Par Chahinaz Gheit
Al-Tahsine est situé près de Mansoura, capitale de Daqahliya [gouvernorat au nord-est du Caire, d’une surface de 3500 km2 et de quelque 5 millions d’habitants, la capitale est Mansoura].
Depuis quelques jours, les habitants de ce village multiplient les protestations. Leur hameau de moins de 3000 âmes est dépourvu d’infrastructures. Il n’y a ni eau ni électricité. «C’est devenu insupportable. Nous avons décidé de nous rendre au Caire et camper devant le palais présidentiel», dit Mahmoud, habitant du village. Les habitants d’Al-Tahsine sont prêts à tout pour faire valoir leurs droits. Ils appellent à la désobéissance civile et envisagent même de proclamer leur indépendance de l’Egypte!
Un geste symbolique qui vise sans doute à attirer l’attention des médias. «Tiens! La presse vient s’enquérir aujourd’hui de notre situation. Voilà qui est nouveau. Est-ce la démocratie qui s’installe?», nous lance le cheikh Osman Al-Sayed, un habitant très respecté du village. Il laisse éclater sa colère: «On en a assez de tendre la main pour demander de l’aide. Nous vivons dans ce calvaire depuis des années. Ici, le village manque de tout. Il n’y a ni électricité, ni eau courante, ni drainage sanitaire, pas même de dispensaire, d’école ou de mosquées… Pourtant, tout ce que nous demandons, c’est une route pour nous lier au reste du monde.»
Comparant le village d’Al-Tahsine à un cimetière, Hadj Ali, un autre habitant, explique que sa fille de huit mois a eu une forte fièvre, suite à laquelle elle est devenue paralysée. Ce père n’a pas pu emmener à temps son enfant à l’hôpital faute de route digne de ce nom. «Nous ne parvenons ni à enterrer nos morts, ni à sauver nos malades à cause de cette route. Nous aimerions avoir des ambulances, un commissariat, enfin un minimum d’infrastructure pouvant nous permettre de vivre décemment. Que les représentants du gouvernement viennent voir dans quel état nous vivons», poursuit-il. Et d’ajouter qu’en hiver, tous les habitants de ce village restent cloîtrés chez eux durant des jours, incapables de faire quoi que ce soit, à cause des sentiers boueux. Hassan, un jeune homme, poursuit: «Nous vivons dans un ghetto. Les responsables ne semblent pas vouloir se soucier de nous.» Enumérant les tracasseries qui rendent la vie difficile dans ce village «sinistré» comme ils l’appellent, une autre dame accuse le gouvernement d’avoir rangé leurs doléances dans les tiroirs. «Toutes les plaintes adressées aux responsables sont restées lettre morte , dit cette dame qui semble en avoir gros sur le cœur. Elle demande qu’on informe le président de son calvaire: «Dites à Morsi que les gens ici ne vont manger ni la Constitution, ni l’Assemblée du peuple. Nous l’avons choisi et élu dans l’espoir de rétablir nos droits bafoués.»
En effet, depuis quelque temps, on a l’impression que les mêmes images d’avant la révolution reviennent: manifestations, grèves et sit-in organisés par des travailleurs, des chômeurs, des gens frustrés et des oubliés de la révolution continuent à marquer les esprits. Il y a une précarité des conditions de vie et une marginalisation des habitants des zones rurales: absence de services de base, coupures d’eau et d’électricité, manque de pain, d’essence et de bonbonnes de gaz, sans citer les autres problèmes. «Les citoyens sont au bord de l’explosion. N’ayant trouvé ni de réponses à leurs revendications, ni de lueurs d’espoir à leur misère, ils montrent leur exaspération en bloquant les chemins de fer et les routes principales», explique la sociologue Nadia Radwane tout en soulignant que le village d’Al-Tahsine a trouvé sa manière de se rebeller.
Ras-le-bol
Al-Tahsine, ce village isolé situé au bout d’un chemin de terre, ressemble à la majorité des hameaux égyptiens où la pauvreté et la précarité frappent les habitants de plein fouet. Nombreux sont les villages et les localités éloignés qui vivent dans le dénuement total. Les habitants de ces villages démunis lancent sans cesse des appels de détresse face à l’indifférence et la négligence des responsables.
Al-Tahsine a été construit dans les années 1960, à l’époque du président Gamal Abdel-Nasser. Ce «leader socialiste» a décidé de mettre fin à la domination des grands propriétaires terriens en distribuant à chaque paysan cinq feddans de terre cultivable. Mais ce bonheur n’a pas duré. Le président Anouar Al-Sadate a restitué une partie de ces terrains aux propriétaires et les paysans ont dû alors verser un loyer. En 1990, l’Etat a fourni des crédits aux paysans pour racheter ces terres à crédit sur 15 ans. Mais vu les conditions de vie très difficiles de ces paysans, la majorité d’entre eux ne sont pas parvenus à s’acquitter de leurs dettes et sont menacés de prison.
Les émeutes et les manifestations, qui ont eu lieu dans ce village, ne sont que des moyens pour se faire entendre. «Nous en avons assez d’attendre une justice qui n’arrive pas. Nous avons fait preuve de beaucoup de patience et cette patience a des limites», s’indigne Al-Sayed, l’un des habitants. Et d’affirmer qu’après une quinzaine d’années, d’attentes vaines, les habitants ont décidé de se prendre en charge et de faire sortir leur village de la marginalisation.
En 2010, les habitants avaient porté plainte contre le gouverneur de Daqahliya et le président du chef-lieu de Béni-Ebeid dont dépend leur ville, les accusant de n’avoir pas assumé leurs responsabilités, d’exposer leur vie au danger et de propager l’ignorance, la pauvreté et les maladies. «Plus de 90 % des filles sont analphabètes. En effet, l’école la plus proche est située à environ 4 km du village. Et pour s’y rendre, les filles doivent emprunter un sentier peu sûr, ce qui les expose aux harcèlements et aux criminels», se plaint Salah, avocat et l’un des habitants du village. Sans compter le nombre de décès, qui augmente d’une année à l’autre. D’après un rapport fait par le Centre de la terre, Al-Tahsine est l’un des villages les plus ravagés par les maladies chroniques et surtout l’hépatite C. C’est d’ailleurs l’un des villages qui enregistre le taux de mortalité le plus élevé en Egypte.
Les habitants se mobilisent
Les villageois d’Al-Tahsine ont donc décidé de se mobiliser. Ils veulent exprimer leur indignation contre l’oppression et l’injustice qu’ils endurent. Ils réclament aujourd’hui la démission du gouverneur et ont décidé de ne plus payer ni leurs impôts, ni leurs factures d’eau et d’électricité, ni leur contribution aux coopératives agricoles d’Etat. «Pourquoi payer des impôts et des factures alors qu’il n’y a ni infrastructures, ni services publics», s’indigne Moustapha, un habitant du village.Et d’ajouter avec amertume: «Nous ne faisons plus confiance à nos gouverneurs, ni à leurs promesses mensongères qui n’ont jamais été tenues. Nous voulons de vrais changements.»
Selon lui, rien n’a changé au village depuis des années et l’avenir est sombre.
Mais d’où est venue cette idée de proclamer l’indépendance du village ? En fait, tout a commencé lorsque les villageois ont entamé un sit-in à la rentrée scolaire, mais comme d’habitude aucun des responsables n’a bougé. Au début, c’était un large mouvement populaire qui s’est vite transformé en véritable mouvement de désobéissance civile, notamment après que le gouvernement de Hicham Qandil eut manqué à ses engagements. Les élèves n’ont pas été à l’école et les fonctionnaires ne se sont pas rendus au travail. Les habitants ont alors organisé un sit-in à l’hôpital central de Béni-Ebeid et ont lancé une grève de la faim qui a été accueillie par des menaces proférées par le directeur de l’hôpital d’expulser les habitants en cas de poursuite de leur grève. C’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les habitants ont publié un communiqué dénonçant la négligence du gouverneur de Daqahliya, Salaheddine Al-Madawi. «Vous vous souvenez de Zifta. Cette ville située dans le gouvernorat de Gharbiya qui a marqué l’histoire lors de la Révolution de 1919. Lorsque l’occupation britannique a expulsé Saad Zaghloul pacha, ainsi que les dirigeants du parti d’Al-Wafdet les ont exilés aux îles Seychelles, les habitants de Zifta conduits par Youssef Al-Guindi ont alors déclaré l’indépendance de leur ville qu’ils ont surnommée la République de Zifta», rappelle le cheikh Osman. Et d’ajouter qu’il s’est inspiré de cette histoire qui date de 93 ans. Aujourd’hui, Al-Tahsine semble suivre l’exemple de Zifta pour exprimer sa colère.
Les habitants n’ont pas l’intention de faire marche arrière. Le gouverneur de Daqahliya, Salaheddine Al-Madawi, qui a répété à plusieurs reprises qu’il n’avait pas de budget, a consacré une somme de 160’000 L.E. [24’700 CHF] à la construction de la route, et suite à cette campagne de désobéissance civile, il a augmenté cette somme à un million de L.E. Une somme qui s’avère insuffisante pour construire la route, selon les habitants déterminés à continuer la pression. En fait, le soulèvement de cette petite localité est devenu un symbole de lutte contre la corruption. Autrement dit, la contagion de la sécession a touché plusieurs villages voisins qui ont voulu imiter Al-Tahsine, tout en confirmant leur respect aux lois de l’Etat égyptien, à sa police et à son armée. Le village de Bahig à Assiout, la ville d’Al-Sarwo à Damiette, le village de Kilchane à Béheira, celui d’Abou-Maati à Daqahliya et la ville de Abou-Tichte à Qéna veulent suivre l’exemple d’Al-Tahsine.
Cependant, Dr Mohamad Attiya, ex-ministre du Développement local, pense que ces appels d’indépendance et de désobéissance civile transgressent la loi et ne visent qu’à plonger le pays dans le chaos et semer la zizanie. Un avis qui ne semble pas plaire aux habitants, qui ont été qualifiés de bandits, d’anarchistes ou de traîtres. «Nous avons pensé que la révolution du 25 janvier serait notre bouée de sauvetage. Ce qui n’est pas le cas, et donc, il n’y a pas d’autre alternative pour nous que de lutter pour obtenir», conclut hadja Atteyat.
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Article publié par Al Ahram en date du 14 novembre 2012
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