Par Nick Rogers
Mardi 5 mars [2013], le président du Venezuela, Hugo Chavez, est décédé à l’âge de 58 ans après avoir passé près de deux ans à lutter contre le cancer. Dans les jours qui suivirent des centaines de milliers de ses compatriotes – la plupart vêtus d’un rouge éclatant – se pressèrent dans les rues de Caracas et d’autres villages et villes afin de témoigner de leur respect et exprimer leur soutien à la prétendue «révolution bolivarienne».
Les funérailles de vendredi réunirent des chefs d’Etat et de gouvernement d’Amérique Latine [1] ainsi que de l’alliance «anti-impérialiste» mondiale que Chavez cherchait à bâtir. Alors que j’écris, de longues files de Vénézuéliens continuent de défiler près de son corps, qui est vêtu d’un uniforme militaire et d’un béret rouge, incarnant de façon appropriée la combinaison du militaire et d’une politique «révolutionnaire» que Chavez représentait.
La tradition qui consiste à évaluer l’impact de la vie de quelqu’un immédiatement après sa mort peut avoir une certaine signification lorsque la plus grande part de ses années actives est déjà éloignée. Lorsque cette personne meurt au sommet de sa carrière politique, après avoir été réélue président pour la quatrième fois, en octobre 2012, avec une marge d’avance d’environ 10%, il peut sembler peut-être prématuré d’aboutir à des conclusions définitives concernant son héritage. Le véritable test d’une authentique direction révolutionnaire – qu’elle soit d’un individu ou d’un collectif – à donner le pouvoir à la majorité du peuple ou à une classe spécifique d’agir en son propre nom arrive lorsqu’il y a transfert de pouvoir de la part des dirigeants originels.
Il est toutefois possible de commencer à mesurer le rôle de Chavez et les perspectives du processus politique qu’il a initié. Hugo Chavez a certainement fait preuve d’une personnalité audacieuse en saisissant les possibilités pour améliorer la situation des gens. Fils de deux instituteurs de Barinas, dans les plaines poussiéreuses de l’ouest du Venezuela, il a rejoint l’armée encore adolescent dans les années 1970, dirigé un coup d’Etat avorté de sous-officiers en 1992, et été élu pour la première fois en 1998, au cours du processus qui a contribué à la désintégration des deux partis [COPEI-chrétien-démocrate et Alliance démocratique-socail-démocrate] qui alternaient depuis quarante ans au gouvernement et qui, explicitement, se partageaient le butin acquis grâce au pouvoir gouvernemental (emplois, rente pétrolière, etc.) entre eux.
Il adopta le héros national du Venezuela, Simon Bolivar – qui fut aussi la figure dominante de la libération de l’Amérique du Sud de la domination coloniale espagnole [et installa la bourgeoisie créole] – comme le porte-étendard de la révolution nationale que Chavez a conçu et de l’unité de l’Amérique du Sud qui définit son idéologie.
Au cours des 14 années suivantes, Chavez a réécrit la Constitution vénézuélienne (adossant le qualificatif «bolivarienne» à celui de République) et a survécu à la succession rapide d’une tentative (2002) de coup d’Etat de la droite (soutenu par le président des Etats-Unis Bush), d’une grève dans l’industrie pétrolière ainsi qu’à un référendum révocatoire (référendum révocatoire de mi-mandat gagné en 2004). Les dépenses publiques en faveur des citoyens vénézuéliens les plus pauvres augmentèrent considérablement. Se prononçant en 2005 pour le «socialisme du XXIe siècle», le gouvernement Chavez nationalisa plusieurs centaines d’entreprises et débuta une vaste redistribution des terres [sans un accompagnement technique adéquat qui aboutit à de multiples impasses].
En Amérique Latine, il défia l’hégémonie des Etats-Unis. S’opposant à un traité de libre-échange soutenu par les Etats-Unis, il lança une alternative, appelée Alliance Bolivarienne (ALBA), qui réunit des pays, comme Cuba, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua et l’Argentine, qui résistaient aux exigences des Etats-Unis.
Le gouvernement Chavez s’est clairement détourné du cours néolibéral. Une stratégie qu’autant l’impérialisme étatsunien que la classe capitaliste locale appliqua au Venezuela – ainsi que dans toute l’Amérique Latine – avec une vigueur particulière à partir des années 1980. Un demi-soulèvement des pauvres de Caracas se déroula en février 1989. Il fut brutalement réprimé par les militaires (ce qui fournit une partie des justifications de la tentative de coup d’Etat par Chavez en 1992). Les niveaux de vie – en particulier ceux des plus pauvres – s’effondrèrent au cours des années 1990.
Deux facteurs expliquent le succès du changement radical de direction effectué par le gouvernement de Chavez. Celui qui a été le plus souligné dans les articles nécrologiques concerne le pétrole. Les réserves du Venezuela sont massives. En effet, la redéfinition des sables bitumineux de ce pays en «pétrole lourd» [de manière simplifiée, un pétrole qui s’écoule difficilement et nécessite un traitement spécial ] en font désormais officiellement les réserves les plus importantes du monde, dépassant même celles d’Arabie Saoudite.
Nombreux sont ceux qui ont écrit sur la chance de Chavez d’avoir été élu juste avant un boom des prix pétroliers: le baril est passé de 10 dollars en 1999 pour atteindre, pour rester au cours de la période restante, 100 dollars voire plus. Le boom des matières premières qui a continué cinq ans après le retournement économique mondial a sans doute aussi joué un rôle. Chavez a toutefois aidé sa propre chance.
Les gouvernements vénézuéliens précédents avaient sapé les accords de l’OPEP sur ordre des Etats-Unis. Chavez a revivifié la participation du Venezuela au cartel pétrolier, faisant cause commune avec d’autres faucons de l’OPEP [Organisation des pays exportateur de pétrole, créée en 1973]. Il réaffirma, dans le même temps, le contrôle du gouvernement sur l’entreprise pétrolière d’Etat semi-autonome, la PDVSA, et augmenta les royalties [la partie revenant à l’Etat] – autant de la PDVSA que celles payées par les compagnies pétrolières étrangères – assurant ainsi un flot continu de revenus pour le gouvernement.
Les ressources pétrolières permirent que les dépenses en faveur des besoins sociaux des Vénézuéliens les plus pauvres soient augmentées, ce qui comprend les «missions» sociales qui furent lancées à un rythme régulier. Le pétrole lubrifia les relations au sein de l’ALBA. Les médecins cubains envoyés en contrepartie du pétrole à bon marché livré à Cuba formèrent la colonne vertébrale des missions sanitaires dans les bidonvilles du Venezuela. Le pétrole facilita également des achats croissants d’équipements militaires à la Russie et à d’autres pays.
Le second effort qui sous-tendit le revirement opéré par Chavez vis-à-vis du néolibéralisme est celui de la mobilisation populaire. Cela a été au départ presque totalement spontané. Chavez fut un personnage bien plus prudent, au tout début de sa présidence, que le parleur démagogique qui déclara que le piédestal d’où il s’adressait à l’Assemblée générale des Nations Unies sentait toujours le souffre qui accompagnait celui qui s’exprima le jour précédent de la même place, le président Bush. Ce premier Chavez parlait de façon favorable de la «troisième voie» de Tony Blair.
La modération était beaucoup plus difficile à soutenir face au soulèvement de la petite-bourgeoisie et de l’opposition bourgeoise qui déclencha de vastes manifestations lors des premières tentatives de Chavez en direction de la réforme agraire et de celle de l’industrie pétrolière. Ces manifestations culminèrent par le coup de 2002 qui renversa avec succès Chavez [durant une très courte période]. Ce ne sont que les contre-manifestations de la majorité des pauvres qui, à Caracas, se déversa des bidonvilles qui couvrent les collines qui surplombent la capitale dans le centre de la ville, qui firent pencher l’équilibre du pouvoir parmi les militaires et força au rétablissement de Chavez dans ses fonctions.
Le soutien et l’organisation populaires se montrèrent tout aussi importants lorsque l’opposition bloqua l’industrie pétrolière pendant plusieurs mois en 2002-2003, diminuant de 80% les exportations et plus encore les revenus du gouvernement.
Pouvoir de classe?
La question centrale, pour les socialistes et les communistes, pour établir un bilan de l’héritage de Chavez ne tient pas tant au degré de propriété ou de contrôle de l’Etat sur l’économie – il n’y a rien d’intrinsèquement socialiste dans la propriété d’Etat. Ce n’est même pas le niveau des dépenses sociales. Ce qui est central c’est le rapport entre Chavez le mouvement populaire qui le soutient, c’est-à-dire l’équilibre du pouvoir entre les classes.
De ce côté, des structures de base ont surgi: des conseils communaux qui sont censés permettre aux habitant·e·s de quartier de participer à l’élaboration du budget et à la planification des ressources qui leur sont utiles. Les travailleurs se sont engagés dans des luttes syndicales acharnées dans des entreprises et quelques nationalisations conclurent certaines d’entre elles. Sur les lieux de travail, des conseils d’autogestion sont censés encourager la transition vers le contrôle ouvrier.
Après les élections présidentielles de 2006, un nouveau parti fut formé: le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV); il réunit de nombreux membres à son lancement.
Chaque développement positif a été, toutefois, sapé ou sévèrement entravé par l’approche extrêmement présidentialiste du gouvernement par Chavez. La nouvelle Constitution de 1999 garantit de nombreux droits, y compris ceux de la participation dans les affaires sociales et politiques. Mais elle a aussi renforcé les pouvoirs de la présidence. Le mandat présidentiel a été, en fait, augmenté à six ans et les limitations qui figuraient pour quiconque était en poste plus d’une fois furent retirées. Chavez dut ensuite affronter deux référendums avant de parvenir à retirer la nouvelle restriction fixée à plus de deux mandats consécutifs qui l’aurait empêché de se présenter en 2012.
Chavez demanda à quatre reprises et a obtenu – bien qu’il disposait de pouvoirs supplémentaires attribués à la personne du président ainsi que toujours d’une majorité de partisans à l’Assemblée nationale – le droit de diriger pour une année par décrets, outrepassant aussi les accords mêmes qui étaient supposés définir la nouvelle République bolivarienne. Si la participation populaire ne s’étendait pas à l’Assemblée nationale, quelles étaient les chances que celle-ci existe pour les Vénézuéliens ordinaires dans les comités communaux, les conseils d’autogestion ou même pour le PSUV?
Le programme télévisé hebdomadaire Aló présidente, au cours duquel Chavez voyageait à travers le pays pour parler, devant des caméras, à un auditoire local jusqu’à sept ou huit heures et faisant des déclarations de politique gouvernementale en apparence improvisées étaient typiques de son style. Qui présentait bien – il était très à l’aise avec les Vénézuéliens populaires – mais à l’opposé d’une approche collective ou participative effective à la direction du processus et au gouvernement.
L’espace limité pour une action autonome se reflète dans les luttes au sein du mouvement syndical. La confédération syndicale historique, la CTV (Confédération des travailleurs du Venezuela], était liée étroitement à l’Action démocratique – l’un des partis de gouvernement historique, membre de l’Internationale socialiste. La gauche [des syndicats] tenta, au cours des années 1990, de briser la forteresse bureaucratique de la CTV, mais elle fut défaite par des moyens non démocratiques et frauduleux. La CTV travailla étroitement avec l’opposition à Chavez et soutient activement autant le coup de 2002, ainsi que la grève dans l’industrie pétrolière (qui peut être décrite sans doute de façon plus adéquate comme un lock-out patronal).
Les travailleurs qui brisèrent efficacement la grève et retinrent Chavez au pouvoir, cherchèrent alors à mettre en place une nouvelle centrale syndicale indépendante, l’UNT (Union nationale des travailleurs, scission majoritaire de la CTV). Celle-ci recruta rapidement un grand nombre d’adhérents, mais les tentatives répétées visant à élire une direction furent bloquées par la minorité Chávista organisée dans la Force bolivarienne des travailleurs socialistes (FSBT). La FSBT a désormais fait scission de l’UNT et est, en fait, reconnue comme la seule organisation syndicale reconnue par le gouvernement en matière de négociations industrielles.
Chavez a déclaré ouvertement son hostilité à l’idée d’une organisation autonome de la classe ouvrière par rapport au parti «révolutionnaire» – ce qui constitue peut-être un héritage de sa formation militaire ou une leçon apprise auprès de la direction cubaine.
Stalin Pérez Borges, un marxiste-révolutionnaire qui est entré dans le PSUV et y a formé la tendance Marée socialiste, a de même fait état du manque d’espace pour à la base un parti qui est très hiérarchique. Les nominations récentes de candidats aux postes de gouverneurs et de maires ont été entreprises par décret de la direction du PSUV.
Le problème est qu’un projet «révolutionnaire» qui ne renforce pas la puissance de la classe laborieuse se terminera en retournant le pouvoir à la seule autre classe qui peut gouverner dans la société moderne: la classe capitaliste. Il s’agit d’une logique qui est obscurcie par l’opposition pugnace de cette classe contre Chavez et ses politiques. Les origines «raciales» mêlées de Chavez, soit celles que partage la majorité des Vénézuéliens, associant des ascendances noires-africaines et indigènes, («indiennes») contribuent à l’aversion des fractions les plus aisés de la société vénézuélienne, qui sont d’origine prédominante blanche européenne.
Malgré tous ses discours sur le «socialisme du XXIe siècle», Chavez n’a jamais envisagé d’exproprier la bourgeoisie en tant que classe. Sa coalition politique comprend des barons qui ont formé des liens étroits – et profitables – avec des hommes d’affaire qui ont prospéré avec le nouveau régime et gagné le surnom de «boli-bourgeoisie».
Le soutien chaleureux et politique que Chavez donna à des régimes opposés à la classe laborieuse comme ceux d’Ahmadinejad, de Poutine, de Lukachenko (l’homme fort de la Biélorussie) ainsi qu’aux capitalistes d’Etat de Chine exprime non seulement la nécessité de faire des accords avec d’autres prêts à s’opposer à la domination des Etats-Unis, mais aussi une compréhension de l’impérialisme et de la solidarité internationale qui n’est pas enracinée dans les orientations de notre classe.
Chavez a tourné sens dessus dessous la politique au Venezuela ainsi que, jusqu’à un certain point, aussi en Amérique Latine. Les pièces qu’il a renversées doivent pourtant être replacées dans une configuration qui doit être adéquate. Les forces de la classe laborieuse ont néanmoins toujours un rôle clé à jouer. Tout en se frayant un chemin vers l’avant, nous avons pu apprendre que notre mouvement peut ne pas être emporté par les cultes de la personnalité, la canonisation séculière ou les reliques embaumées. (Traduction A l’Encontre)
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[1] Parmi les dizaines de chefs et cheffes d’Etat se trouvaient Dilma Roussef (présidente du Brésil et membre du PT, appréciée par le grand capital); Cristina Kirchner (Présidente de la République Argentine, membre d’une fraction mafieuse du péronisme qui se présente comme «progressiste») ; José Mujica, le président «très normal» de la République orientale de l’Uruguay, de même très estimé des investisseurs brésiliens dans l’agro et le secteur de l’exportation de la viande et espagnols, finlandais, suédois pour les fabriques de pâte à papier, très polluantes; le vice-président de la Colombie Angelino Garçon (ex-membre du Parti communiste colombien (sic !) et ex-dirigeant syndical et représentant le bourgeoisie colombienne à l’OIT – Organisation internationale du travail; Mahmoud Ahmadinedjad d’Iran qui tentait de réprimer ses larmes et récitait une prière, ce qu’il ne fait quand il réprime les syndicalistes et tous les opposants; le grand démocrate – que certains considèrent «socialiste» – Alexandre Loukachenko de Biélorussie qu’il préside depuis 1994; Evo Morales, président de la Bolivie et Rafael Correa à la tête de l’Equateur ( ce dernier a de bonnes relations avec le gouvernement de Mariano Rajoy et multiplie les concessions aux entreprises pétrolières, ce qui lui vaut une opposition ferme du mouvement indigène-indien); Raul Castro, le «modernisateur» de l’économie cubaine à la tête du parti unique et à la direction du pays, avec son frère Fidel, depuis 1959; Enrique Peña Nieto le nouveau président du Mexique, tête du bien nommé Parti révolutionnaire institutionnel (PRI); pour conclure ici cette liste, il est nécessaire de citer le Prince Felipe de Borbon qui devrait succéder au roi Juan Carlos, un règne et une monarchie de plus en plus détestés pour ses privilèges et sa corruption par la population de l’Etat espagnol. (Rédaction A l’Encontre)
Photo émise par la «Maison de sa majesté le Roi» d’Espagne Juan Carlos. On y voit le Prince de Borbon – Principe de Asturias – saluant le cercueil de Hugo Rafael Chavez Frias (tout à droite); sur sa gauche, avec des lunettes, «Pepe» Mujica d’Uruguay; au premier rang, à gauche, le président du Mexique Enrique Peña Nieto. Pour rappel, le roi Juan Carlos lançait à Chavez, en 2007, lors du sommet ibéro-américain: «Pourquoi ne la fermes-tu pas?»; cela en présence du «socialiste» Zapatero. Le «socialisme du XXIe siècle» réserve des surprises… Nicolas Maduro, avec sa moustache, regarde le prince, et Raul Castro se trouve à ses côtés.
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Cet article a été publié le 14 mars 2013 dans le numéro 953 du Weekly Worker, organe du Parti communiste de Grande-Bretagne (créé en 1988 ; trois avant la dissolution de PC historique en 1991).
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