Entretien avec Martin Lee
Martin Lee, âgé de 76 ans, est considéré comme le «père» du mouvement démocratique de l’ancienne colonie britannique de Hongkong. Il a participé dans les années 1980 à la rédaction de la basic law – la mini-Constitution du territoire, fondée sur la formule «un pays, deux systèmes». Il a aussi été l’un des cofondateurs, en 1991, de l’Union des démocrates de Hongkong (UDHK), précurseur de l’actuel Parti démocrate. Les initiateurs de la «révolution des parapluies» sollicitent ses conseils, notamment le leader de 17 ans Joshua Wong [du mouvement Scholarism, fondé en mai 2011]. «Nous sommes de bons amis, dit de lui Martin Lee. Il m’appelle de temps à autre pour avoir mon avis, lorsqu’il est vraiment très indécis. Mais lui comme les autres leaders se débrouillent très bien par eux-mêmes.»
La Chine est votre pays, mais vous y êtes interdit de séjour. Pourquoi?
Depuis la répression de Tiananmen, en 1989. Quand je demande les raisons aux officiels communistes, ils me répondent : «Au fond de votre cœur, vous savez très bien pourquoi.»
D’où vient cette idée d’«un pays, deux systèmes»?
Au début des années 1980, Deng Xiaoping [1] voulait commencer à introduire le capitalisme en Chine pour remplacer le socialisme et, pour lui, Hongkong était un modèle. Un modèle de prospérité et de stabilité, où régnait l’Etat de droit, avec des libertés. Dans son esprit, Hongkong devait faire avancer la Chine, et c’est pour ça qu’il a décrété que son système ne changerait pas pendant cinquante ans. [donc jusq u’en 2047, selon les dispositions de la rétrocession en 1997]. En avril 1987, j’étais à Pékin, avec d’autres législateurs, en train de participer à la rédaction de la loi fondamentale, la mini-Constitution de Hongkong, lorsqu’on a été conviés par Deng Xiaoping. A cette occasion, il nous a dit que si cinquante ans n’étaient pas suffisants, la période pourrait être prolongée de cinquante ans supplémentaires. Je me suis longtemps demandé pourquoi il avait dit ça. J’ai compris maintenant: il voulait simplement que le système capitaliste réussi de Hongkong soit le modèle à suivre pour l’ensemble de la Chine.
Mais lors de Tiananmen, en 1989, Deng Xiaoping a paniqué, car il a cru que le Parti communiste chinois allait s’effondrer. Il a envoyé l’armée, qui a tué beaucoup de gens. Le pays n’a pas tardé à s’en remettre et est devenu aujourd’hui la deuxième économie mondiale. Mais les successeurs de Deng n’ont pas suivi le modèle hongkongais. L’Etat de droit ne s’améliore pas en Chine et la corruption est partout. Au contraire, maintenant, le continent nous tire vers le bas. Alors que Pékin nous avait déjà accordé un «haut degré d’autonomie», hormis sur les affaires de défense et de politique étrangère, les autorités ont affirmé cette année, dans un document officiel appelé white paper, avoir une «juridiction totale» sur Hongkong – ce qui revient à nous ôter notre haut degré d’autonomie.
Comment jugez-vous cette formule «un pays, deux systèmes» ?
Si vous n’accordez pas la moindre confiance aux communistes, et c’est mon cas, alors la formule «un pays, deux systèmes» n’a effectivement toujours été qu’une ruse pour récupérer l’ancienne colonie. Mais nous, les Hongkongais, ne pouvons que faire comme si la Chine allait respecter ses engagements! Engagements qu’elle a pris à notre égard, à l’égard de Londres, mais aussi de la communauté internationale… dont la France. «Un pays, deux systèmes» peut marcher en théorie, mais seulement si on conserve la démocratie et si la Chine n’interfère pas.
Les choses se sont-elles passées comme vous l’imaginiez lors la rétrocession, en 1997?
En 1997, j’étais prudemment optimiste. Je priais pour que la Chine respecte ses engagements, car si elle ne le souhaitait pas, rien ne pouvait l’empêcher de faire ce qu’elle voulait. Et elle n’a pas tenu parole… Nous bénéficions certes toujours de beaucoup plus de libertés qu’en Chine, mais nous avons besoin de l’Etat de droit pour protéger ces libertés. Or nos juges sont menacés. Je pensais que Hongkong allait inexorablement démocratiser la Chine du simple fait que le territoire faisait partie du même pays, mais cela n’a pas été le cas. Les autorités chinoises ont continué de réprimer la liberté de la presse sur le continent, et à soumettre écoliers et étudiants au lavage de cerveau, si bien que les Chinois continuent de savoir peu de chose sur Hongkong.
Les mentalités à Hongkong demeurent très différentes de celles des continentaux?
Nombre de jeunes se considèrent comme hongkongais avant d’être chinois. Nous avons une culture différente de la Chine continentale, à commencer par la langue, puisque nous parlons cantonais, pas mandarin. Nous aimons que les rues soient propres et nous sommes très occidentalisés. Moi-même, je me considère comme un Chinois… mais de Hongkong avant tout.
La Chine peut-elle utiliser la violence pour faire taire les manifestants?
Je ne crois pas que ça puisse être aussi violent qu’à Tiananmen, en 1989, parce qu’à l’époque, les dirigeants chinois pensaient que c’était la survie du parti qui était en jeu. Rien ne les aurait arrêtés. Ce n’est pas le cas ici. Je ne sais pas comment cela va se terminer, mais je ne crois pas qu’il y aura beaucoup de sang versé.
Pourquoi les jeunes sont-ils ceux qui se mobilisent le plus?
Les premières élections démocratiques à Hongkong remontent à 1991, l’année où l’UDHK a été fondée. Depuis, l’idéal démocratique s’est enraciné, surtout chez les nouvelles générations. Le combat contre «l’éducation patriotique» en 2012, à cet égard, a été essentiel. Joshua Wong (qui avait 15 ans à l’époque) a su mettre en relief les enjeux de ce combat auprès des élèves du secondaire. Le feu maintenant continue de brûler dans les cœurs et, quoi qu’il arrive, le mouvement a d’ores et déjà gagné. Le poing d’acier de Pékin ne pourra pas l’écraser. (Propos par Philippe Grangereau à Hongkong pour Libération du 6 octobre 2014, p.6)
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[1] Deng Xiaoping 1904-1997: vice-premier ministre, dans une nouvelle carrière de 1975 à 1983; Pérsident la Conférence consultative politique du peuple de 1978 à 1983 ; puis occupe la place décisive, pour contrôler le mouvement de réformes: Président de la Commission militaire centrale du 28 juin 1981 au 9 novembre 1989. Il sera implacable, en 1989, avec la mobilisation de Tiananmen; après quelques hésitations il donne l’ordre le 4 juin 1989 de réprimer. Après son «départ» en 1989 – face à un mécontentement montant – le pouvoir ( du moins, une fraction de ce dernier) est transféré à Jiang Zemin. Deng continue, dans les «couloirs», ce qu’il avait commencé en toute fin des années 1970 et surtout dès le début des années 1980: pousser aux «transformations économiques», d’abord dans le sud de la Chine. (Rédaction A l’Encontre)
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