.

Bref, la marche vers la liberté reste semée d’embûches. Si les Etats-Unis, qui disposent à Erbil d’une des plus importantes stations de la CIA au Moyen-Orient, ont promis aux Kurdes de maintenir des troupes après la défaite de Daech à Mossoul, Washington reste attaché à «l’unité de l’Irak».

«Au moins qu’ils restent neutres, à défaut de nous soutenir», plaide Hoshyar Zebari. «Un État kurde?, s’interroge un vieux cadre de l’UPK. Nous avons deux polices, deux services de renseignements et deux corps de pechmergas liés à chacun des deux grands partis. Nous ne sommes pas parvenus à les unifier. Si on devient indépendant, naîtra un nouveau Soudan du Sud». C’est-à-dire un Etat non viable! (Publié dans Le Figaro du 22 mai 2017)

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