Par Victor Alonso Rocafort
L’Assemblée citoyenne de Podemos a démarré et répond aux attentes. Jusqu’au 28 septembre, les participants sont invités à présenter des projets concernant les principes organisationnels, politiques et éthiques qui devront guider la nouvelle formation. Ensuite, jusqu’au 15 octobre, les projets ayant le plus d’affinités pourront se conjuguer. Tout ce travail débouchera sur la rencontre de membres du 18 au 19 octobre où les différentes propositions seront présentées, avant de passer au vote du 20 au 26 octobre [par Internet]. Le modèle auquel aboutira ce processus doit poser les fondements pour la présentation de candidatures aux organes internes, processus qui prendra fin le 15 novembre.
Voilà le calendrier alléchant présenté par l’équipe technique. On pourrait croire que le groupe initiateur pourrait transformer ce périple intense en une marche triomphale pour ses propres propositions, mais le processus élaboré ouvre la possibilité que cela ne se passe pas ainsi.
Ce lundi, le noyau formé par Pablo Iglesias [principale figure publique de Podemos] et ses plus proches collaborateurs a présenté son avant-projet, qui contient deux propositions importantes [voir à ce sujet l’article de Jaime Pastor, publié sur ce site en date du 27 septembre 2014 http://alencontre.org/europe/espagne/espagne-le-modele-propose-pour-podemos-est-semi-presidentiel-et-centraliste.html]. D’une part, cette équipe mise sur la convergence à propos les élections municipales [elle n’est pas favorable à la présentation], sans entièrement l’écarter pour des régions autonomes. D’autre part, elle renouvelle sa défense d’un modèle d’organisation centraliste et verticale pour le parti Podemos.
Le document politique issu de cet avant-projet est une lecture claire et éloquente du moment politique actuel. «La fenêtre d’opportunité est profonde mais étroite et elle n’est pas éternelle», peut-on lire. Le projet souligne la position politique d’opposition au régime issu de la Constitution de 1978 [organisant la transition du franquisme à la démocratie surveillée], mais en même temps, tout en reconnaissant le rôle crucial du 15M [mouvement dit des indignés], il suggère qu’il est dépassé et souligne les limites de la mobilisation sociale. Il faut donc aller au-delà, d’où le pari électoral comptant sur une «machine politique, discursive» [en termes de rapports médiatiques issus d’un discours élaboré mais «simple», dont Pablo Iglesias et son équipe ont fait une spécialité], qui ne se ferme pas aux alliances.
On peut à nouveau remarquer l’influence théorique d’Ernesto Laclau [1] dans l’opposition entre une «restauration oligarchique» et la construction d’un «peuple souverain». Cette prétention rhétorique de prendre la partie pour le tout, qui alimente la transversalité de son discours suite à l’unité populaire, est puissante et bien construite. Il n’est pas dit qu’elle convaincra tout le monde, mais je n’aborderai pas cette question ici.
Ce qui est décisif dans ce document politique c’est qu’il met en évidence la nécessité d’un outil organisationnel pour atteindre le pouvoir politique à partir du plan électoral. Et c’est surtout de cela qu’il faut discuter. Après le 25m [les élections européennes], il est apparu des brèches dans «l’imaginaire de l’ordre» qui «permettent d’avancer les hypothèses les plus risquées et les plus audacieuses». C’est ainsi que la discussion s’oriente sur une stratégie, sans pour autant perdre certains principes.
C’est ainsi que se dégagent une série de «conditions de la nouvelle politique» qui seront exigées aux «candidatures d’unité populaire et citoyenne». Celles-ci devront servir à «transformer la situation et non à la nuancer». On renonce également à «construire ces candidatures moyennant des réseaux clientélistes, du favoritisme, des pressions ou des accords sous la table».
C’est là que le saut à la proposition organisationnelle que formule le document peut en partie surprendre. En effet, elle ne menace ni ne transforme le modèle de parti régnant dans le régime constitutionnel depuis 1978; elle ne fait que le nuancer, et de par son verticalisme elle se prête aux pressions venant d’en haut. Néanmoins, elle s’emboîte avec l’hypothèse populiste de Laclau, pour qui «l’absence de direction» implique la «disparition [l’évanouissement] de la politique». Elle s’accorde également avec les appels à l’efficacité qu’exprime le document politique.
Le projet organisationnel commence par garantir l’indépendance financière, c’est ainsi que l’on rejette les «grandes donations» – sans en préciser les montants – ou l’endettement à l’égard des banques. Les garanties de contrôle, de transparence et de supervision économique du parti et de ses représentants sont une constante dans le document.
Néanmoins, si l’on étudie l’organigramme résultant des pouvoirs attribués respectivement à l’Assemblée citoyenne, au Conseil citoyen, au Conseil de coordination et au secrétaire général, on comprend la déception que ce projet a suscitée dans les bases. Le secrétaire général jouit de pouvoirs étendus: il peut convoquer des assemblées à n’importe quel niveau, proposer des membres au Conseil de coordination ou révoquer librement ces derniers. Par contre, le Secrétariat général se blinde, puisqu’il faudra le soutien de 25% des inscrits à Podemos pour lancer un référendum révocatoire – en se basant sur les chiffres actuels, cela représenterait 31’000 personnes. C’est également ce qu’il faudra aux cercles pour initier la révocation d’un membre du Conseil de coordination. Le nombre de votes nécessaires pour révoquer deux, trois, etc. membres multiplierait d’autant le nombre de votes nécessaires.
L’accès à l’initiative politique s’exprime également dans un rapport de 1 à 30’000. Autrement dit le ou la Secrétaire générale ou la majorité simple du Conseil citoyen peuvent convoquer directement une consultation inaliénable [qui ne peut être retriée]. Par contre les personnes ne faisant pas partie de ces organes devront réunir au moins 20% de voix parmi les inscrits à Podemos. Théoriquement n’importe quel membre important de Podemos peut assumer le rôle de porte-parole, mais dans la pratique le ou la Secrétaire général·e disposera d’une place centrale dans le discours public.
Le Conseil de coordination, dont le nombre de membres reste flou (10-15 personnes), est présenté comme l’équipe exécutive de confiance du (ou de la) Secrétaire. Ce Conseil se répartira dans les Secrétariats que proposera le ou la Secrétaire, et se chargera de coordonner les Districts (Areas) de l’autre organe exécutif du parti, à savoir le Conseil citoyen.
Ce large Conseil citoyen, composé de 81 membres dont 17 barons autonomes, détiendra les «fonctions exécutives», ce qui en ferait la «direction politique» de Podemos. La périodicité de ses réunions n’excédera pas 3 mois – entre deux réunions, les fonctions exécutives reviendront au Conseil de coordination – et on lui attribue un minimum de 17 Districts. Comme c’est le Conseil citoyen lui-même qui devra établir son règlement, on ne sait pas encore comment les responsables de chaque District seront choisis, ni quel sera le lien de ce Conseil avec les cercles, la base.
Un élément bizarre revient sans cesse dans ce document, et c’est l’exigence du cautionnement d’experts qualifiés pour lancer diverses propositions, convocations et consultations depuis les Cercles, lesquels se trouvent ainsi relégués à un rôle secondaire de débat et de diffusion de ces «idées». Or, ce sont justement les comités d’experts que les derniers gouvernements [du PSOE de José Luis Zapatero et du PP de Mariano Rajoy] ont utilisés pour légitimer leur démontage du secteur public. C’est la raison pour laquelle les mouvements de résistance ont souvent mis en avant le savoir politique populaire, le jugement informé du citoyen et pour laquelle l’importance accordée, tout à coup, aux experts – par exemple le fait qu’on exige un minimum de juristes pour le Comité de contrôle [de garantias] – est surprenante.
Il y aura d’autres problèmes, comme l’apparente compatibilité au moment d’accumuler diverses charges ou, comme l’indique Jaime Pastor [voir article mentionné], la cohabitation exécutive entre divers organes. Mais ce qui est passionnant dans ce processus c’est qu’à peine quatre jours plus tard on trouve déjà sur Internet 14 propositions organisationnelles sérieuses.
Ce mercredi 24 septembre, l’eurodéputé Pablo Echenique [2] a publié l’avant-projet élaboré par son équipe. On peut supposer que l’orientation proposée par ce document sera très différente de celle du groupe de Iglesias, puisque les deux équipes ont des façons de comprendre la politique qu’on pourrait presque dire antagoniques, ce qui donne lieu à un riche débat d’idées qui peut s’exprimer – et c’est ce qui est nouveau – dans un projet dépassant le cadre de la politique espagnole officielle.
Le projet de l’équipe dirigée par Echenique semble tourner autour des Cercles, et rappelle un peu la vieille opposition qui prônait des Conseils comme alternative démocratique au système des partis. Podemos ne se définirait pas d’emblée comme un parti, mais plutôt comme un «mouvement politique». Les décisions citoyennes n’auront pas leur moment culminant dans des Assemblées chaque trois ans qui décident des candidats, des programmes ou des politiques d’alliance. On recherche une participation beaucoup plus large.
C’est donc un modèle qui exige de l’engagement. C’est ainsi que les propositions, les convocations, les consultations et les décisions sont largement facilitées.
Le projet est complexe et il est vrai qu’il n’a pas de grands précédents dans notre pays. Il est donc possible que la transposition entre le «papier» et la réalité suscite des problèmes qu’il faudra résoudre au fur et à mesure. C’est ainsi que l’on propose un réseau de Cercles, où les plus petits iront en s’intégrant dans les plus grands à échelle territoriale (quartier, municipalité, territoire autonome, Etat). Chaque Cercle jouira d’une large autonomie politique et financière, ce que certains critiques voient comme un danger. C’est dans les cercles que seront aménagées les procédures concrètes pour la prise de décision.
Les organes de représentation, avec un maximum de 3 mandats d’une durée de deux ans, ne seraient pas unipersonnels. C’est ainsi que le Cercle de l’Etat compterait 7 porte-parole, ayant des pouvoirs limités, et qui compteraient sur leur propre équipe. On surmonte ainsi les risques de concentrer le pouvoir, mais des doutes surgissent concernant la difficile coordination entre des groupes qui se seront auparavant mis en concurrence lors d’élections primaires.
Cette proposition a l’avantage d’introduire, même si c’est timidement, le tirage au sort [une «technique» dans ladite démocratie athénienne – cinquième siècle avant notre ère – pour élire un jury].
Ce sera le cas pour la Commission de contrôle [recours et garanties], qui va de pair avec l’élection directe entre les membres du Conseil citoyen. C’est un aspect qui soulève inévitablement de la méfiance sur la question de savoir comment ces conseillers jugeront leur propre organe, celui qui concentre le plus de pouvoirs.
En fin de compte, la proposition de l’équipe dirigée par Echenique est audacieuse. On peut penser que le danger pourrait venir de la possibilité que des fractions puissent contrôler majoritairement des cercles stratégiques. Néanmoins, un Conseil citoyen de 60 personnes élues sur des listes ouvertes, sur lesquelles on peut voter pour jusqu’à 20 candidats, avec des porte-parole différents, semble être une bonne manière d’intégrer de minorités.
Parmi les autres propositions élaborées par des équipes moins connues par le grand public, celle de l’équipe dirigée par Victor Garcia [3], du Cercle de Barcelone se distingue à cause de ses mérites propres. Il faut dire qu’en attendant le projet définitif, les avant-projets préparatifs sont depuis plusieurs jours les plus votés dans la page web de la jeune formation Podemos.
Déterminée à en finir avec le concept d’oligarchie de parti, cette équipe a voulu repêcher des propositions classiques de l’ancienne démocratie athénienne pour les combiner avec les nouveaux outils informatiques. La confiance dans le tirage au sort pour la moitié du Conseil citoyen, les facilités offertes aux inscrit·e·s pour avancer des initiatives de base et des référendums, ses propositions de vote préférentiel ainsi que la large rotation des charges prévue, font de ce projet surgi depuis en bas un concurrent dont il faudra tenir compte.
Il y a bien entendu encore d’autres propositions. La majorité d’entre elles fusionnera peu à peu en vue de la réunion du 18 au 19 octobre. Ce qui est déjà sûr, c’est que nous assistons à un riche débat d’idées et ce, à un moment politique décisif, avec des dizaines de personnes qui s’organisent, étudient, débattent et, bientôt, prendront des décisions. (Article publié le 24 septembre 2014, dans le quotidien eldiario.es; traduction A l’Encontre)
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[1] Ernesto Laclau est décédé, d’une crise cardiaque, le 13 avril 2014, à Séville; il est né en 1935 en Argentine. En français, un ouvrage résumant sa pensée a été publié en 2008, sous le titre, La Raison populiste, Ed. du Seuil. L’essentiel de ses œuvres – avec Chantal Mouffe – est en espagnol (en Amérique latine, d’abord puis en Espagne) et en anglais, chez New-Left Books, puis Verso.
Pour l’essentiel Laclau, de manière assez sophistiquée, développait une orientation stratégique de «démocratie radicale», opposée à l’orientation social-démocrate. Il s’inscrivait toutefois dans un horizon post-marxiste, marqué par son expérience en Argentine, puis par ses liens avec Eric Hobsbawm qui appuyait sa carrière à Oxford. Dans l’orientation politique développée, pour faire court, il n’y avait pas place pour une «crise révolutionnaire», dès lors pour une pensée stratégique dans une perspective de double pouvoir, pour faire exemple, dans une perspective de rupture – toujours peu prévisible – pouvant intervenir après une accumulation de matériaux inflammables
Comme le résumait bien un de ses admirateurs français, Jean Claude Monod: «Pour Laclau, la gauche ne devait pas se couper du peuple, mais elle ne devait pas croire «faire peuple» [formule à la Mélenchon avant la lettre], en renonçant à des avancées qu’on dit aujourd’hui avec dédain «sociétales», comme le mariage gay ou la facilitation des conditions de vie souvent les plus précaires, des travailleurs immigrés par exemple. En revanche, il fallait que la gauche ne renonce pas à une certaine [sic!] capacité à désigner des ennemis ou des adversaires, et ne paraisse pas réconciliée avec toutes les réalités contre lesquelles elle s’est historiquement construite: l’exploitation, l’inégalité, la mise en concurrence des individus, etc.» (in Libération, 16 avril 2014)
Il faut noter la tournée en Amérique latine de la direction de Podemos, composée de Pablo Iglesias, Iñigo Errejón y Pablo Bustinduy. Ils ont, entre autres, rendu visite au président plus que normal d’Uruguay: Pepe Mujica. Ce dernier mène une politique économique social-libérale (privatisation, sous-traitance, ouverture au capital privé – uruguayen comme étranger – des entreprises publiques, etc.), avec quelques touches saupoudrées d’assistance sociale.
Le Frente Amplio est au pouvoir depuis 2004, avec le docteur Tabaré Vazquez comme premier président. Il va se représenter suite au mandat de Pepe Mujica, en fonction depuis le 1er mars 2010 et élu en novembre 2009. Le Frente Amplio est en recul dans les sondages, face aux deux partis bourgeois traditionnels. Tabaré exige un pouvoir incontesté pour se présenter un chef.
Pepe Mujica, ex-Tupamaros (sur l’histoire au pouvoir desquels il faudra revenir: un ouvrage d’Ernesto Herrera sera publié sur ce sujet), est une figure qui correspond au schéma «anti-caste» d’Iglesias. Ne vit-il pas dans sa petite ferme (chacra) et non dans le Palace présidentiel ou dans une maison de maître, comme Tabaré Vazquez. Pepe Mujica sait cultiver son image «populiste». Pour preuve, Pablo Iglesias a déclaré: «c’est un exemple de décence, de vertu civique et d’engagement auprès des plus nécessiteux». On se demande si la délégation de Podemos a étudié la politique économique et sociale du gouvernement d’Uruguay pendant les 10 dernières années. En particulier, envers les firmes transnationales.
Planet expert écrit à ce propos, après avoir vanté la «stabilité poltico-économique» du pays: «L’investisseur étranger a la possibilité de développer tout type d’activité et ce, dans les mêmes conditions que les investisseurs locaux. Dans certains domaines d’activité protégés par l’Etat, l’investisseur étranger peut développer des activités dans le cadre du système de l’octroi de marchés publics de travaux. Le gouvernement incite les investissements étrangers en proposant des exonérations fiscales pour l’investissement.» Une vraie politique «progressiste»! L’évolution des IDE montre l’attraction du pays pour le capital brésilien, européen, chinois. L’ambassade américaine – dont l’infrastructure, à elle seule, démontre sa fonction régionale – dispose d’une vraie influence avec son ambassadrice: Julissa Reynoso.
Pablo Iglesias (selon le quotidien Publico de Madrid, en date du 2 octobre 2014) a consacré ses commentaires, dans cette rencontre d’une heure et demie avec Pepe Mujica, «à la nécessité de renforcer l’intégration latino-américaine comme pôle démocratique mondial» et à la «crise européenne et à la possibilité que cette dernière conduise à des changements démocratiques et populaires».
Au-delà d’une adhésion politico-identitaire aux gouvernements «progresisstes» d’une partie de l’Amérique latine, on peut se demander si une connaissance informée effective de ces sociétés (et non pas de leurs seuls porte-parole) et des politiques menées – cela sans sectarisme euro-centré – ne serait pas utile pour une discussion internationaliste dans Podemos et en Europe. Il nous semble que oui. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Pablo Echenique-Robla est né en 1978 en Argentine. Depuis plus de 20 ans il vit à Saragosse, étant arrivé en Aragon à l’âge de 13 ans. Scientifique – après un doctorat en physique – il travaille à l’Instituto de Biocomputación y Física de Sistemas Complejos (BIFI) du CSIC (Conseil supérieur de la recherche scientifique). Il a été élu euro-député, en cinquième position sur la liste de Podemos, lors des élections européennes de mai 2014. Handicapé, il se déplace en fauteuil roulant. Il écrit souvent dans eldiaro.es. (Rédaction A l’Encontre)
[3] Victor Garcia est né en 1981 à Barcelone. Il est un de ceux qui ont fait une contribution, intitulée «Approfondissement démocratique», qui a reçu un grand accueil sur la Plaza Podemos. Il s’est politisé dans le cadre du M15. Lors des primaires pour établir la liste eux élections européennes, il est arrivé en 53e position. Sa proposition organisationnelle pour Podemos est lisible sur eldiario.es du 29 septembre 2014. (Rédaction A l’Encontre)
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