Nous publions ci-dessous la suite logique et chronologique de l’article de Georges Haupt (voir indications biographiques à la fin du texte) intitulé «Guerre ou révolution? l’Internationale et l’Union sacrée». Ces deux articles prennent toute leur place et leur valeur dans le cadre des initiatives de «commémoration» du Congrès de Bâle de la IIe Internationale qui s’est tenu à Bâle en novembre 1912. (Rédaction A l’Encontre)
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Le 27 mai 1917, Lénine fit à Petrograd une conférence publique sur un thème alors à l’ordre du jour: les rapports entre la guerre et la révolution. Sujet brûlant, situé, dans les réunions du parti, au cœur des débats et des controverses que Lénine qualifiait de «stériles, vaines et sans objet». «J’ai acquis la conviction que si, sur ce terrain, il se produisit une foule de malentendus, c’est précisément parce qu’en analysant cette question nous parlons bien souvent deux langages absolument différents.»[1]
Rien d’ailleurs ne caractérise mieux l’état actuel des réflexions sur ce sujet que ces remarques cinglantes du leader bolchevique, les exégètes continuant à parler des «langages absolument différents» en fonction de leurs options idéologiques et politiques. Ainsi, dans la polémique entre les diverses interprétations projectives ou justificatives comme celles que donnent les théoriciens de l’absolutisation de la guerre révolutionnaire, attribuant à la conflagration impérialiste le rôle de détonateur nécessaire à la révolution, et celles des idéologues de la coexistence pacifique, le seul trait commun est la référence à Lénine. Par le biais de citations tronquées ou amalgamées, d’allégations fantaisistes, d’une systématisation très particulière de l’histoire, des images, des thèmes ont fait surface où le modèle initial ne sert que d’alibi et ne trouve plus son compte. Avec ses penchants partisans ou les erreurs inhérentes aux synthèses rapides, l’historiographie vient à son tour alimenter ces clichés, surtout celui d’une prophétie comminatoire. Ainsi peut-on lire dans l’une des meilleures biographies de Lénine: «Depuis quelques années [avant 1914], le caractère inéluctable d’une conflagration mondiale faisait partie des calculs de Lénine…», qui a vu «dans la catastrophe une excellente occasion de soulèvement social […] et n’attendait que le moment favorable pour transformer la guerre en une révolution mondiale, le spectre d’une paix prématurée étant pour lui la source permanente de doutes, de craintes, de dépressions.»[2]
Entre une vision organique de la corrélation guerre-révolution et la relativisation de tout rapport entre les deux phénomènes, l’abîme est total. Faut-il en chercher l’explication dans la seule interprétation «dogmatique», dans la «liberté» qu’on prend par rapport à la lettre et à l’esprit des textes, ou bien découle-t-elle de la complexité de la pensée et de la pratique de Lénine qui prêtent en elles-mêmes à des interprétations ambiguës? Ainsi, pour Lénine, le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui précipita la faillite de la IIe Internationale marque-t-il un grand tournant, une nouvelle étape dans le développement du socialisme. Mais quel tournant? Celui qui a permis de lever «le voile de l’hypocrisie officielle», de «balayer les conventions», d’introduire une démarcation nette entre opportunisme et marxisme révolutionnaire? Ou bien aussi celui qui a marqué la fin du pur légalisme auquel les partis ouvriers avaient pu et dû faire appel entre 1889 et 1914, la fin des méthodes qui en découlaient; celui qui a exigé l’apprentissage et la mise en œuvre de nouvelles formes d’organisation et de lutte? Quelles en ont été les conséquences pratiques? On peut se livrer à une double interprétation: a) la guerre a tranché brutalement les divergences fondamentales, inscrit la réalisation du projet socialiste dans une nouvelle perspective: le socialisme en Europe est sorti du stade de développement relativement pacifique et limité au cadre national étroit; b) ou bien elle a «créé» une situation «objectivement révolutionnaire», le mouvement socialiste international est entré dans le stade des actions révolutionnaires, le «grand soir» étant devenu un objectif immédiat et accessible. Dans ce contexte complexe d’interprétations, la guerre est-elle considérée comme une cause, comme un catalyseur ou comme une conséquence de l’impérialisme et de son agonie?
Peut-être cette ambiguïté explique-t-elle en partie le fait qu’à la différence de sujets rebattus tels la théorie léniniste de la révolution, Lénine et la guerre impérialiste, on ait passé sous silence, même dans la littérature pléthorique du centenaire, cet aspect particulier: les rapports entre guerre et révolution dans la pensée de Lénine. Comme l’admet l’un des rares auteurs qui se soient aventurés sur ce terrain, l’historien de R.D.A. Fritz Klein, il s’agit là d’un «thème très compliqué»[3].
Toute tentative d’analyse systématique se heurte d’abord à des difficultés liées à la nature des démarches et des décisions de Lénine. C’est à l’un des témoins les plus qualifiés, le vieux bolchevik Lozovsky, qu’il faut faire appel pour en comprendre le mécanisme: «Si l’on aborde Lénine du point de vue de la logique pure, on peut constater des contradictions […], mais si l’on aborde les événements d’un point de vue dialectique, on verra qu’en fait il n’y avait nullement contradiction: Lénine appliquait la tactique des tournants brusques.»[4]
En effet, Lénine n’élabore ni des préceptes, ni un modèle stratégique, ni une théorie fondée sur la dialectique guerre-révolution. Sa démarche est concrète, sa réflexion théorique ne précède ni ne postule l’action, mais elle l’ordonne dans des situations historiques précises. Ce n’est pas l’orthodoxie de considérations idéologiques, mais un réalisme, une politique réaliste réclamés par l’action qui ont déterminé sa position, son appréciation de la corrélation qui peut exister: a.) entre le phénomène guerre et le phénomène révolution (la conflagration étant considérée comme un catalyseur utile à l’entreprise révolutionnaire en gestation); b.) entre le phénomène révolution et le phénomène guerre (la violence extérieure sert de moyen préventif aux classes dominantes, c’est une entreprise contre-révolutionnaire destinée à empêcher l’éclatement de la révolution qui couve).
Ensuite, la typologie des guerres qu’il élabore au fur et à mesure, tenant compte de la nécessité de comptabiliser des phénomènes nouveaux tels que les guerres nationales (de libération nationale), les guerres révolutionnaires, etc., n’est pas une classification abstraite ou normative et ne se laisse par conséquent pas réduire à des modèles ou à des catégories immuables[5]. C’était d’ailleurs pour lui un problème secondaire et, peu convaincu de sa rentabilité, il refuse de s’engager dans la discussion sur le caractère des guerres qui devait rebondir dans l’Internationale après le congrès de Stuttgart[6]. Il précise ainsi en 1908 sa position de principe, qu’en fait il ne modifiera pas quant au fond: «Ce n’est pas le caractère défensif ou offensif de la guerre, mais les intérêts de la lutte de classe du prolétariat ou, plutôt, les intérêts du mouvement international du prolétariat qui constituent le seul point de vue possible à partir duquel peut être examinée et résolue la question de l’attitude de la social-démocratie devant tel ou tel phénomène des relations internationales.»[7]
Lénine admet que «la guerre n’est pas un jeu, elle est une chose monstrueuse».[8] Mais cette appréciation éthique n’est pas un critère de jugement politique, pas plus qu’elle n’est déterminante pour l’action. «Nous autres marxistes différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part.»[9] C’est une tâche peu aisée car «les guerres sont une chose confuse, complexe et compliquée. En ce domaine, on ne peut procéder par clichés.»[10] La constante de sa démarche est de considérer la guerre concrètement, en tant que catégorie historique. Tout comme Rosa Luxemburg, il estime qu’«elle est bien plutôt une étape inéluctable du capitalisme, une forme tout aussi normale de la vie capitaliste que la paix»; de même, la guerre révolutionnaire n’est qu’une forme de lutte pour son antinomie, le socialisme[11]. Sa philosophie du phénomène de la guerre est empruntée à Clausewitz, «l’un des auteurs les plus éminents»[12], et les critères qu’il utilise dans son appréciation de la nature d’une conflagration en découlent: a.) quelle est la politique qui se prolonge dans la guerre («la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens»)? b.) les conditions historiques d’où elle émerge? c.) la classe qui la mène? d.) les buts qu’elle poursuit?[13] Cette démarche est suffisamment vague, suffisamment générale au demeurant pour ne pas fournir la clé de sa stratégie, de son système de mots d’ordre.
En effet, ce serait s’engager sur une voie sans issue que de poser le problème sous l’angle de la guerre et dans des termes qui ne soient pas ceux de Lénine; pour lui, il n’y a qu’une seule dominante: le caractère inéluctable de la révolution prolétarienne, de la prise du pouvoir politique. Ses réflexions théoriques sont centrées sur une structure significative: l’organisation, l’avant-garde révolutionnaire en tant que médiation et instrument indispensable dans le projet révolutionnaire conçu comme un mouvement historique dont le cheminement n’est pas linéaire; il y a eu et il y aura «des écarts par rapport au type moyen et au rythme moyen du mouvement», car «nous ne pouvons savoir à quelle allure ni avec quel succès se déploieront les mouvements historiques d’une époque donnée». Autour de cet axe, de cette constante, s’articulent les facteurs et les variables que doit englober une conception réaliste de la stratégie. Dans la hiérarchie des facteurs, Lénine n’assigne à la guerre aucune place fixe. Ce n’est qu’une variable subordonnée. Elle peut faciliter aussi bien que compliquer le projet révolutionnaire «par des tâches qui n’ont rien à voir avec la révolution». [14]
Dans cette optique, le problème est de savoir quelle place occupe la guerre en tant que frein ou en tant que ferment dans les calculs stratégiques de Lénine, et dans quelle mesure la façon dont il l’aborde dans des situations concrètes influe sur le développement théorique du léninisme. La problématique est vaste, mais on se contentera ici d’en aborder quelques aspects, la situant dans le contexte des solutions théoriques et politiques élaborées par les marxistes de la IIe Internationale et dans celui du clivage qui s’établit dans la pensée de Lénine avant et après 1914.
I
Le problème de la guerre et de la paix s’est situé au centre des réflexions socialistes à l’époque de la IIe Internationale, qui s’est définie dès son congrès de fondation comme «l’unique et le vrai parti de la paix»[15]. En revanche, la révolution que l’on espérait et dont on prophétisait l’échéance pour la fin du XIXe siècle était, pour les révisionnistes, définitivement retirée de l’ordre du jour en 1899, alors que, pour les radicaux, elle semblait reculer à une date indéterminée. Toutefois, dans des contextes différents, la dialectique guerre-révolution continua d’agiter les esprits socialistes non seulement sous la forme d’un épouvantail didactique que la social-démocratie brandissait sans cesse pour effrayer la bourgeoisie (la guerre c’est le crépuscule du capitalisme, le départ de la révolution sociale que la course aux armements et le recours à la violence entre les nations feront mûrir et éclater), mais comme un élément important dans leurs projets stratégiques et dans leurs calculs tactiques.
Deux moments, deux types de solution politique et théorique ont particulièrement retenu l’attention de Lénine. Le premier type découle de la stratégie élaborée à la fin du XIXe siècle par Engels qui, dans la constellation de la «méthode pacifique de la lutte des classes», selon la définition de Kautsky, a posé le problème du rapport entre l’imminence de la prise du pouvoir politique par les socialistes et la paix comme condition sine qua non de cet accomplissement. Cette problématique complexe, Lénine l’a traduite ainsi dans un contexte polémique au cours de la guerre: «“Tirez les premiers, messieurs les bourgeois“, écrivait en 1891 Engels défendant (avec juste raison) l’utilisation par les révolutionnaires que nous sommes de la légalité bourgeoise, à l’époque de ce qu’on a appelé le développement constitutionnel pacifique. La pensée d’Engels est aussi claire que possible […], il nous est plus avantageux maintenant d’utiliser, pour passer du bulletin de vote au “fusil“ (c’est-à-dire à la guerre civile), le moment où la bourgeoisie violera elle-même la base légale qu’elle a créée.»[16] En fait, la pensée d’Engels, la nouvelle stratégie qu’il avait élaborée pour de «nouvelles conditions de lutte», était nettement plus complexe que ne veut bien l’affirmer Lénine [17]; elle a fait l’objet d’interprétations radicalement différentes, et les révisionnistes ont cherché à inscrire à leur compte ce qui leur semblait être un revirement sous forme de conversion au parlementarisme «pur et simple».
En effet, comme l’a fait remarquer Trotsky, «Engels considérait le problème de la prise du pouvoir par le prolétariat comme un problème essentiellement pratique, dans la solution duquel l’armée jouait naturellement un rôle important. Dans les mouvements nationaux et les événements militaires de 1789, 1864, 1866, 1870-1871, Engels voit des leviers d’action révolutionnaire.»[18] Autrement dit, la guerre pouvait être pour Engels un facteur d’accélération de la révolution. Or, à partir de 1891, dans une série de textes, il entreprend une modification fondamentale du postulat selon lequel le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir qu’en ayant recours à la violence dans la lutte contre l’Etat bourgeois.
Cette analyse se fondait sur la perspective de la montée au pouvoir de la social-démocratie en tant qu’objectif dans l’immédiat [19]; elle découlait de la vision qui faisait du capitalisme un système sclérosé, incapable de survivre sans avoir recours à la violence. Par crainte de la révolution, les classes dirigeantes peuvent se sentir contraintes d’adopter une politique désespérée. L’armée est restée, tout comme en 1871, «un outil dans le conflit des forces sociales» selon les termes de Jaurès, une force de répression ou de diversion subordonnée à la bourgeoisie que seul le respect de la légalité peut neutraliser. Dans une telle perspective, toute la problématique guerre-révolution est inversée; de catalyseur, le conflit armé entre les nations devient un obstacle redoutable et, par conséquent, la paix est le facteur décisif pour le succès du mouvement ouvrier. Cette idée est reprise en 1889 par la grande majorité de l’Internationale lors de son premier congrès qui «affirme la paix comme condition première et indispensable à toute émancipation ouvrière». La tâche de la social-démocratie était donc d’empêcher les forces rétrogrades de trouver une issue en déclenchant le mécanisme de la contre-révolution par un recours à la violence, soit extérieure (la guerre), soit intérieure (la répression armée, la guerre civile), qui pourrait boucher l’espace conflictuel entre bourgeoisie et prolétariat, entraver la liberté de manœuvre et compromettre la progression assurée du mouvement révolutionnaire[20].
Engels était conscient du renversement dialectique de ses positions; il ne s’agissait pas pour lui d’un rejet absolu de la violence, mais de son exclusion dans une constellation donnée. Il n’y a chez lui aucune remise en question, ni implicite ni explicite, du principe selon lequel le bouleversement social ne peut être le fruit que d’une révolution politique, d’une conquête des pouvoirs publics qui serait l’œuvre de la classe ouvrière et aurait pour but d’instaurer son hégémonie. Ce sont les modalités qu’il a cherché à définir et à adapter. Cette quête ne témoigne pas de la volonté de conquérir l’Etat par le seul investissement électoral, mais de celle de relativiser ou d’exclure deux facteurs constants que les nouveaux rapports de forces ont rendus inadéquats ou caducs: a.) le facteur militaire; b.) le facteur volontariste.
Après le tournant du siècle, les données changent fondamentalement: la guerre russo-japonaise semble reposer dans des termes nouveaux toute la problématique d’Engels. De ses innovations stratégiques, Lénine ne retient que la méthode réaliste. Pour sa part, il réaffirme l’actualité de la révolution, le rôle de la violence armée. Le langage de Lénine est dès lors celui de Marx et d’Engels en 1848, celui de la stratégie de la force armée. Il ne tarde pas à donner de la Commune de Paris une réinterprétation venant à l’appui de la leçon tirée de 1905: pour prendre le pouvoir, il faut conjuguer la grève politique de masse à l’insurrection armée [21].
Toutefois, ce renversement total des perspectives ou ce retour aux sources ne postule pas une causalité réciproque entre guerre et révolution. La défaite de l’absolutisme russe est considérée comme un ferment révolutionnaire, ou plus précisément comme un fait historique susceptible d’influer sur le déclenchement, le déroulement et les résultats de la révolution. Mais la guerre russo-japonaise, malgré son rôle «objectivement révolutionnaire», lui apparaît plutôt comme un «signe de la faiblesse des classes révolutionnaires russes» qui, sans elle, «n’étaient pas en mesure de se soulever»[22]; il ne cherche pas à se livrer à des déductions théoriques, pas plus qu’à universaliser l’expérience russe.
Le problème reste pourtant posé. En 1908, Otto Bauer a formulé les données nouvelles fondées sur l’analyse «du développement impérialiste des grands Etats capitalistes». «Aujourd’hui, bien sûr il faut dans la critique du militarisme rendre compte d’autres considérations que de celles qu’a formulées Friedrich Engels… Si, dans des conditions totalement modifiées, la lutte pour la paix est l’une de nos tâches les plus importantes, cette lutte ne peut être menée que comme une partie de notre lutte contre l’impérialisme et non pas dans le style larmoyant à la Suttner ou à la Tolstoï qui convient mal au parti de la lutte implacable, et dans la pleine conscience du fait que la guerre, qui n’est aujourd’hui qu’un moyen d’oppression impérialiste, peut redevenir un moyen de libération prolétarienne.»[23]
Ces analyses n’affectent que peu ou pas du tout les débats qui ont rebondi dans l’Internationale à partir de 1904, dont la trame reste la dichotomie guerre-paix et qui continuent d’être centrés sur la recherche d’une stratégie préventive [24]. Ces discussions et ces divergences, Lénine les a suivies de près aux congrès de l’Internationale et dans les réunions du B.S.I. auxquels il a régulièrement assisté de 1907 à 1911. Mais il ne se départit pas de son rôle d’observateur, se bornant à constater en 1908 qu’aucun socialiste ne met en doute la collusion du militarisme et du capitalisme. Il ajoute cependant que «la reconnaissance de ce lien ne suffit pas à déterminer concrètement la tactique antimilitariste des socialistes, ne résout pas la question pratique de savoir comment lutter contre la folie du militarisme et comment faire obstacle aux guerres. C’est dans la réponse à ces questions que l’on peut constater de grandes divergences entre les socialistes.»[25]
En fait, Lénine ne porte que peu d’intérêt au problème de la définition des moyens préventifs, qui pourtant alimente les tensions entre les deux grands de l’Internationale, les socialistes allemands et français. C’est pour lui un problème purement tactique [26], subordonné à une conjoncture donnée, qu’il est donc impossible et inutile de résoudre d’avance. Il n’entre pas dans la lice, il garde le silence aussi bien dans ses écrits que dans les réunions du B.S.I. Ainsi ne trouve-t-on pas trace d’une intervention quelconque de Lénine hors de la séance tumultueuse à huis clos convoquée en toute hâte à Zurich le 23 septembre 1911 et motivée par l’ampleur de la crise marocaine [27]. Ce silence ne facilite pas la tâche de l’historien, mais il est en lui-même éloquent.
Pour les militants de son parti, Lénine est plus disert, il ne cache pas ses opinions: son aversion pour les multiples suggestions de Vaillant [28] qu’il considère comme un naïf, son rejet catégorique de la motion présentée conjointement au congrès de Copenhague par Vaillant et Keir Hardie sur le recours à la grève générale pour empêcher la guerre, son mépris pour la tactique insurrectionnelle de Hervé qu’il qualifie d’aventurisme et d’«imbécillité héroïque». Il prend aussi ses distances par rapport à la tactique du pire de l’extrême gauche allemande (Radek), qui considère qu’à l’époque de l’impérialisme les «convulsions de la guerre» sont le chemin le plus court vers la révolution. Il s’agit surtout pour lui de définir les principes d’une stratégie qui tienne compte des nouvelles données dans la corrélation guerre-révolution, à la lumière de l’expérience de 1905.
Il la condensera dans l’amendement qu’il présente en 1907 au congrès de Stuttgart avec Rosa Luxemburg et Martov, et qui n’a pas pour seul objectif «d’empêcher qu’une guerre n’éclate, mais d’utiliser la crise provoquée par la guerre pour accélérer la chute de la bourgeoisie», pour citer ses propres termes [29]. S’agit-il d’une nouvelle acuité dans la manière de poser le problème guerre-révolution? La guerre ouvrirait-elle de nouvelles perspectives révolutionnaires, ou bien Lénine tente-t-il de formuler l’alternative en cas d’échec de la stratégie préventive, la guerre étant considérée comme une éventualité et non comme une nécessité? Et, devant cette éventualité, il cherche à fixer la position de principe et la méthode révolutionnaire de la social-démocratie, à la préparer à tirer parti des crises et des tournants «historiques, objectivement mûrs» qui font naître une révolution et peuvent se présenter sous la forme d’une guerre.
Cet amendement édulcoré à cause des craintes de Bebel a été traduit dans des formes juridiquement inattaquables, mais par là même ambiguës. Il faudra attendre septembre 1914 pour que Lénine en donne une interprétation catégorique, à la lumière du fait accompli [30]. Quoique son principe ait été adopté par l’Internationale, cette alternative n’a pratiquement pas été approfondie après 1907, ni sur le plan politique ni sur le plan théorique. Elle n’est pas même abordée dans l’ouvrage de Kautsky paru en 1909, Le Chemin du pouvoir, qui introduit un second moment dans les débats sur la corrélation guerre-révolution. Lénine s’est pourtant référé à maintes reprises à cet ouvrage qu’il considérait comme «l’exposé des tâches de notre époque le plus complet», l’élaboration la plus profonde sur «les liens entre guerre et révolution» qui exprimait «l’opinion incontestable de tous les sociaux-démocrates révolutionnaires».[31]
Il n’y a pas lieu d’aborder ici un aspect non dénué d’importance, la manière dont Lénine a interprété au cours de la guerre ce texte de celui qu’il qualifie de «la plus grande autorité de la IIe Internationale», ni d’essayer d’en déduire qu’il souscrivait intégralement à cette analyse lors de sa parution. Il importe plutôt de tracer les grandes lignes de ce nouveau type de solution, de la problématique kautskienne [32]. Devant le développement de l’impérialisme et de ses contradictions, Kautsky prévoit l’avènement d’une nouvelle ère de révolutions et de guerres; il dégage de cette prévision des types de solution fondamentalement différents de ceux d’Engels. Le chemin parcouru par le prolétariat depuis la fin du XIXe siècle, l’extension qu’il a prise et sa radicalisation permettent «d’envisager une guerre plus calme […], une issue avec plus de confiance», et de n’y plus voir uniquement un grand malheur pour le mouvement ouvrier comme le faisait Engels [33].
Kautsky n’exclut pas l’éventualité d’une révolution provoquée par la guerre, soumise selon lui à des formes déterminées. Il dégage trois variantes possibles: 1° la plus faible des deux nations belligérantes peut se voir contrainte de mettre tout le poids du soutien populaire dans la balance et par conséquent de céder le pouvoir à «la classe la plus intrépide et la plus énergique, c’est-à-dire le prolétariat»; 2° l’écrasement d’une armée et sa conséquence, la conscience de la vanité du sacrifice consenti, peuvent produire un soulèvement populaire suivi d’une prise du pouvoir dont le but serait de mettre fin à une guerre «désastreuse et sans but»; 3° une paix honteuse peut aussi provoquer un soulèvement général «qui unit l’armée et le peuple contre le gouvernement»[34].
Dans les trois éventualités, quel peut être le moment propice au déclenchement de la révolution? Kautsky donne à cette question une réponse catégorique: «Nous pouvons affirmer avec la plus entière certitude que la révolution qui doit résulter d’une guerre éclatera ou bien au cours de celle-ci, ou bien immédiatement après», pronostic que Lénine ne cessera de monter en épingle en 1914-1915. Mais cette formule de Kautsky est aussi une réponse indirecte et allusive à l’un des thèmes de la propagande de l’époque: celui d’une révolution comme réponse socialiste immédiate au déclenchement d’une guerre. En effet, toute analyse sérieuse excluait cette hypothèse pour des raisons que devait donner Trotsky quelques semaines après le début de la première conflagration mondiale. «Aussitôt la mobilisation annoncée, la social-démocratie se trouve confrontée avec la force au pouvoir concentrée qui se base sur un puissant appareil militaire prêt à renverser, avec l’aide de tous les partis et institutions bourgeois, tous les obstacles se trouvant sur son chemin.»[35]
Lénine, qui, dans la fougue de la polémique, réfute cette assertion, aboutit à des conclusions similaires lorsqu’il analyse en 1922 l’expérience qui vient de s’achever. Il déclare alors: «Il est impossible de “répondre ” à la guerre par la révolution au sens littéral, le plus simple de ces expressions.»[36]
Mais l’essentiel du développement théorique de Kautsky ne réside pas dans la dialectique guerre-révolution. Elle n’est pour lui qu’une éventualité parmi beaucoup d’autres, qui s’inscrit plutôt dans le domaine des spéculations. Car la polémologie ne repose pas pour lui sur des bases scientifiques et, par conséquent, miser sur une guerre relève de l’aventurisme. Il est d’ailleurs incertain que l’hypothèse d’une révolution provoquée par la guerre se réalise. La vitalité, la durée et l’ampleur d’une révolution qui procède d’une guerre sont problématiques. La stratégie socialiste doit par conséquent se fonder sur des analyses scientifiques et sur des certitudes. Seule une révolution issue de l’aggravation des antagonismes de classes est une nécessité absolue, inscrite dans les lois du développement du capitalisme [37], mise à l’ordre du jour par l’extension des contradictions de l’impérialisme. Kautsky n’exclut pas, cependant, la perspective d’une guerre européenne, qui, hors la révolution, reste la seule issue pour les classes dominantes. Or la force croissante du prolétariat fait reculer tous les gouvernements devant cette éventualité, qui aurait pris corps depuis longtemps «si la révolution n’était pas rendue plus imminente par la guerre que par la paix armée».
Les problèmes ainsi soulevés par Kautsky ont rencontré divers échos. On relèvera simplement deux types de réactions dont on retrouve les éléments dans les réflexions, les analyses et les élaborations ultérieures de Lénine. Ainsi une remise en question des certitudes de Kautsky est-elle formulée en janvier 1913 dans la correspondance d’Otto Bauer: «La peur devant la puissance de l’Etat est beaucoup trop grande pour qu’une révolution soit possible tant que cette puissance n’a pas elle-même été ébranlée par la guerre et que le peuple n’a pas l’expérience immédiate des conséquences de la guerre.»[38] A la même époque, dans un bref chapitre intitulé La guerre et la révolution, Charles Rappoport émet un point de vue radicalement différent, venant cette fois étayer les thèses de Kautsky. Pour lui, qui reste en cette période d’accalmie quasiment le seul à être sensible aux menaces qui se dessinent, la conflagration s’avère moins comme un générateur de révolution que comme une entreprise contre-révolutionnaire consciente, «un barrage artificiel en face de la marée socialiste qui monte».[39] Lénine a-t-il pris note de ces réflexions, les a-t-il incorporées dans une analyse différemment structurée sans s’y référer explicitement?
II
Il est difficile de démêler le réseau des influences qui se sont exercées sur Lénine sans rétrécir ou trop élargir le commentaire. De même, on s’engagerait sur une voie secondaire en dissertant des limites du «kautskysme» de Lénine, ou de sa parenté avec le «marxisme de la IIe Internationale» dont il est resté tributaire avant 1914. Ne faudrait-il pas plutôt parler de mêmes interrogations historiques qui se sont présentées aux théoriciens marxistes avant 1914, et reposer la problématique dans les termes propres à Lénine, qui ne sont ni l’équation guerre = révolution, ni l’alternative guerre ou révolution, guerre ou paix? Autrement dit, situer la médiation léninienne dans ses rapports avec les vicissitudes des événements, dans le contexte du devenir historique qui la commande, et la comprendre dans le processus de ses modifications ou de ses ruptures.
Cela pose d’emblée deux questions essentielles et controversées qu’on pourrait résumer ainsi: 1° Lénine a-t-il déjà achevé sa construction théorique avant 1914 et, sans énoncer ses thèses, postulé les nouvelles perspectives révolutionnaires qu’ouvrirait une guerre impérialiste? L’a-t-il calculée dans ses projets stratégiques de sorte que la conflagration européenne n’a fait que confirmer ses prévisions, concrétiser ses desseins et précipiter la réalisation de ses objectifs? 2° Ou bien a-t-il dégagé une nouvelle problématique de la corrélation guerre-révolution et des conclusions politiques pour l’action dans les conditions et à la base de la réalité, c’est-à-dire d’un type de guerre inédit qui a mis en lumière des contradictions et des tendances souterraines de l’impérialisme et soulevé un ensemble de problèmes théoriques et politiques nouveaux? L’édifice léniniste a-t-il acquis alors sa physionomie spécifique aussi bien sur le plan théorique que dans ses applications dans la sphère idéologique, dans la déduction politique et dans son corollaire stratégique?
La difficulté à trancher n’est pas uniquement d’ordre méthodologique; elle est aussi inscrite dans le caractère des sources, des écrits de Lénine, et dans la nature du décryptage que son discours exige.
On pourrait ouvrir ici une parenthèse, sans pour autant engager un débat sur les exigences, les critères d’une démarche que Marcuse a appelée «la double lecture»[40]. Les problèmes que soulèvent les écrits de Lénine se rapportant au sujet traité ici ne diffèrent pas quant au fond de ceux que présente en général l’analyse de ses textes. A ceci près que, dans la période antérieure à 1914, la corrélation guerre-révolution n’a donné lieu qu’à des textes sporadiques en réaction ponctuelle aux impératifs de l’actualité (même si Lénine s’est étendu sur l’analyse de la guerre russo-japonaise ou s’il a dégagé en 1912-1913, à la lumière des implications de la politique extérieure tsariste dans les crises balkaniques, la fonction de révolution que peut remplir une guère nationale dans l’immaturité des conditions sociales); lors de la convulsion mondiale, en revanche, toute son œuvre se nourrit à cette problématique. On y retrouve les traits caractéristiques du style de Lénine qu’ont déjà partiellement mis en évidence les études linguistiques:
1° Ses écrits de guerre sont placés sous le signe d’une polémique constante, tenace, truffée d’une vision accablante de la pratique de la IIe Internationale. Ecrits projectifs où passé et futur sont consciemment confondus dans un discours qui tient compte en premier lieu des impératifs de l’action dans le présent.
2° Ecrits de combat, ils sont constamment brouillés par les exigences d’une pédagogie révolutionnaire et par celles des manœuvres tactiques qui dérivent de la règle d’or de Lénine formulée ainsi par Lozovsky: «Il ne faut jamais lâcher l’initiative […], la meilleure façon de se défendre, c’est d’attaquer.»[41] Ainsi le slogan «transformer la guerre impérialiste en guère civile» n’a pas les mêmes implications en 1914, dans le contexte «du désespoir et de la démoralisation» du monde socialiste qui n’a pas épargné les bolcheviks, et en octobre 1915, lorsque les données se sont modifiées et que l’état-major léniniste vient de découvrir, selon les termes de Zinoviev, «la perspective d’une guerre révolutionnaire en Russie»[42]. Qu’il s’agisse seulement de réaffirmer vigoureusement les principes, un credo de base, ou d’énoncer le même mot d’ordre en tant que slogan mobilisateur, Lénine a recours aux mêmes moyens, aux mêmes constructions «dont le fondement est la répétition sous ses aspects les plus divers et à des degrés les plus divers».[43] Par conséquent, la fréquence des thèmes atteste d’un accent, d’une permanence dans la sphère idéologique qui peut en même temps être un piège pour l’interprétation du système des mots d’ordre lancés en tant qu’expression d’une stratégie globale.
3° Dans ses écrits de combat, de circonstance, la réflexion théorique est disséminée, souvent dissimulée dans des formules au sens concret et actuel[44]. Comme l’a fait remarquer Boukharine, Lénine, homme d’action, n’a «pu énoncer ses thèses théoriques sous une forme concentrée» et ne le voulait pas non plus, mû qu’il était par «une compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique». Or c’est pendant la guerre que Lénine se livre à un travail théorique d’une intensité accrue, ce dont témoignent ses Cahiers philosophiques. Mais ce n’est pas sous cet angle que se situe alors l’élaboration de son ouvrage capital sur l’impérialisme conçu dans l’optique définie ainsi par Boukharine: «Un des traits les plus caractéristiques était de voir le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique.»[45]
C’est à travers ce filtre qu’il faut passer tous ses écrits de guerre pour faire la part de la didactique révolutionnaire et de l’orientation, de l’articulation et de la structure d’une stratégie, ce qui suppose une connaissance désormais acquise du contexte, de l’événementiel comme préalable indispensable [46].
III
Pour tenter de répondre aux deux questions qui se posent, on doit prendre comme point de départ l’examen de la thématique fondamentale qui ordonne le champ et détermine le cours de la réflexion de Lénine – l’interprétation différentielle qu’il donne du caractère «concret, historique» de la guerre de 1914, définie comme impérialiste («une guerre de l’époque du capitalisme développé, l’époque de la fin du capitalisme»), en distinguant deux aspects: a.) la fonction; b.) la place et le rôle de cette conflagration dans le processus de la révolution socialiste. Ces deux aspects interfèrent à maint niveau sans pour autant se confondre.
Le 28 septembre (11 octobre) 1914, Lénine formule ainsi «la véritable signification de la guerre» impérialiste: une guerre de conquêtes, de luttes pour la suprématie entre les grandes puissances mondiales, destinée à «ruiner la nation concurrente et piller ses richesses». Il reviendra à maintes reprises sur ce fragment de définition. En revanche, il sera peu disert sur le second volet, développé en détail dans cet article de 1914: la fonction de contre-révolution assumée par cette guerre pour barrer la route à une révolution, ou plus précisément à un développement de la crise révolutionnaire qui se dessine surtout en Allemagne et en Russie, et sauver ainsi l’hégémonie de la bourgeoisie. Cette fonction consiste à: 1° «détourner l’attention des masses laborieuses des crises politiques intérieures» et arrêter le processus de radicalisation dans les pays où la situation est prérévolutionnaire; 2° «diviser les ouvriers, décimer leur avant-garde» et porter un coup décisif au mouvement ouvrier international [47].
Plus particulièrement en Russie, le mouvement révolutionnaire a de nouveau pris de vastes proportions; les grèves politiques, les barricades dressées à Petrograd en juillet 1914 par les ouvriers sont l’expression de cette révolution menaçante que la guerre est destinée à écraser. Bref, la guerre a retardé la chute du tsarisme qui était imminente, la bourgeoisie alliée aux hobereaux a ainsi prêté main-forte à l’autocratie dans sa lutte contre tous les mouvements démocratiques et causé un préjudice immense au mouvement ouvrier [48]. C’est dans ce contexte que la trahison que Lénine stigmatise chez les dirigeants de la IIe Internationale prend ses véritables dimensions. La faillite ne consiste pas en une incapacité à arrêter la guerre ou à y répondre par la révolution, ni même en un arrêt de toute activité militante, mais dans ce qu’il considère comme un revirement, le soutien de cette entreprise contre-révolutionnaire par une insertion dans l’Union sacrée.
Si l’ampleur de l’effondrement de l’Internationale ainsi que l’échéance soudaine de la conflagration européenne ont surpris Lénine, il n’en est pas de même pour la guerre en tant que réalisation d’une éventualité. Dès 1911, il est conscient de cette probabilité, mais ses calculs stratégiques sont fondés sur une certitude: l’imminence de la révolution. Là, il reste encore largement tributaire de l’éclairage que projette le radicalisme officiel de la social-démocratie allemande sur le degré de conscience et de préparation au combat du mouvement ouvrier qui serait capable de contrebalancer les tendances belliqueuses et d’obtenir le sursis nécessaire à l’accomplissement de la révolution. Il fait siens l’analyse et les pronostics de Kautsky qui décèle en 1908 l’avènement d’une troisième époque dans le développement du combat socialiste: «Une période de troubles révolutionnaires est ouverte, une nouvelle ère de révolutions approche. Les contradictions de classes ne s’atténuent pas mais s’exacerbent, le coût de la vie augmente, les rivalités impérialistes se donnent libre cours, le militarisme fait rage.»[49]
Lénine s’y réfère souvent, mais dans une perspective fondamentalement différente de celle que Kautsky formule sous le terme de «stratégie de l’usure». Il rejoint les conclusions de la gauche allemande: la course aux armements, le danger de guerre et leur poids économique et social accentuent la radicalisation des masses et mettent la révolution à l’ordre du jour, non seulement en tant qu’orientation mais en tant que possibilité à brève échéance [50]. Lénine adopte donc la «stratégie du renversement», celle d’une offensive active dans la perspective d’une révolution à court terme, particulièrement imminente en Russie. «La deuxième révolution semblait proche, mais la conflagration européenne en arrêta brusquement le développement»[51], écrira Zinoviev dix ans plus tard. La guerre apparaît donc comme une défaite du socialisme doublée d’un échec, l’effondrement de l’Internationale, et comme une victoire remportée par le nationalisme bourgeois. Ce moment historiquement transitoire, qui, pour Lénine, s’inscrit en lui-même dans le mouvement profond qu’est la révolution, ne change rien aux données, mais modifie considérablement les délais et les modalités. «Dans leur marche vers leur révolution mondiale, les ouvriers ne peuvent éviter maintes défaites et erreurs, maints échecs et faiblesses, mais ils marchent vers la révolution.»[52]
Le problème est alors de savoir comment surmonter cette défaite, faire sortir le socialisme international d’un profond désarroi, remonter le courant, être prêt à laisser passer le raz de marée nationaliste et définir la ligne d’action qui rétablira la marche de la révolution mondiale. La conclusion de l’article biographique de Lénine sur Marx, en novembre 1914, n’est-elle pas avant tout une explication indirecte de la position qui sera la sienne? Parlant de l’attitude de Marx au lendemain de la chute de la Commune de Paris, Lénine écrit: «La défaite du mouvement révolutionnaire dans cette situation comme dans nombre d’autres fut, à la lumière du matérialisme dialectique de Marx, un mal moindre du point de vue de la marche générale et de l’issue de la lutte prolétarienne que ne l’eût été l’abandon de la position occupée, la capitulation sans combat: une telle capitulation aurait démoralisé le prolétariat, miné sa combativité.»[53]
Les leçons que la guerre permet de tirer dans l’immédiat déterminent également ses objectifs à court terme. Elle introduit une ligne de démarcation nette entre opportunisme et marxisme révolutionnaire, elle dévoile les conséquences de l’absolutisation de la légalité et du fétichisme parlementaire, elle confirme la justesse de la stratégie de l’avant-garde révolutionnaire; bref, elle rend nécessaire et possible un nouveau regroupement des marxistes révolutionnaires dans une IIIe Internationale, un «rapprochement (d’abord idéologique et ensuite, le moment venu, sur le terrain de l’organisation) des hommes capables en ces jours difficiles de défendre l’internationalisme socialiste par des actes».[54] Cette idée a été formulée pour la première fois en novembre 1914.
La guerre, considérée jusque-là comme une variable, est devenue le creuset où se déterminent toutes les modulations du projet révolutionnaire. La place initiale de l’accent sur sa signification comme entreprise contre-révolutionnaire est dans une grande mesure conditionnée par le pronostic commun à tous les contemporains, celui d’une guerre courte. Or, à la fin de 1914, Lénine constate que «la guerre traîne en longueur et continue à prendre de l’extension».[55] Par conséquent, les perspectives changent en même temps que se fait jour la conviction que cette première guerre de l’âge industriel n’a pas rempli la fonction qui lui était assignée. Elle n’est pas parvenue à briser le rythme de la révolution; au contraire, elle l’a accéléré. Dès lors, Lénine met l’accent sur le second aspect: le rôle et la place de la guerre européenne qu’il définit comme une crise historique très profonde. Comme toute crise, elle exacerbe les contradictions fondamentales qu’elle révèle au grand jour et qui font mûrir les conditions objectives de la crise révolutionnaire.[56] Cet aspect situe Lénine dans le devenir historique qu’il cherche à infléchir, forme la trame des efforts qu’il entreprend pour incorporer les données et les phénomènes nouveaux dans la théorie et pour préciser les objectifs à moyen et long terme. Boukharine, proche collaborateur de Lénine pendant l’émigration en Suisse, présente les deux volets d’une radiographie de l’anatomie du capitalisme monopolistique révélée par la guerre: a) les tendances à une concentration accrue et au monopole absolu, qui se précisent et trouvent leur expression dans le phénomène du capitalisme d’Etat et «la désagrégation, la désorganisation du mécanisme capitaliste» qu’il entraîne; b) le commencement de la «période de l’effondrement des rapports capitalistes […] dont l’apparition est déterminée par la collision formidable des organismes capitalistes, de leurs guerres, qui ne sont qu’une forme particulière de leur concurrence».[57] Cette rivalité armée – une étape nécessaire du point de vue économique et social – accentue les contradictions du capitalisme des monopoles, essence de l’impérialisme, dont le système colonial représente une partie organique; elle met aussi en marche des forces historiques nouvelles, celles qui subissent la domination coloniale. L’analyse et l’appréciation du processus général «constituent un nouveau chaînon de la théorie». Comme l’a fait remarquer Lukacs: «La théorie de l’impérialisme est chez Lénine beaucoup moins une théorie de la genèse économique nécessaire et de ses limites économiques […] que la théorie des forces de classe concrètes que l’impérialisme déchaîne et rend opérantes, la théorie de la situation mondiale concrète qui a été créée par l’impérialisme.»[58] Cette nouvelle constellation des forces affermit la conviction de Lénine quant à l’imminence de la révolution et situe sa corrélation avec la guerre dans une autre perspective, dichotomique cette fois.
Mais on ne peut expliquer, déchiffrer le sens des fluctuations, voire des contradictions, de son pronostic à travers le seul prisme des approfondissements conceptuels, même si l’on postule avec Lukacs que Lénine a su «relier concrètement et complètement la théorie économique de l’impérialisme à tous les problèmes concrets de l’actualité et faire du contenu de l’économie dans cette nouvelle phase le fil directeur de toutes les actions concrètes dans le monde ainsi organisé».[59]
Ainsi Lénine déclare-t-il en septembre 1914: «Dans tous les pays avancés, la guerre met à l’ordre du jour la révolution socialiste»; mais il ajoute: «Dans un laps de temps plus ou moins rapproché.»[60] Il sort de cette prudence en juillet 1915 dans sa polémique avec Trotsky: «La révolution à l’occasion de cette guerre est possible»[61], idée qu’on rencontre fréquemment dans ses écrits.
Or, en mars 1916, il écrit à Henriette Roland Holst à propos de la nécessité qu’elle avance de formuler un programme de la révolution socialiste: «On n’en a pas besoin maintenant… Ce n’est qu’au cas où la révolution sera imminente à coup sûr que cette nécessité se fera ressentir.»[62] Non seulement il ne surestime pas les chances d’une révolution en Europe, mais en janvier 1917, lors de sa célèbre conférence s’adressant aux jeunesses socialistes suisses, il déclare de surcroît: «Nous ne verrons peut-être pas, nous autres vieux, les combats décisifs de cette future révolution.»[63]
Et pourtant, la révolution de Février ne le prend pas à l’improviste. S’il entreprend immédiatement d’organiser son retour, ses mobiles ne sont pas seulement la leçon de 1905 et le désir d’éviter un nouveau retard de six mois. En fait, l’alternative faisait partie de ses calculs stratégiques, s’inscrivait dans le cadre des perspectives du développement historique possible qu’il avait dégagées; le parallèle s’impose avec les «Thèses d’avril», c’est-à-dire le programme qu’il assigne à cette révolution, qui n’ont pas été une improvisation, mais le produit, ou la synthèse, de ses investigations en quête d’horizons philosophiques nouveaux, des recherches théoriques qu’il a entreprises après sa rupture avec le marxisme de la IIe Internationale dès le déclenchement de la guerre et qu’il a poursuivies dans les bibliothèques de Suisse à l’abri des vicissitudes de la conflagration. [64] La concrétisation de sa théorie ne réside pas dans ses pronostics, mais dans sa stratégie, qui se présente comme un ensemble structuré en évolution et en devenir.
Une étude de son postulat fondamental qui se résume dans le mot d’ordre «transformer la guerre impérialiste en guerre civile» condense toute sa nouvelle thématique, permet non seulement de suivre les étapes de son raisonnement, le mûrissement du projet, mais aussi la structuration de sa stratégie, du devenir historique à la réalisation du possible. Que signifie donc le mot d’ordre stratégique qu’il définit lui-même ainsi: «La révolution en temps de guerre, c’est la guerre civile», s’il est évident pour lui qu’on ne peut «fabriquer une guerre civile à partir d’une guerre impérialiste», pas plus qu’on ne saurait «fabriquer» une révolution?[65]
Le devenir historique
A son origine, le slogan ne désigne pas pour Lénine un impératif immédiat, mais exprime la reconnaissance du caractère fondamental de toute l’époque: l’actualité de la révolution. Il ne se réfère pas à la conjoncture concrète du moment, mais cherche à ouvrir une perspective historique, à définir une méthode, une ligne d’action et de démarcation à long terme: «Comment le prolétariat socialiste doit lutter à l’époque de l’impérialisme.»[66] Son essence ne réside ni dans les délais ni dans la possibilité d’une réalisation lors de cette guerre précise, mais dans le fait que «la destruction du capitalisme n’est pas possible sans une ou plusieurs guerres civiles acharnées.»[67] La guerre fait désormais partie des facteurs permanents, comme le précise Zinoviev en août 1915: «La question qui se pose pour nous est beaucoup plus vaste que celle de la conduite à tenir durant les quelques mois qui restent à attendre jusqu’à la fin de la première guerre impérialiste mondiale. La question pour nous est celle de toute une époque de guerres impérialistes.»[68]
De l’espoir au possible
C’est à partir de 1915 que ce slogan commence à traduire ce qui était espoir à long terme dans un projet global éventuellement réalisable dans l’immédiat, formulé par Lénine comme «une politique préconisant et préparant les actions révolutionnaires au cours de la guerre contre son propre gouvernement.»[69] Le mot d’ordre est concrétisé dans le «défaitisme»: la lutte contre son propre gouvernement ne doit pas s’arrêter devant l’éventualité d’une défaite précipitée par l’agitation révolutionnaire.[70] «L’ennemi principal est dans son propre pays», selon les termes de Karl Liebknecht à la même époque [71]. Quels sont les éléments nouveaux qui permettent de faire du mot d’ordre un objectif à court terme et d’en modifier la portée? 1° La série d’insuccès et de revers militaires essuyés par les gouvernements; 2° la guerre «qui se prolonge et s’aggrave a changé la situation objective, a créé un terrain favorable à la propagande révolutionnaire. Ces deux faits doivent entraîner une croissance, dans les masses, de la déception et du mécontentement, peuvent créer un état d’esprit de révolte susceptible à un certain degré de son développement de se muer avec une rapidité fulgurante en action.»[72] Dès lors, la révolution prolétarienne, «dissimulée dans les entrailles de la guerre, croît et se nourrit de la guerre».[73] «D’après la règle nietzschéenne», selon Boukharine, il faut, pour la faire éclater, «soutenir tous les éléments qui désagrègent [les Etats], y compris le séparatisme colonial et national, toutes les forces de destruction qui affaiblissent la puissance colossale de l’Etat, engin le plus formidable de la bourgeoisie».[74]
L’alternative des possibles
Il n’y a pas chez Lénine de «vision quasi prophétique de l’avenir»; sa stratégie s’appuie sur une prévision théorique qui n’est ni une spéculation, ni une extrapolation, ni une certitude, mais un calcul des probabilités fondé sur une alternative. Car, contrairement à ce qu’affirme l’historien anglais John Keep, la cohérence remarquable de Lénine ne réside pas dans le fait qu’«il modifie rarement ses idées à la lumière de l’expérience»[75], mais dans sa quête pour la perception «du développement de tout l’ensemble des moments de la réalité».[76] Sa dialectique n’est pas celle de la totalité des catégories abstraites retranchée des réalités sociales, mais celle de la totalité concrète qui tient compte de toutes les tendances présentes dans chaque situation donnée. Comme le dit Rosenberg paraphrasant Korsch: «Lénine était en fait, en théorie comme en pratique, un empirique absolu; il n’hésitait jamais à modifier sa doctrine à la lumière des faits nouveaux.» Sa rigueur n’est pas rigidité mais évaluation de toutes les variantes du possible pour être prêt à toute éventualité. La critique faite par Lénine de la brochure de Junius (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie) illustre particulièrement bien son type de raisonnement: la révolution est inévitable, mais sa réalisation à brève échéance est seulement possible. Car les issues probables de la guerre sont soit une révolution socialiste, soit une paix impérialiste. Cela n’exclut pas une troisième éventualité, improbable mais non impossible: la transformation de la guerre impérialiste en guerre nationale en Europe, si elle débouche sur l’«asservissement d’Etats nationaux viables» et si les puissances impérialistes hors d’Europe (Japon et Etats-Unis) se maintiennent.[77] Toutefois, la stratégie que Lénine élabore à partir de 1915 s’articule sur une alternative: a) un rythme rapide de développement révolutionnaire qui se concrétise à l’issue de la guerre dans une explosion dont l’épicentre se situera dans le pays vaincu, évincé du nombre des grandes puissances, où par conséquent les contradictions s’exacerberont, produisant une radicalisation fulgurante; b) ou, à long terme, une crise prolongée qui peut s’approfondir si la guerre débouche sur une paix impérialiste (les classes dominantes sont capables de trouver une issue à la crise), mais ce ne sera qu’un répit qui rendra inévitables de nouvelles guerres ou de nouvelles crises révolutionnaires.
C’est sur le terrain de la corrélation guerre-révolution et l’alternative que Lénine précise le concept de crise révolutionnaire et lui confère un statut théorique. La guerre, destinée à mettre un terme à la crise révolutionnaire, l’a au contraire approfondie et a révélé ses trois indices principaux. [78] Or, si la révolution postule une situation révolutionnaire, toute situation révolutionnaire ne débouche pas obligatoirement sur la révolution. Ainsi, en juin 1915, il acquiert la certitude que la situation est révolutionnaire «dans la plupart des pays avancés et des grandes puissances d’Europe». Aboutira-t-elle à une révolution? La réponse de Lénine est catégorique: «Nous l’ignorons et nul ne peut le savoir.»[79] Car les facteurs objectifs ne suffisent pas au déclenchement du processus, qui exige l’intervention d’un facteur subjectif pour que le possible passe dans le réel: l’avant-garde révolutionnaire.
Le choix dans l’alternative
Le rôle d’avant-garde révolutionnaire de la minorité agissante ne consiste pas à fomenter une révolution, mais à fournir la réponse à des alternatives créées par une situation concrète, à saisir l’occasion propice pour rendre conscient le mouvement inconscient de l’histoire et en prendre la direction. Or, en février 1917, la guerre mondiale porte la crise révolutionnaire en Russie à un paroxysme qui exige ce type de décision.[80]
Dès lors, les oscillations perdent leur raison d’être et Lénine devient catégorique aussi bien dans ses pronostics que dans la concrétisation du projet global. «La guerre commencée par les gouvernements des capitalistes ne peut être terminée que par une révolution ouvrière»[81], car «la guerre a donné une impulsion à l’histoire qui avance désormais à la vitesse d’une locomotive». La corrélation guerre-révolution est inversée: de facteur, la guerre devient un instrument dans la tactique de la révolution. La problématique change de termes, se fonde désormais sur la corrélation révolution socialiste-paix impérialiste.
Mais l’originalité de Lénine, exprimée dans le mot d’ordre initial et dont l’édification s’achève à l’issue de la guerre, ne réside pas seulement dans sa structuration, où le facteur guerre sert de pivot, dans son élasticité en ce qui concerne les modalités et la durée, mais aussi dans son orientation, dans ses dimensions spatiales. Elle n’est plus centrée sur la seule Russie. La guerre a modifié la vision tout autant que les données, dévoilant le système mondial de l’impérialisme, l’enchevêtrement des liens et des rapports de l’édifice capitaliste. Il s’agit désormais d’une stratégie de la révolution mondiale. En mai 1917, Lénine déclare, catégorique: «La révolution ouvrière grandit dans le monde entier. Certes, dans les autres pays, elle sera plus difficile [qu’en Russie]… Nous devons préparer cette révolution, la faciliter.»[82] Dans le cadre de l’analyse de l’impérialisme, la révolution en Russie, maillon le plus faible dans la chaîne, acquiert un rôle qui la situe au point nodal du processus historique: c’est un catalyseur de la révolution mondiale dont la base opérationnelle sera le champ d’action initial. Et l’un des corollaires de ce schéma général est la transformation immédiate de la révolution démocratique-bourgeoise en Russie en révolution socialiste.
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* Paru dans la Revue française de sciences politiques, n° 2, 1971; repris dans l’historien et le mouvement social (pp. 237-266), Ed. Maspero, 1980. Georges Haupt est né le 18 janvier 1928 à Satu Mare (Roumanie). Il a été déporté à Auschwitz en 1944. Directeur de la section d’histoire moderne et contemporaine de l’Académie des sciences de Roumanie de 1953 à 1958. Il quitte la Roumanie pour la France en 1958. Membre du comité de rédaction du Mouvement social depuis 1962 et des Cahiers du monde russe et soviétique depuis 1963. Membre du conseil d’administration de la Société d’études jaurasiennes depuis 1967. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales depuis 1969. Il est mort à Rome le 14 mars 1978.
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Notes
[1] V. I. Lénine, Œuvres, Ed. sociales, Paris, Ed. en langues étrangères, Moscou, t. 24, 1958, p. 407 («Guerre et révolution»).
[2] Adam A. Ulam, Lenin and the Bolsheviks, Collins, Londres, 1969, p. 391, 394 et 402.
[3] Cf. Fritz Klein, «Lenin über Krieg und Revolution», Studien über die Revolution, Akademie Verlag, Berlin, 1969, p. 342-357.
[4] A. Lozovsky, Le Grand Stratège de la guerre de classes, Librairie du travail, Paris, 1924, p. 31.
[5] Lénine résume d’ailleurs ainsi sa démarche: «L’exigence de la science marxiste […] veut que l’on se tienne toujours dans le domaine du concret; ce serait une erreur que d’étendre l’appréciation de la guerre actuelle à toutes les guerres possibles sous l’impérialisme, d’oublier les mouvements nationaux […] qui peuvent se produire contre l’impérialisme… C’est un principe fondamental de la dialectique marxiste que tous les points de démarcation dans la nature et dans la société sont conventionnels et mobiles.» (Lénine et Zinoviev, Contre le courant, Bureau d’éditions, de diffusion et de publicité, Paris, s.d. [réimpression en fac-similé, Maspero, Paris, 1970], vol. II., p. 157).
[6] Sur ce débat, voir Milorad Drachkovitch Les socialismes français et allemand et le problème de la guerre 1870-1914, Droz, Genève, 1953, 385 p.
[7] Lénine, Polnoe, 5e éd., t. 15, p. 176.
[8] Lénine, Œuvres, t. 24, p. 432-433.
[9] Ibid., t. 21, p. 309.
[10] Ibid.
[11]Ibid., t. 24, p. 409.
[12] Les notes de lecture de Lénine sur Clausewitz ont été publiées dans Leninskij sbornik, t. XII, 1930, p. 387-452; cf., de même, l’importante étude de Werner Hahlweg publiée dans Archiv für Kulturgeschichte 36, 1954; ainsi que le résumé de John Keep, «Lenin as Tactician», p. 139-140, dans Leonard Schapiro et Peter Reddaway, éd., Lenin: The Man, the Theorist, the Leader. A reappraisal, Pall Mall Press, Londres, 1967.
[13] Lénine, Œuvres, t. 24, p. 408 et 599.
[14] Il effectue cette analyse en 1905; cf. Fritz Klein, art. cité, p. 350.
[15] Cf. Protokoll des Internationalen Arbeiter-Kongresses zu Paris, Abgehalten vom 14-20 Juli 1889 ; Nuremberg, 1890, p. 119 et s.
[16] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 94.
[17] Elle continue d’ailleurs à faire l’objet de divergences d’interprétation parmi les historiens, comme le prouvent les intéressants rapports présentés par Hans-Joseph Steinberg et Heinrich Gemkow au colloque pour le cent-
cinquantième anniversaire d’Engels qui a eu lieu en mai 1970 à Wuppertal. Cf. Friedrich Engels 1820-1970, Referte, Diskussionen, Dokumente, Hanovre, 1971, p. 99-106 et 115-126 (Schriftreihe der Forschungsinstituts der Friedrich-Ebert Stiftung, Bd 85).
[18] Préface de Trotsky à Friedrich Engels, «Notes sur la guerre de 1870-1871», parue en traduction française dans la revue Que faire?, n°3, juin 1970, p. 9.
[19] Voir à ce sujet E. Molnar, La Politique d’alliance du marxisme (1848-1889), Akademia, Budapest, 1967, p. 347 et s.
[20] Ainsi, en mars 1889, Lafargue, spéculant sur les difficultés que rencontrerait Boulanger une fois au pouvoir, émit-il l’hypothèse d’une guerre à laquelle la Russie pousserait la France. Et, prenant l’exemple de 1871, il pronostiquait, plein d’optimisme: «La déclaration de la guerre ouvrira peut-être l’ère révolutionnaire; la guerre, c’est la nation armée. A Paris et dans beaucoup de villes, il y aura des troubles et des tentatives d’organisation de gouvernement révolutionnaire.» Engels répliqua sans retard: «La guerre, c’est pour moi l’éventualité la plus terrible», elle conduira «à une suppression forcée et inévitable de notre mouvement», surtout celui de l’Allemagne, qui serait «terrassé, écrasé, éteint par la force, tandis que la paix nous donne la victoire presque certaine. Et la France ne pourra faire une révolution pendant cette guerre sans jeter sa seule alliée, la Russie, dans les bras de Bismarck et se voir écrasée par une coalition» (Correspondance entre Engels et Paul et Laura Lafargue, vol. II, Ed. sociales, Paris, 1956, p. 224-226).
[21] Voir à ce sujet Alexander Fischer, «Lenin und die Technik des bewaffeten Aufstandes in der russischen Revolution von 1905», Wehrwissenschaftliche Rundschau, 7, 1966, p. 386-404.
[22] Certes, son analyse et son appréciation de la guerre de 1904-1905, qu’il assimile à une guerre coloniale de la part de la Russie, sont nettement plus complexes et mériteraient une étude en soi. Ainsi: «La guerre d’un pays avancé avec un pays arriéré a joué une fois de plus, comme il arrive maintes fois dans l’histoire, un grand rôle révolutionnaire accomplie par la bourgeoisie japonaise victorieuse de l’autocratie»; et Lénine souligne «le grand rôle révolutionnaire de la guerre historique à laquelle l’ouvrier russe participe malgré lui» (Œuvres, t. 8, p. 45-48).
[23] Heinrich Weber (pseudonyme d’Otto Bauer), «Nationale und Internationale Gesichtspunkte in der auswärtigen Politik», Der Kampf, n°2, 1908-1909, p. 538.
[24] Cf. Georges Haupt, Le congrès manqué: l’Internationale à la veille de la première guerre mondiale, Maspero, Paris, 1965, p. 15 et s.
[25] Lénine, Socinenie, t. 15, p. 170.
[26] Voir l’étude de M. I. Psedeckij, «Voprosy vojny i militarizma na Kopenhagenskom kongresse II. Internacionala (1910)», Novaja i nvejsaja Istorija, n°2, 1962, p. 63-79.
[27] Nous traiterons en détail de cet épisode, resté inconnu, dans le recueil de documents en préparation, Bureau socialiste international: comptes rendus, manifestes, circulaires, vol. II, 1907-1914.
[28] Pour les suggestions de Vaillant sur la tactique à adopter contre la guerre, envoyées sous forme de circulaires à tous les délégués du B.S.I. par son secrétaire, et par conséquent reçues par Lénine, alors délégué du P.O.S.D.R. au B.S.I., cf. Bureau socialiste international…, vol. I, 1900-1907, Mouton, Paris, p. 175 et s.
[29] Sur les circonstances de l’élaboration de cette motion, voir G. Zinoviev, Der Krieg und die Krise des Sozialismus, Vienne, 1924, p. 619; ainsi que Olga Hess Gankin et H. H. Fisher, The Bolsheviks and the World War. The Origin of the Third International, Stanford University Press, Standford (Calif.), 1940, p. 55-65.
[30] Voir par exemple Lénine, Œuvres, t. 21, p. 186.
[31] Ibid., p. 90-94 et 323.
[32] Nous utilisons la récente réédition française du Chemin du pouvoir, présentée par Victor Fay (Anthropos, Paris, 1969, 212 p.), où manque le sous-titre donné par Kautsky: Politische Betrachtungen über das Hineinwaschen in die Revolution (Observations politiques sur le passage progressif à la révolution). Sur les circonstances de la parution de cet ouvrage, les déboires avec le comité directeur du S.P.D., cf. Ursula Ratz, «Briefe zum Erscheinen von Karl Kautsky’s Weg zur Macht», International Review of Social History, n°3, 1967. Plusieurs documents publiés par Ursula Ratz ont été repris dans l’annexe de l’édition française du Chemin du pouvoir.
[33] Kautsky, Le Chemin du pouvoir, op. cit., p. 162-163.
[34] Ibid., p. 25-26.
[35] L. Trotsky, Der Krieg und die Internationale, Zurich, 1914, p. 41-42.
[36] Lénine, Œuvres, t. 33, p. 461. Dans les mêmes notes préparées pour la délégation soviétique à la conférence de La Haye, il va encore plus loin: «Il faut expliquer la situation réelle, combien grand est le mystère dont la naissance de la guerre est entourée, et combien l’organisation ordinaire des ouvriers, même si elle s’intitule révolutionnaire, est impuissante devant une guerre véritablement imminente. Il faut encore et encore expliquer aux gens, de la façon la plus concrète, comment les choses se sont passées pendant la dernière guerre et pourquoi il ne pouvait en être autrement.»
[37] Kautsky, Le Chemin du pouvoir, op. cit., p. 27.
[38] Cité d’après Julius Braunthal, Otto Bauer, eine Auswahl aus seinem Lebenswerk, Vienne, 1961, p. 23
[39] Charles Rappoport, La Révolution sociale, Qullet, Paris, 1913, p. 490-491.
[40] Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique: essai d’analyse critique, Gallimard, Idées, Paris, 1963, 383 p.
[41] A Lozovksy, op. cit., p. 17 et 27.
[42] Voir la préface de Zinoviev au recueil Contre le courant, op. cit., p. 11-12.
[43] Cf. le recueil Sprache und Stil Lenins, Karl Hanser Verlag, Munich, 1970, p. 126-127 (notamment l’étude de Boris Kasanki, «Lenins Sprache. Versuch einer Analyse der Rhetorik»).
[44] Ibid., p. 167 (Boris Tomaschewski, «Die Konstruktion der These»).
[45] Nicolas Boukharine, Lénine marxiste, Maspero, Dossiers Partisans, Paris, 1966, p. 18.
[46] Cette connaissance est aujourd’hui facilitée grâce à plusieurs publications importantes: en premier lieu, l’édition de documents entreprise par Horst Lademacher, Die Zimmerwalder Bewegung, Protokolle und Korrespondenz, Mouton, Paris-La Haye, 1967, 2 vol. Il faut mentionner également l’ouvrage de J. G. Temkine, V. I. Lenin i mezdunarodnaja sociademokratija (1914-1917), Nauka, Moscou, 1968; ainsi que la monographie d’Albert E. Senn, Russian Emigration in Switzerland during the War.
[47] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 21-23.
[48] Ibid., p. 21-25.
[49] Kautsky, Le Chemin du pouvoir; cité d’après Lénine, Œuvres, t. 21, p. 145.
[50] Lénine a suivi de près le débat Ermattungs-(usure) et Niederwerfungs- (renversement) strategie et s’est prononcé pour la seconde. Cf. Lenin v bor’be za revoljucionnyj Internacional, Nauka, Moscou, 1970, p. 167-170.
[51] G. Zinoviev, Lénine notre maître, Librairie de l’Humanité, Paris, 1924, p. 19.
[52] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 128.
[53] Ibid., p. 74
[54] Ibid., p. 95.
[55] Ibid., p. 237.
[56] Ibid., p. 95 et 159. Cette crise révolutionnaire a-t-elle été la conséquence de la guerre ou bien la conflagration ne l’a-t-elle rendue que plus aiguë? Lukacs, interprétant Lénine, donne la réponse suivante: «La guerre ne crée donc pas une situation absolument nouvelle, ni pour un pays ni pour une classe à l’intérieur d’une nation. Son apport nouveau consiste simplement à transformer qualitativement l’intensification quantitative extraordinaire de tous les problèmes, et c’est en cela, et uniquement par cela, qu’elle crée une situation nouvelle» (G. Lukacs, Lénine, E.D.I., Paris, 1965, p. 82).
[57] N. Boukharine, op. cit., p. 14.
[58] G. Lukacs, op. cit., p. 71. Pour une analyse de la problématique léniniste, voir l’étude de Christian Palloix, «La Question de l’impérialisme chez V. I. Lénine et Rosa Luxemburg», L’Homme et la Société, n°15, 1970, p. 104-128.
[59] G. Lukacs, op. cit., p. 68.
[60] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 27
[61] Ibid., p. 285.
[62] H. Lademacher, Die Zimmerwalder Bewegung…, op. cit., vol. II, p. 498.
[63] Lénine, Œuvres, t. 23, p. 277.
[64] Etudiant les sources méthodologiques du tournant théorique entrepris par Lénine pendant la guerre, Michael Lowy voit dans la dialectique révolutionnaire que Lénine approfondit sur la base de Hegel, le lieu géométrique de la rupture «avec le marxisme de la IIe Internationale et dans une certaine mesure avec sa propre conscience philosophique d’antan». Cf. Michael Lowy, «De la grande logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd», L’Homme et la Société, n°15, 1970, p. 255-268. Raya Dunayevskaya a entrepris la même démarche et est parvenue aux mêmes conclusions, dans «The Shock of Recognition and the Philosophic Ambivalence of Lenin», Telos, n°5, 1970, p. 44-55.
[65] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 284-286.
[66] Il est intéressant de noter que la première réaction de Lénine, en septembre 1914, a été de craindre qu’à la suite de l’effondrement de l’Internationale l’initiative soit perdue par les marxistes au bénéfice des anarcho-syndicalistes. Il écrivait notamment: «Pour que la faillite de l’Internationale actuelle (1889-1914) ne soit pas la faillite du socialisme, pour que les masses ne se détournent pas, pour éviter l’hégémonie de l’anarchisme et du syndicalisme (aussi honteuse qu’en France), il faut regarder la vérité en face» (Ibid., p. 17).
[67] Ibid., p. 34.
[68] Contre le courant, op. cit., t. I, p. 136.
[69] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 281.
[70] Ibid., p. 162.
[71] Il serait intéressant de comparer la position de Lénine à celle de Karl Liebknecht. Voir à ce propos Karl Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution, Maspero, Paris, 1970, 270 p.
[72] Lénine, Œuvres, t. 21, p. 294.
[73] Contre le courant, op. cit., t. II, p. 165.
[74] N. Boukharine, op. cit., p. 23.
[75] John Keep, art. cité, p. 138.
[76] Arthur Rosenberg, Histoire du bolchevisme, nouvelle éd., Grasset, Paris, 1967, p. 149.
[77] Contre le courant, op. cit., t. II, p. 158. Mentionnons également l’édition qui contient aussi bien la traduction française de la brochure de Junius (Rosa Luxemburg) que celle de la critique de Lénine: La Crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles, 1970.
[78] Voir Lénine, Œuvres, t. 21, p. 217-219.
[79] Ibid.
[80] C’est cet exemple que Lukacs évoque dans son analyse du rôle de l’avant-garde révolutionnaire, dans son article «Lenin und die Fragen der Uebergangsperiode», republié dans Goethepreis 70, Georg Lukacs, Luchterhand, Neuwied-Berlin, 1970, p. 72 et s.
[81] Lénine, Œuvres, t. 24, p. 430.
[82] Ibid., p. 427-431.
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